Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
De la Chine : A l’est rien de nouveau seraient tentés de dire certains ; sept décennies de crainte d’une invasion soviétique ont fait place à la peur de la domination chinoise. Il y a bien longtemps que Napoléon, y compris par l’entremise du livre d’Alain Peyrefitte, nous avait prévenus. La Chine s’est éveillée et, avant Trump, Obama avait commencé à en tirer quelques conséquences quant à la réorientation stratégique des Etats-Unis.
Mike Pompeo, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, estime, sans les montrer, détenir des preuves immenses (sic) du fait que le virus serait issu d’un laboratoire de Wuhan. Même si le secrétaire d’Etat ne va pas jusqu’à affirmer qu’il s’agit d’une création volontaire, a priori, la méfiance s’impose ; le souvenir de Colin Powell, à la tribune des Nations unies, brandissant une pitoyable fiole comme preuve de la possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein, qui se sont révélées in fine plus chimériques que chimiques, est encore dans toutes les mémoires. Mais bien des choses ont changé depuis 2003. Aux Etats-Unis, l’épisode a laissé des traces et les services, échaudés, n’entendent plus se laisser instrumentaliser aussi facilement ; c’était déjà vrai sous l’administration précédente, ce l’est plus encore semble-il sous celle-ci, avec qui depuis la campagne électorale et le début du mandat marqués par les affaires russes, les rapports sont compliqués. Il y eut déjà, sur les affaires moyen-orientales notamment, des fuites contredisant les assertions présidentielles, et les certitudes de Pompeo sont fragilisées par un système de renseignement, plus prudent, laissant filtrer jeudi dernier, qu’il s’efforçait de déterminer l’origine de l’épidémie, sans exclure ni privilégier a priori aucune hypothèse.
Mais Xi Jinping n’est pas Saddam Hussein et la nouvelle équation chinoise change la donne. Pékin estime, sans doute plus à tort qu’à raison, qu’avec le Covid, l’heure est venue de jeter les masques (sans jeu de mots) et de se servir d’une prétendue gestion sans faute de la crise, chez elle et à l’extérieur, pour affirmer la supériorité du modèle chinois et sa vocation à se répandre à la surface de la planète.
Cette volonté hégémonique, qui n’a plus rien d’une métaphore mais compte s’incarner rapidement, inquiète d’autant plus, que s’appuyant sur des performances qui restent en partie à démontrer, elle promeut un modèle totalitaire violemment rejeté par une partie de la planète.
Déjà, certains pays africains, il y a peu, sensibles aux marques d’amitiés de l’Empire du Milieu, mais aussi l’Australie ou la Suède, commencent à prendre leurs distances. La classe politique américaine, dans une vision transpartisane, – qu’il convient de noter du fait de la période électorale et du caractère clivant du trumpisme – retrouve les réflexes de la guerre froide en ressuscitant l’esprit d’un « containment » à la Georges Kennan vis-à-vis des menées invasives de Pékin. Flairant, au-delà du danger systémique dénoncé par l’Union européenne, le risque de supplantation et d’inversion du barycentre de la planète, le sénateur du Texas, Ted Cruz, déclarait récemment que la Chine constitue « la menace géopolitique la plus importante pour les Etats-Unis pour le siècle à venir ». Mais Xi Jinping a-t-il si bien choisi son moment ? Déjà, pour autant qu’elles puissent se faire entendre, certaines voix chinoises mettent en garde contre les réactions souveraines occidentales dans un contexte où la Chine est loin de posséder une supériorité absolue. Stabilité du monde ou stabilité de la Chine, tel pourrait être un des dilemmes à venir.
Le Covid sonne toujours deux fois : dans une lettre ouverte, Houellebecq nous avait prévenus ; demain ressemblera à aujourd’hui, peut-être en légèrement pire. L’application numérique « Stop covid » que nous étions invités à installer, sur la base du volontariat, sur nos téléphones portables, techniquement non aboutie et porteuse de nombreuses interrogations éthiques et juridiques, a disparu, au moins jusqu’au 1er juin, du paysage. Elle devrait, selon les derniers projets en date, être provisoirement remplacée par des moyens humains moins coercitifs et surtout moins intrusifs.
Mais le virus chinois, après nous avoir touchés au sens biologique, a récidivé au sens politique cette fois, sous la forme proprement sidérante d’un label gouvernemental validant les données déclarées fiables.
« Désinfox Covid » prétend faire le départ, pour les lecteurs que nous sommes, entre les informations « avec garantie du gouvernement » et les autres. La Chine de Xi Jinping aurait-elle, au-delà de ce qu’elle imagine, gagné la bataille du soft power au point de nous convaincre des bienfaits de sa conception des médias ? Des articles des grands titres nationaux – non prévenus et agacés par le procédé – se déroulent ainsi sur l’application, sans hiérarchie ni commentaires, mais dûment certifiés par le S.I.G.. Quelques esprits persifleurs se sont demandés si la communication gouvernementale des premières semaines sur les masques aurait passé ce filtre sans problèmes. L’enfer est pavé de bonnes intentions et il est clair que des rubriques fantaisistes ou malintentionnées peuvent créer de nombreux dégâts. Mais en brouillant les frontières entre communication officielle et information, le procédé ne peut qu’intensifier une méfiance qui ne demande qu’à s’aviver, et se révéler au final contre-productif. Sans entrer dans un débat général sur le rôle des médias au sein des démocraties et ses dérives, qui dépasse le cadre de cette chronique, il resterait néanmoins à s’interroger sur ce qui – pour certaines d’entre elles au moins – suscite cette floraison de fausses nouvelles. Ne faudrait-il pas chercher, en plus des causes habituelles et bien connues, celles se rapportant à la domination sans partages de médias « main stream », mélangeant informations – ou omissions – et commentaires plus ou moins conformes à la doxa dominante, irritant ainsi plus que nécessaire un public moins minoritaire que l’on pourrait penser, en quête d’une plus grande diversification éditoriale. Un bref survol de la presse nationale et régionale des années d’après-guerre suffit vite à se rendre compte de la profusion et de la diversité de tendances de titres aujourd’hui disparus.
Un livre ? Au vu des thèmes traités, n’hésitons pas à relire Alexis de Tocqueville (1805-1859), philosophe politique, ministre des Affaires étrangères en 1849, précurseur de la sociologie moderne. Héritier d’une vieille famille de la noblesse normande – affiliée à de prestigieuses lignées (Saint Louis, Malesherbes, Chateaubriand, Le Pelletier de Rosambo) – il personnifie la pensée politique libérale française, même si son apport dans le domaine économique, certes plus modeste, est souvent ignoré. Trop démocrate aux yeux des royalistes, trop aristocrate pour les républicains de son temps, celui qui se définissait comme « un libéral au sens nouveau » ne fit pas école ; il prît trop souvent ses contemporains à contre-pied pour se construire une postérité de son vivant et à sa mort, ses idées, étouffées par le socialisme naissant, n’étaient plus en vogue. De la Démocratie en Amérique publié en 1835 et 1840 lui valût tous les honneurs dont une entrée à l’Académie française à 36 ans ; paru en 1856, L’ancien Régime et la Révolution parachève sa dimension d’analyste affûté de la société de son temps. Après une longue période d’indifférence relative, trop souvent cité pour que sa vision complexe soit, en dehors d’un cercle restreint et toujours renouvelé de spécialistes, réellement et largement connue, il fut tiré du désintérêt par Raymond Aron et François Furet. Il faut certes, comme pour tous les penseurs, séparer ce qui est le fruit des contemporanéités, des visions pérennes, plus intemporelles, issues d’une réflexion sur l’histoire longue. On garde ainsi le visionnaire de la rivalité à venir entre les Etats-Unis et la Russie qui préfigure celle en cours d’aboutissement aujourd’hui entre Washington et Pékin. Mais il y aussi, qui résonne comme en écho à ce que nous vivons, des propos d’une étonnante acuité sur l’Islam, sur les terreaux de ce que nous nommons aujourd’hui les populismes, sur l’infantilisation des citoyens et leur propension à renoncer à leurs libertés au profit d’une plus grande égalité, sur la dégénérescence des démocraties en despotismes mous ou la genèse des totalitarismes.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial