Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Les politologues savent, au moins depuis le Second Empire, qu’il est très difficile à un régime autoritaire de se libéraliser à moitié. La nature humaine est ainsi faite qu’elle exige assez rapidement que l’évolution démocratique aille jusqu’au bout. Il en va de même avec ce demi-déconfinement ; les beaux jours et quelques incohérences des autorités aidant, la semi-liberté devient vite génératrice d’incoercibles frustrations qui poussent, contre toute prudence, à faire sauter les digues. Les Franciliens souhaitent s’affranchir de la limite des 100 km pour rallier des zones plus touristiques ; d’autres se demandent pourquoi le métro est ouvert mais pas les jardins municipaux ni les parcs des châteaux, ou pourquoi les plages sont-elles fréquentables en dynamique et pas en statique etc. Espérer le meilleur mais se préparer au pire ; le gouvernement est dans une logique de prudence mais quelle ligne pourra-t-il tenir lors de la prochaine étape ? Deux semaines après le 11 mai, les indicateurs sont certes assez stables, les quelques foyers répertoriés circonscrits, et on dénombre, semble-t-il, peu de véritables nouveaux cas mais le taux d’immunisation collective, pour autant qu’on puisse le mesurer avec précision, serait très faible (aux alentours de 5 %) et le pire ne peut être exclu.
Hydroxychloroquine : fin de partie ? Un ministre suisse le soulignait récemment :
en matière de recherche médicale, il faut aller aussi vite que possible et aussi lentement que nécessaire. Toute démarche scientifique demande du temps.
Cela transforme en gageure l’identification d’un traitement contre un virus dangereux, en pleine expansion pandémique. Suite à une série d’essais sans résultats significatifs, une étude publiée le 22 mai par la revue médicale The Lancet semble porter le coup de grâce au traitement préconisé à l’IHU de Marseille, par Didier Raoult. Menée par Mandeep Mehra de la Harvard Medical School, elle révèle des risques accrus de décès d’origine cardiaque du fait de la prise d’hydroxychloroquine, associée ou non à des antibiotiques. Bien que portant sur l’examen a posteriori du nombre impressionnant de 96 000 dossiers de patients, il est important de souligner qu’elle reste une étude observationnelle, purement statistique, qui n’entre pas dans la catégorie des essais randomisés, ni même en double aveugle, seuls garants d’une rigueur scientifique inattaquable. Circonstances obligent, l’OMS, désormais prompte à araser toute aspérité pouvant offrir prise aux critiques, suspend ses autorisations d’expérimentations portant sur la molécule de la discorde. De son côté, le professeur Raoult réfute la validité d’une publication fondée sur des données non fiables, issues d’une collecte dans le big data. On peut donc supposer que cette controverse française, qui ne cesse d’étonner nos voisins européens – laissons de côté Donald Trump qui prétend ingérer quotidiennement de la chloroquine à titre préventif – perdurera un certain temps, conjuguant aspects médicaux, idéologiques et territoriaux dans un mélange insolite dont l’hexagone détient le secret.
De tout un peu : faute d’autres possibilités et du fait de la situation dramatique dans laquelle elle se trouve, un engouement aussi sympathique qu’impressionnant est apparu pour la consommation de la culture – à ne pas confondre avec le divertissement – sur internet. Le cinéma d’abord avec ses grands classiques et ses nouveautés – notons la diffusion du 25 au 31 mai sur Arte de la Palme d’or 2009 de Cannes, « Le Ruban blanc », de Mickael Haneke – suivi de l’Opéra, la salle Favart et d’autres lieux prestigieux. La Comédie française avec son site « La Comédie Continue » a ressorti quelques pépites et nous a permis de nous régaler presque quotidiennement d’une kyrielle de Feydeau, Musset, Molière et autres Goldoni, souvent dans des mises en scène d’anthologie. Plus inattendu mais on ne peut que s’en réjouir, ce sont maintenant les musées – dont le Louvre avec 10 millions de visiteurs parmi lesquels nombre d’Américains – qui connaissent un véritable assaut de fréquentation en ligne. Tout autre est le jugement que l’on peut porter sur le comportement consternant de ces deux équipes strasbourgeoises de football – désormais imitées dans d’autres quartiers – qui n’ont rien trouvé de mieux, pour dissiper leur ennui, que de risquer de créer un nouveau « cluster » en organisant, devant quatre cents spectateurs agglutinés, un match illégal dans un stade dont ils s’étaient, on ne sait comment, ménagé l’accès. Des manifestations d’indignation légitime ont certes fusé jusqu’au sein du corps médical parisien mais il restera à expliquer comment de tels « incidents », organisés par le truchement des réseaux sociaux, ne parviennent pas à être empêchés par les services de police.
Belle formule, enfin, – mais attention aux espoirs prématurés – que celle de ce médecin français du sport estimant que le Covid-19 est un sprinter et non un marathonien ; façon de dire – et il est humain que nous souhaitions y croire – qu’après nous avoir fait courir dans tous les sens de la Haute Savoie à l’Oise et de l’Alsace à l’Ile de France pendant trois mois, l’intrus est en train de s’épuiser, les chaleurs estivales approchant.
Pour le reste, le monde – et l’Europe en particulier qui peine à dégager un consensus interne – éprouve concrètement ce que peut signifier une crise majeure en l’absence de leadership américain.
Le sujet n’est pas tant l’érosion, sans doute en partie réelle, du soft power états-unien, que l’unilatéralisme trumpien, qui a interdit dans l’adversité et face à l’activisme chinois, toute solidarité euro-atlantique. L’administration trumpienne a certes basculé dès ses débuts – certains de ses choix budgétaires initiaux en attestent – vers une forme de retour au hard power qu’est la force militaire mais le soft power, même écorné, perdure ne serait-ce que parce qu’il s’exprime par une multitude de canaux universitaires, industriels et culturels, souvent privés ou décentralisés qui échappent à l’emprise présidentielle. D’autant qu’un smart power, sorte de puissance d’un troisième type, a, depuis sa théorisation il y a une quinzaine d’années, été perfectionné. Il combine pressions diplomatiques, suprématie numérique et domination juridique – dont l’extraterritorialité du droit est un élément – qui permet aussi, sans utilisation de la force armée, d’imposer dans beaucoup de situations la vision états-unienne. John Bolton il y a peu ou Mike Pompeo aujourd’hui ont montré que l’administration actuelle ne répugne pas à en faire usage.
Un livre ? Pour cette dernière chronique consacrée au coronavirus, qui a atteint nos corps physiques et sociétaux, cherchons le salutaire retour à la sérénité dans le gouvernement des hommes et celui de nous-même que seul Montaigne (1533-1592) peut nous procurer. Savoir mettre à profit l’« otium », ce temps libre propice à la méditation et au loisir studieux que le confinement a procuré, volens nolens, à nombre d’entre nous est une des leçons que le meilleur ami d’Etienne de La Boétie sut nous transmettre. Michel Eyquem de Montaigne fut comme on le sait conseiller au Parlement de Bordeaux et maire de cette ville par deux fois entre 1581 et 1585. Sa règle de vie étant de « se prêter aux autres et de ne se donner qu’à soi-même », il n’abusa pas de ses fonctions publiques. Il fut d’abord un de ces grands humanistes de la Renaissance, philosophe, moraliste, écrivain érudit et certainement le grand précurseur des sciences humaines et historiques de langue française. Mais, stoïcien ou épicurien, chrétien ou libre penseur, il fut tout aussi inclassable que son grand œuvre. Certes les Essais, édités entre 1580 et 1588, sont un ouvrage de taille et peuvent en rebuter plus d’un mais, comme le disait Nisard, « ce sont de ces livres qui commencent et finissent à toutes les pages ». Fondés sur une infatigable perspicacité mise au service d’une introspection personnelle, ils s’adressent à tous car « Chaque homme porte la forme entière, de l’humaine condition ». Toujours imités et toujours inimitables, tour à tour qualifiés de réflexion d’un maître ès sagesse, de livre de moraliste s’inspirant de citations anciennes ou d’ouvrage hérétique, mis à l’Index par le Saint Office en 1676, ils inspirèrent néanmoins Shakespeare, Pascal, Descartes, Nietzsche, Heidegger, Proust et quelques autres de même stature.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial