Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel revient pour la Revue Politique et Parlementaire sur la décision du 5 mai 2020 du tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe condamnant la pratique suivie par la Banque centrale européenne en matière d’achat obligations publiques.
Revue Politique et Parlementaire – Le 10 mai, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a évoqué le déclenchement d’une procédure de sanction contre l’Allemagne en raison de l’opposition de son tribunal constitutionnel à la politique d’achats d’obligations publiques suivie par la Banque centrale européenne (BCE). Est-ce inédit ?
Jean-Eric Schoettl – L’Allemagne serait poursuivie pour manquement à ses obligations européennes en raison de la position prise le 5 mai par son tribunal constitutionnel. L’engagement d’une telle procédure contre un pays-membre est rarissime dans le cas où le manquement réside dans la décision d’une cour suprême nationale. Pour la France, il n’a débouché que sur une condamnation, en 2018. Le manquement résidait dans le fait que le Conseil d’État, trouvant le droit européen suffisamment clair dans l’espèce traitée, avait tranché directement une affaire sans poser de question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
La décision du 5 mai du tribunal de Karlsruhe, rendue sur recours d’un professeur d’économie, est un désaveu cinglant tant de l’action conduite par la BCE dans le cadre du « quantitative easing » que de la justification que la CJUE trouve à cette action du point de vue de sa conformité aux traités. Le tribunal condamne l’une et l’autre au regard même du droit européen. La CJUE est pourtant l’interprète ultime de ce dernier….
Ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, dans la mesure où le tribunal constitutionnel allemand a, depuis longtemps et à diverses reprises, exprimé sa défiance à l’égard de la construction européenne, qu’il s’agisse de souveraineté financière nationale ou de sauvegarde des droits fondamentaux. Mais ici, nous touchons à des enjeux colossaux, qu’il s’agisse des conséquences de tous ordres de la remise en cause de la politique suivie par la BCE ou de la cohérence du droit européen.
RPP – Qu’y a-t-il de déstabilisant dans la décision du tribunal de Karlsruhe ?
Jean-Eric Schoettl – Le tribunal a ordonné à ses autorités nationales de s’opposer à l’action de la BCE (y compris en revendant les 534 milliards d’euros d’obligations publiques que détient la Bundesbank au nom de la BCE et, à terme, en se retirant du capital de la BCE), faute pour la BCE de revoir (dans les trois mois) sa politique d’achat d’actifs publics. Et de la revoir dans le sens prescrit par Karlsruhe : prise en compte de l’intérêt des épargnants, des actionnaires, des banques commerciales, lutte contre l’inflation et, plus généralement, observation scrupuleuse du principe de « proportionnalité », selon lequel le contenu et la forme de l’action de l’Union ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités.
Pour le tribunal constitutionnel allemand, le quantitative easing fait en effet la part trop belle au sauvetage des Etats affectés par la crise des dettes souveraines, négligeant les objectifs de la politique monétaire fixés par les traités et le statut de la BCE. Le tribunal reproche à la BCE de ne pas concilier les différents impératifs devant guider la politique monétaire : « La BCE n’a pas équilibré les objectifs de la politique monétaire et les effets économiques produits par son programme. Elle a ainsi outrepassé son mandat ».
Jugeant que la BCE outrepasse les limites de son mandat, le tribunal constitutionnel allemand s’estime habilité à mettre le holà à ses dérives, puisque la CJUE a négligé de le faire.
Ce jugement, si peu commenté qu’il ait été dans les médias grand public, est un des évènements les plus importants et les plus préoccupants de la période que nous traversons.
RPP – La décision du 5 mai peut-elle être regardée comme le diktat d’un ordolibéralisme à visage judiciaire ?
Jean-Eric Schoettl –Le tribunal de Karlsruhe largue une bombe atomique sur l’Europe au moment où celle-ci, déjà déchirée par ses contradictions internes, chancelle sous la morsure du coronavirus. Les effets de la décision du 5 mai sont potentiellement dramatiques sur la reprise économique, comme sur la cohésion de l’Eurozone au sortir de la crise sanitaire.
La décision hypothèque le financement des actions de soutien et de relance des économies nationales par la monétarisation des dettes publiques, qui est, il est vrai, un repoussoir absolu non seulement pour les juges de Karlsruhe, mais encore pour beaucoup d’Allemands. Même si elle précise qu’elle ne concerne pas les actions entreprises par la BCE face au coronavirus, la décision du 5 mai s’applique a fortiori à ces actions dès lors que la BCE, comme c’est souhaitable, assouplit encore son programme de rachat d’actifs publics, en faisant sauter certains verrous respectés depuis 2015 (plafonnement des achats au tiers de la dette publique de chaque pays membre et prorata du capital des banques centrales).
La décision du 5 mai exprime en outre une conception très égocentriquement allemande de l’euro, qui revient à faire de celui-ci un nouveau deutschemark, présentant la solidité de l’ancien, sans en avoir les inconvénients en termes de compétitivité. Cet égocentrisme, qui se traduit par un refus de toute solidarité entre Etats excédentaires et déficitaires, au travers de la monétarisation des dettes publiques, ou au travers des eurobonds, est évidemment inacceptable pour les Etats membres du sud déjà moins performants et plus endettés que leurs voisins du nord et qui ont un besoin plus vital que jamais du quantitative easing.
RPP – La décision du 5 mai appelle-t-elle des observations sur un plan strictement juridique ?
Jean-Eric Schoettl –On mesure aussi, avec ce jugement, jusqu’où peut aller le gouvernement des juges lorsqu’ils sont saisis par l’hubris et qu’ils disposent des prérogatives d’une cour constitutionnelle.
En l’espèce, le Verfassungsgericht fait pleuvoir de multiples injonctions sur les pouvoirs publics allemands, sur les administrations allemandes, sur la Bundesbank et sur l’ensemble des cours et tribunaux allemands, particulièrement dans leurs relations avec la BCE.
Le tribunal constitutionnel ne se borne pas à trancher une question de conformité d’un acte juridique national à la Grundgesetz (Constitution), ni même à écarter le droit de l’Union pour incompatibilité avec la loi fondamentale allemande : il impose de façon comminatoire à ses organes nationaux (et, indirectement mais nécessairement, aux institutions de l’Union) une nouvelle politique monétaire, avec toutes ses incidences sur les autres Etats-membres. Cela s’appelle le gouvernement des juges.
RPP – Peut-on parler d’une rébellion du tribunal de Karlsruhe contre les institutions européennes ?
Jean-Eric Schoettl –En condamnant le quantitative easing au regard du droit européen (principe de proportionnalité), le tribunal constitutionnel allemand se substitue à l’interprète ultime de ce droit qu’est la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La substitution est ici d’autant plus éclatante que la CJUE s’est dûment prononcée en décembre 2018 dans le sens de la conformité du quantitative easing au droit européen. Et c’est cette décision de la CJUE qui est mise en pièces par la cour de Karlsruhe à la manière d’un magister très agacé et un peu pédant corrigeant la copie d’un cancre : « Dans son jugement du 11 décembre 2018, la CJUE a estimé que la décision du conseil des gouverneurs de la BCE relative au PSPP (quantitative easing) et ses actualisations successives restaient dans le champ de compétences de la BCE. Cette appréciation néglige manifestement l’importance du principe de proportionnalité (Art. 5(1) et Art. 5(4) du traité sur l’Union européenne) qui s’applique à la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres. Elle est insoutenable sur le plan méthodologique, car elle ne prend pas en compte les conséquences économiques effectives du PSPP ».
Nous sommes loin de cet aimable « dialogue des juges » que les thuriféraires des cours suprêmes nous décrivent si souvent. Nous sommes aussi, avec cette utilisation très échevelée du principe de proportionnalité, en pleine subjectivité.
On peut être à la fois un critique sourcilleux des empiètements des cours supranationales dans le domaine de compétence des Etats et, dans le cas d’espèce, déplorer l’inverse, c’est-à-dire l’incursion ébouriffante d’une cour nationale dans le fonctionnement d’une institution européenne. Et pas n’importe quelle institution, puisque, au cours des années écoulées, crise après crise, la BCE a intelligemment et efficacement joué son rôle de pompier monétaire, avec l’agilité requise dans les intempéries. Ne pas admettre dans un sens des intrusions que nous refusons dans l’autre est une question d’honnêteté intellectuelle et de logique.
Faut-il rappeler que l’Europe s’est construite par le droit et que, faute d’un interprète unique de dernier ressort, le droit européen ne s’appliquerait plus de manière uniforme, générant une inégalité entre pays membres, au détriment des plus loyaux d’entre eux ? C’est à l’éclatement de l’Union que l’on courrait si chaque juge national devait interpréter le droit européen à sa guise, en évinçant – alors même qu’il n’aurait pas dénaturé sa mission – cet organe d’harmonisation qu’est la CJUE. Et en s’autorisant, dans le même mouvement, à censurer l’action des institutions de l’Union, faisant fi du principe selon lequel les pactes entre nations doivent être honorés (pacta sunt servanda).
Cela, même les eurosceptiques ne peuvent le souhaiter. Surtout pas dans les circonstances présentes. Car comment se résoudre à ce qu’un collapsus de l’euro vienne ajouter ses effets cataclysmiques à ceux de l’effondrement économique et de la détresse sociale causés par la pandémie ?
RPP – D’aucuns trouveront exagérée cette critique du jugement du 5 mai
Jean-Eric Schoettl – Indifférence irresponsable aux conséquences de ses décisions, gouvernement des juges, conception arrogante (pour ne pas dire impérialiste) du dialogue des juges, subjectivité de la démarche et biais idéologique : le jugement du 5 mai du tribunal de Karlsruhe est un condensé de tous les excès dans lesquels peut tomber une cour suprême à la fois prisonnière de sa tour d’ivoire et dotée de pouvoirs d’injonction exorbitants. La démocratie en pâtit autant que l’intérêt général. Au-delà même, comme ici, du ressort national de cette cour.
Comment prévenir de telles dérives ? Le remède ne se trouve en tout cas pas dans une composition rigoureusement limitée à de purs juristes indépendants et savants, puisque le Verfassungsgericht en est plein. On peut au contraire penser qu’un Etat de droit est plus à l’abri de ces dérapages (sans en être totalement préservé) lorsque sa cour constitutionnelle est en partie composée, comme le Conseil constitutionnel français, de personnalités ayant une expérience concrète des affaires publiques. L’entre soi est d’ailleurs à déconseiller dans toutes les juridictions.
RPP – Ce jugement conduit-il inévitablement à une conflagration ?
Jean-Eric Schoettl – La seule lueur d’espoir est que le tribunal constitutionnel allemand se satisfasse, dans les trois mois à venir, des motifs complémentaires que la BCE lui apporterait quant à la conformité de sa politique de quantitative easing au principe de proportionnalité. Cela suppose que la BCE, sans renier le fond de sa politique, se soumette formellement aux exigences du Bundesverfassungsgericht. Celui-ci remporterait une victoire morale, mais validerait (au moins pour l’essentiel) le contenu de ladite politique et lui permettrait de se déployer dans le contexte du coronavirus. La conflagration serait ainsi évitée.
A cet égard, on peut spéculer sur le fait que le président Voβkuhle a achevé son mandat le 5 mai et qu’une minorité conséquente de ses collègues est moins portée que lui à remettre radicalement en cause le fonctionnement de l’Union européenne, comme l’ont montré les opinions dissidentes émises à propos d’une récente décision (13 février 2020) annulant, à l’aune des exigences constitutionnelles allemandes relatives au formalisme démocratique, la loi approuvant l’accord sur une juridiction unifiée du brevet. Là encore, il s’agissait d’un recours constitutionnel direct (Verfassungsbeschwerde) émanant cette fois d’un professeur de droit. Le nouveau collège pourrait hésiter à provoquer un clash définitif avec l’Union.
En sens inverse, il y a des raisons d’être pessimiste. Les Allemands risquent de s’abriter derrière ce jugement : d’une part au nom de ce constitutionnalisme qui (comme s’en félicite un penseur de la culpabilité allemande comme Habermas) leur tient lieu de patriotisme ; d’autre part, parce que ce jugement, qui exprime leur vision ordolibérale de l’économie, la vertu du Schwarz null, vient à point nommé pour justifier leur refus de toute solidarité consistante avec les pays du sud. Nul doute que, en disant, à sa façon entourloupée, que l’Allemagne ne paierait pas, le tribunal de Karlsruhe se soit rendu populaire outre-Rhin. Cette popularité s’ajoute à l’incroyable révérence de la culture allemande pour le droit et pour le juge.
Quoi qu’il en soit, nous sommes tous dans la main du tribunal de Karlsruhe. Ce n’est sain ni pour l’Allemagne, ni pour les autres pays-membres, ni pour les relations franco-allemandes. C’est un facteur d’insécurité qui s’ajoute aux autres épées de Damoclès (épidémiologique, économique, sociale, politique…) suspendues sur nos nations.
RPP – L’initiative franco-allemande du 18 mai relative à une dette commune européenne ne change-t-elle pas la donne ?
Jean-Eric Schoettl – Le projet de « dette européenne », évoqué par Emmanuel macron et Angela Merkel le 18 mai (afin de financer la relance économique après la pandémie), à supposer qu’il soit effectivement mis en œuvre (ce qui implique l’unanimité des vingt-sept Etats membres et donc, en Allemagne, le ralliement du Bundestag), ne saurait remplacer le quantitative easing.
Si on comprend bien ce projet, l’Union européenne s’endetterait à hauteur de 500 milliards d’euros et allouerait cet argent (sous forme de subventions) aux Etats, régions et secteurs les plus touchés par la crise sanitaire et ses conséquences économiques. Le moment venu, les pays membres (y compris les bénéficiaires du fonds de relance) contribueraient au remboursement de l’emprunt européen selon les clés habituelles de contribution au budget de l’Union (PIB nationaux). Les dotations des pays les plus affectés étant vraisemblablement supérieures à leur contribution, il y aurait un effet redistributif. Mais pas à hauteur de 500 milliards. Le solde final pourrait même être déficitaire pour la France…
Pour toute une série de raisons, ce dispositif aux allures ambitieuses ne serait qu’un pâle substitut du quantitative easing : il ne soulagerait pas les pays membres de leurs dettes présentes ; il impliquerait des conditions, et donc un contrôle ex ante, de type inévitablement bureaucratique, peu respectueux des souverainetés nationales ; ses incidences sur les taux d’intérêt seraient opposées à celles du quantitative easing ; last but not least, les sommes en cause (500 milliards d’euros pour la période 2021-2027) seraient très inférieures à celles mobilisées par le rachat continu d’actifs publics par la BCE.
Le soutien inattendu de la chancelière à un système de dette européenne commune pourrait n’être qu’une manière de s’opposer à la politique suivie par la BCE (comme le lui impose le tribunal de Karlsruhe), tout en manifestant un souci de solidarité. Une façon de donner le change. La dette commune ne s’ajouterait pas au quantitative easing, mais s’y substituerait. L’appui des élus conservateurs et de l’opinion publique allemande est à ce prix : il ne sera acquis à la chancelière qu’à condition de se plier aux vues du tribunal constitutionnel. Le président français semble surtout voir dans l’“initiative commune” du 18 mai un coup politique qui, dans l’immédiat, lui est personnellement profitable.
Pour les pays membres déficitaires, attention de ne pas lâcher la proie pour l’ombre !
RPP – Dans cette affaire, l’Allemagne ne joue-t-elle pas aussi son image ?
Jean-Eric Schoettl – Si la décision du 5 mai devait véritablement affecter l’action de la BCE dans le sens d’une stricte orthodoxie de la politique monétaire, ce serait une manifestation d’hégémonisme allemand qui, pour ne pas dire son nom, n’en serait pas moins flagrante. Un profond clivage Nord Sud s’ouvrirait en Europe, qui desservirait, à de multiples titres, les intérêts allemands de long terme. Il n’est pas non plus dans l’intérêt de l’Allemagne de faire de la primauté absolue de sa cour constitutionnelle sur tous les autres organes de la nation, y compris le Bundestag, le nec plus ultra de son Etat de droit (Rechtsstaatlichkeit). L’effacement de la frontière entre ordre politique et ordre juridictionnel sape les fondements de l’ordre démocratique.
Jean-Eric Schoettl
Ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel