Nous vivons aujourd’hui connectés, presque en permanence, grâce à nos différents appareils mobiles, souvent qualifiés de « smart ». Les statistiques en témoignent d’ailleurs, l’Europe étant en tête du classement mondial de l’utilisation des réseaux sociaux, avec un taux de pénétration d’environ 80 %. Or, les études montrent que cette hyper-connexion a tendance à fragiliser nos cerveaux, qui sont soumis quotidiennement à une quantité croissante d’informations plus ou moins pertinentes, et surtout plus ou moins fiables. En effet, nos capacités cérébrales sont affaiblies par l’usage abusif des réseaux sociaux, qui renforcent, à dessein, nos biais cognitifs.
Nous pouvons analyser précisément ce phénomène grâce aux progrès de la science du comportement, qui combine les résultats de la psychologie, des neurosciences, ainsi que d’autres sciences sociales. Bien sûr, ces avancées scientifiques majeures peuvent servir à nous protéger et à améliorer les performances de notre cerveau. Mais, paradoxalement, c’est justement parce que la connaissance de la cognition humaine devient beaucoup plus fine, qu’un véritable « hacking » des cerveaux est désormais possible. Ainsi, un nouvel enjeu prend de l’ampleur : celui de la guerre cognitive. En effet, ce conflit indicible s’intensifie, en utilisant la science du comportement comme une arme.
Il faut d’emblée bien distinguer la désinformation, les techniques avancées de marketing ou d’influence, qui sont évidemment des pratiques anciennes, de la guerre cognitive qui émerge.
Le fait de vouloir influencer la pensée et les émotions d’un adversaire ou d’un client n’est évidemment pas nouveau. D’ailleurs, nous sommes généralement bien conscients que les différents acteurs des nouvelles technologies s’emploient à exploiter la vulnérabilité de nos cerveaux (notamment avec leur algorithmes) pour influencer nos comportements à des fins commerciales. Jusqu’à présent, nos sociétés de consommation ont plutôt très bien accepté ces pratiques. Nous ne sommes pas dupes et constatons également que certains États utilisent, ponctuellement ou de manière plus systématique, les médias dans une stratégie de conditionnement de l’opinion publique lors des élections ou des conflits armés. C’est ce que l’on appelle communément la désinformation, qui peut être contrée par l’usage de notre esprit critique, qui a montré sa résilience et une bonne capacité à survivre aux agressions.
Mais, les attaques cognitives dépassent, quant à elle, très largement le champ de la lutte informationnelle, et il est beaucoup plus difficile d’y faire obstacle. Si la désinformation s’attache à influencer ce que les gens pensent, la guerre des cerveaux consiste à impacter les mécanismes même de notre pensée. En effet, la cognition désigne tous les aspects de la fonction intellectuelle, y compris les aspects subconscients et émotionnels, qui déterminent la prise de décision humaine. La guerre cognitive vise le contrôle de la fonction d’arbitrage de notre cerveau, et donc la manière dont nous agissons. La finalité de cette guerre est de créer des altérations de la décision, puis des inhibitions de l’action, jusqu’au moment où l’adversaire n’a plus la capacité de réagir aux attaques.
En somme, l’objectif des agressions cognitives est de paralyser un groupe, une société, voire, à terme, une nation tout entière, en opérant une déstabilisation à grande échelle de nos cerveaux.
Alors, comment cette guerre se matérialise-t-elle ? Elle est à la fois imperceptible, car elle change de forme, voyage sur internet, et omnisciente, car elle ambitionne de s’attaquer au système tout entier. Les attaques cognitives utilisent principalement les réseaux sociaux pour exploiter les nombreuses brèches de notre cerveau. On estime actuellement que l’utilisation quotidienne moyenne par un individu des médias sociaux, en constante augmentation, est de 2 heures et demie, soit 38 jours par an. Ainsi, il n’est pas surprenant que certains essayent de façonner, voire contrôler la cognition de certains individus et peut être à terme de la société tout entière, en utilisant ces canaux. En outre, l’intelligence artificielle (« IA ») va permettre d’accentuer le phénomène en brouillant les frontières entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, entre la vérité et la tromperie. En effet, la diffusion rapide des technologies d’IA, telles que le « deepfake » et l’IA générative, facilite grandement la fabrication de mensonges très crédibles. Menées avec succès, les opérations cognitives capturent l’esprit de l’adversaire, et par conséquent ses décisions, pour favoriser les objectifs tactiques ou stratégiques de l’agresseur. Enfin, il faut noter que la guerre cognitive est susceptible de s’étendre plus rapidement dans un contexte où nos sociétés sont déjà devenues très polarisées et exposées à d’autres phénomènes déstabilisateurs comme la récente pandémie, la crise économique ou les différents conflits armés en cours.
Le président chinois Xi Jinping a souligné publiquement la volonté de son pays de développer des technologies cognitives de pointe, y compris avec l’IA, à des fins militaires. Ainsi, la Chine a mis en place une « Force de Soutien Stratégique » qui regroupe l’ensemble des capacités spatiales, cyber et d’opérations psychologiques du pays. Cette initiative entend combler le retard des Chinois sur les Américains, grâce à ce véritable commandement intégré, dédié à la guerre dans le champ cognitif. L’Armée populaire de libération a d’ailleurs reconnu le rôle important des médias sociaux dans les conflits modernes et les opérations en temps de paix. La Chine a donc officialisé ce qui s’apparente à la militarisation des médias sociaux, qui deviendra encore plus efficace avec l’utilisation de l’IA.
Par conséquent, la guerre cognitive est devenue un nouveau champ de bataille pour la Chine, aux côtés des espaces physiques et informationnels.
On se souvient, dès 2019, que le Parti communiste chinois avait décidé de limiter l’usage de TikTok aux enfants à 40 minutes par jour et l’a interdit de 22 heures et 6 heures du matin. Or, l’une des accusations des États-Unis vis-à-vis de TikTok c’est d’organiser non seulement des opérations d’influence et de manipulation de l’information, mais aussi d’être une arme cognitive de Pékin contre le public américain. En effet, les mécanismes utilisés et qui impactent nos cerveaux incluent : de courtes vidéos, le scrolling sans fin qui capture l’attention, et la répétition des contenus. Chaque cerveau devient alors un bastion à conquérir et la massification des attaques est rendue possible grâce à des canaux aux apparences anodines et ludiques, comme TikTok.
En 2023, la Maison Blanche avait ordonné aux institutions fédérales de s’assurer que TikTok disparaisse de leurs « smartphones » sous 30 jours. Puis, l’UE et le Canada s’alignèrent sur les États-Unis, la Commission européenne et le gouvernement canadien prenant des décisions similaires pour les téléphones portables de leurs fonctionnaires. De plus, le parlement danois a demandé aux députés et au personnel de supprimer cette application de leurs appareils. Enfin, l’application faisait déjà partie des applications chinoises interdites en Inde depuis 2020. Mais, il est intéressant de constater que les raisons mises en avant concernent surtout la protection des données individuelles, et pas toujours explicitement la défense de notre cognition.
Les défis posés par l’avènement de la guerre cognitive sont considérables pour les démocraties libérales, qui reposent notamment sur l’État de droit et les élections démocratiques. On peut légitimement se demander comment la jeune génération, dont le cerveau est beaucoup plus exposé aux écrans que la précédente, va être impactée par cette guerre des cerveaux ?
L’enjeu est crucial car c’est celui de garantir les fondements de la liberté de pensée du libre arbitre pour les générations futures.
Les connaissances scientifiques actuelles permettent de fournir des informations concrètes aux citoyens sur les risques associés aux plateformes numériques, ainsi que sur les meilleurs mécanismes de défense pour notre cerveau. Une défense adéquate nécessite, au minimum, la prise de conscience que la guerre cognitive existe et qu’elle est bien en cours. Cependant, la résistance nécessite également une politique globale et à long terme, pour garantir aux individus leur droit à la liberté cognitive. Gageons qu’en agissant maintenant, sur la base de données scientifiques, nos décideurs pourront construire une défense solide contre les menaces en constante évolution et qui pèsent sur notre capacité à penser et agir librement.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance
Senior Advisor chez Kingsrock