Trois décrets du ministère de l’Intérieur publiés au Journal officiel du 4 décembre permettent d’étendre le champ des données de trois fichiers. Réaction de Marine Fleury Maître de conférences en droit public à l’Université de Picardie Jules Verne.
106 fichiers1. Ce nombre atteste de l’enjeu que présente la collecte de données par les services de l’État. Ce phénomène, qui s’est accéléré au milieu des années deux mille, est le fruit de deux évolutions concomitantes : la perception de l’utilité du fichage pour faire face à de nombreuses menaces, notamment terroriste, d’une part, la consolidation du droit de la protection des données personnelles dont la CNIL2 assure, en France, l’application d’autre part.
Le cas des fichiers de renseignement en constitue une illustration topique. Si EDVIGE, CRISTINA ou le STIC avaient focalisé l’attention, récemment ce sont trois fichiers des services de renseignement du ministère de l’Intérieur qui ont défrayé la chronique.
Par trois décrets du 2 décembre 20203, le contenu de trois fichiers utilisés par les services de police et de gendarmerie a été remodelé. Il s’agit du fichier « enquêtes administratives liées à la sécurité publique » (EASP), du fichier de la direction générale de la police nationale pour la « Prévention des atteintes à la sécurité publique » (PASP) et de son équivalent pour la direction générale de la gendarmerie nationale à savoir le fichier de « Gestion de l’information et de prévention des atteintes à la sécurité publique » (GIPASP).
Désormais, les renseignements collectés ne sont plus justifiés par la seule préservation de la sécurité publique.
La protection de la sûreté de l’État, de l’intégrité du territoire ou des institutions de la République constituent de nouvelles finalités qui justifieront le traitement des données qu’ils contiennent. Par ailleurs, les décrets accroissent le type de données recueillies. Ces données qui pourront à présent concerner outre les personnes physiques les personnes morales et porteront notamment sur l’état de santé, les opinions politiques, les convictions philosophiques ou religieuses ou syndicales… Une telle extension suppose de considérer que certaines opinions ou convictions seraient par elles-mêmes dangereuses puisque propres à identifier des individus susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique, à l’occasion de manifestations par exemple.
Plusieurs associations et syndicats ont saisi le Conseil d’État d’un référé suspension contre ces décrets lequel a rejeté, le 4 janvier dernier, l’ensemble de leurs arguments4. Pour le juge, aucun doute sérieux sur la légalité desdits décrets ne justifiait donc leur suspension.
Pourtant, une lecture attentive de la motivation de ces décisions atteste de quelques troublants constats. Le premier concerne l’examen de la légalité du nouvel article R.236-13 du code de la sécurité intérieure. Cette disposition était au cœur de la critique des requérantes. C’est elle qui étend la possibilité d’inscrire dans les fichiers des informations relatives « à des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou à une appartenance syndicale » pour les personnes dont l’activité laisserait entendre qu’elles pourraient porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État. Pourtant, le juge des référés n’a pas cru bon d’examiner le moyen sous cet angle.
En effet, à aucun moment le juge ne s’interroge sur la nécessité d’inclure les opinions parmi les données collectées par les services de police et de gendarmerie. Il déduit seulement de l’article R. 236-12 du code qu’une simple appartenance syndicale ne saurait justifier un fichage puisque seules des activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique et à la sûreté de l’État le peuvent. Autrement dit, l’appartenance syndicale ne saurait justifier en lui-même le fichage, elle ne le justifierait que lorsqu’une personne syndiquée aurait participé à une activité susceptible de porter atteinte à X.
Ce raisonnement est pour le moins troublant. Il n’exige aucune relation logique entre la participation à X et l’appartenance syndicale, l’opinion politique, la conviction philosophique qui sera portant fichée au motif de cette participation… Faut-il en déduire que la « dangerosité » de l’opinion sera présumée du fait de la participation de l’individu ayant une croyance Y à une activité X ? Ou, que désormais, les services de police et de gendarmerie devront identifier parmi les croyances identifiées celles qui attesteraient d’une certaine dangerosité ? Non sans humour, François de Saint Bonnet exprimait en ces termes une partie du problème : « prenons l’exemple de l’anarchisme. Un anarchiste peut être quelqu’un de favorable à la théorie de la propagande par le fait de Caserio (1873-1894), c’est à dire aux attentats, ou bien un simple lecteur admiratif de Proudhon. Et comme les policiers qui vont inscrire le terme anarchiste dans leur fichier n’auront peut-être pas fait un doctorat en science politique, il y a un risque réel de confusion »5.
Ensuite, la juridiction vérifie la précision avec laquelle le pouvoir réglementaire avait défini les finalités qui justifieront la collecte de ces données personnelles. Toutefois, elle ne livre encore aucun contrôle de ces définitions au regard des traitements qu’elles justifieront. Ces finalités sont énoncées à l’article R. 236-11 du code de la sécurité intérieure. S’agissant de la sécurité publique, elle vise les données relatives « aux personnes susceptibles de prendre part à des activités terroristes, de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ou d’être impliquées dans des actions de violence collectives, en particulier en milieu urbain ou à l’occasion de manifestations sportives ». Pour l’atteinte à la sûreté de l’État, il s’agit de celles « qui révèlent des activités susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts ».
Ces finalités paraissent pour le moins problématiques.
Tout d’abord, il ne fait aucun doute que les personnes susceptibles de prendre part à des activités terroristes ou d’être impliquées dans des manifestations violentes en milieu urbain constituent une menace pour la sécurité publique. En revanche, l’intensité et la gravité de ces menaces ne paraissent pas identiques. Au risque de la caricature, prévenir les risques de bagarre ou de dégradations à l’issue d’un match de foot justifie-t-il de collecter autant de données et les mêmes données que lorsqu’il s’agit de prévenir une menace terroriste ? Si ces deux finalités paraissent légitimes, pouvoir collecter les convictions philosophiques des premiers ne paraît-il pas moins nécessaire ?
Par ailleurs, ces deux définitions paraissent en partie redondantes. Les activités susceptibles de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou aux institutions ne recoupent-elles pas celles qui justifieraient de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ? En effet, la notion d’intérêts fondamentaux de la Nation, énoncée dans le préambule de la Charte de l’environnement, est notamment définie à l’article L. 410-1 du code pénal. Particulièrement extensive, elle recoupe notamment l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire, sa sécurité et la forme républicaine de ses institutions. Autrement dit, certains intérêts – la protection de l’intégrité du territoire et des institutions – ressortent tant de la protection de la sécurité publique que de la sûreté de l’État. Cette redondance pourrait sembler anodine. Elle est pourtant lourde de conséquences pour les droits des personnes fichées.
En effet, le régime d’accès aux données dépend des finalités du traitement. Ainsi, les données personnelles collectées au nom de la sûreté de l’État ne sont pas communicables aux termes de la même procédure. Depuis le 3 octobre 2015, une formation spécialisée du Conseil d’État traite en premier et dernier ressort6, les demandes relatives à ces fichiers, alors que le tribunal administratif de Paris est compétent dans les autres cas. Or, cette chambre spécialisée se détermine sur la base de pièces qui toutes ne seront pas intégralement transmises au requérant. Le Conseil d’État a aménagé, en ce cas, le principe du contradictoire afin de tenir compte des exigences inhérentes au secret de la défense nationale7. Aussi, en laissant à la discrétion des services de police et de gendarmerie le soin d’arbitrer entre une telle classification, le pouvoir réglementaire ne semble pas avoir prévenu les risques de classements arbitraires ou opportunistes de la part desdits services.
Si ces décrets cherchaient à légitimer « certaines pratiques dans l’utilisation de ce traitement et, ce faisant de les régulariser »8, cette normalisation du fait accompli aurait eu plus qu’à gagner à se nourrir d’une réflexion préalable sur la nécessité de ces pratiques au regard de leurs finalités. Le juge des référés n’a pas estimé que cette question méritait un véritable contrôle juridictionnel. Gageons que le juge saisi au fond abordera plus directement ces questions. À défaut, cette décision continuera d’alimenter de sérieux doutes sur la capacité du droit à limiter l’étrange spirale qui, depuis plusieurs années, semble poser les jalons d’une société de surveillance.
Marine Fleury
Maître de conférences en droit public à l’Université de Picardie Jules Verne
- Rapport d’information sur les fichiers mis à la disposition des forces de sécurité, enregistré le 17 octobre 2018 à l’Assemblée Nationale, n°1335. ↩
- Commission Nationale Informatique et Libertés. ↩
- Décret n° 2020-1510, 2 déc. 2020, JO 4 déc, ; décret n° 2020-1511, 2 déc. 2020, JO 4 déc ; décret n° 2020-1512, 2 déc. 2020, JO 4 déc. ↩
- Conseil d’État, 4 janvier 2021, Association via la voix du Peuple, Association Fondation Service politique et a., n°447868, 447870, 447879, 447881, 447882. ↩
- Propos recueillis par Audrey Dumain, « Fichiers de renseignements élargis : une atteinte à la liberté d’opinion ? », France Culture, le 6 janvier 2021. ↩
- L. 311-4-1 du Code de Justice Administrative. ↩
- CE, 8 février 2017, n° 396550. ↩
- CNIL, Délibération n° 2020-064 du 25 juin 2020 sur le fichier « Prévention des atteintes à la sécurité publique » (PASP) ; Délibération n° 2020-065 du 25 juin 2020 sur le fichier « Gestion de l’information et Prévention des atteintes à la sécurité publique » ; Délibération n° 2020-066 du 25 juin 2020 sur le fichier « Enquêtes administratives liées à la sécurité publique ». ↩