La volonté d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 confronte la France à un impératif de mutation. En effet, comme le rappelle l’OCDE, les efforts effectués en matière de transition écologique demeurent insuffisants et ne permettront pas de répondre à l’objectif fixé[1]. Ce dernier impose une profonde transformation sociétale en adaptant nos facteurs de production, notre système énergétique ou encore nos usages au quotidien. Des éléments justifiant une hausse considérable des dépenses d’investissement, estimée entre 50 et 80 milliards d’euros supplémentaires en 2030[2]. Un défi de taille à l’heure où la France et l’Union européenne sont confrontées à différents enjeux, tant à l’intérieur du territoire (délitement du tissu social, hausse des inégalités…) qu’à l’extérieur de celui-ci (guerre hors-limite, durcissement des relations internationales, dépendances matérielles et technologiques…).
Une réalité imposant une juste conciliation entre des objectifs pouvant apparaitre comme contradictoires. Il s’agit effectivement de trouver le meilleur équilibre entre le plus grand défi de notre temps, une transition écologique indispensable à notre survie et dont le cout économique et social en cas de non-action se révèlerait faramineux, poussant certains acteurs à militer pour une décroissance, et d’autres objectifs plus traditionnels, mais revêtant également une certaine importance stratégique (préservation du pouvoir d’achat, compétitivité économique, essor de l’innovation…).
A ce titre, le numérique a pu être considéré comme un facteur déterminant de cette conciliation. Son essor représente notamment un atout économique, intellectuel et social majeur également susceptible de contribuer à la transition écologique en remplaçant des usages physiques nocifs, en optimisant l’efficacité énergétique et l’allocation des ressources ou encore en contribuant à l’émergence d’innovations vertes.
Cependant, ces différents apports ne sauraient occulter une empreinte environnementale bien réelle. Le numérique représente ainsi environ 4% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial et 2,5% à l’échelon national[3]. En outre, ces émissions pourraient doubler dans le futur alors que l’impact du numérique sur les ressources abiotiques ou la consommation d’eau demeurent encore peu quantifiés.
Par conséquent, la poursuite de la transformation digitale de la France, dont le manque de numérisation couterait 0,2 point de croissance chaque année[4], doit également s’accompagner d’outils, évidemment non exhaustifs, permettant de construire une certaine sobriété numérique.
I) Quelles pistes de réflexion au niveau macro ?
La France ne dispose aujourd’hui que d’une faible prise sur l’empreinte environnementale du numérique. En effet, environ 78% de celle-ci est liée à la phase de fabrication, réalisée en quasi-totalité à l’extérieur de nos frontières. L’objectif prioritaire semble donc de bâtir des mécanismes susceptibles de contrer cet état de fait.
Il est alors pertinent de poursuivre les politiques de relocalisation et de réindustrialisation, dans l’objectif de créer des terminaux sur notre sol. Cette solution permet effectivement de réduire les émissions importées, de moins dépendre des trajectoires d’émission des autres pays et de permettre à la puissance publique d’agir plus facilement sur les normes de conception. Ce dernier point revêtant une certaine importance puisque l’influence normative extérieure, permise notamment par le « Brussels Effect[5] », se révèle plus incertaine et surtout efficace dans une perspective de long-terme.
Cependant, il est évident que la France n’est pas en mesure de relocaliser ou de créer l’ensemble des activités industrielles.
Des choix devront donc être effectués afin de déterminer au sein des chaines de valeurs quelles sont les activités répondant prioritairement à nos finalités stratégiques.
Et à ce titre, le choix de sélectionner des activités permettant de concevoir des structures numériques parait pertinent, tant pour les raisons environnementales évoquées en amont que pour renforcer les nécessaires politiques d’innovation et de numérisation. L’industrie jouant effectivement un rôle déterminant pour soutenir la recherche en transformant par exemple l’idée en produit, dont le passage en usine va lui permettre de devenir fabricable en volume et de gagner en qualité.
Or, il n’est pas contesté que le tissu économique français souffre encore d’un manque de numérisation et que les politiques d’innovation doivent encore accélérer pour répondre à différents enjeux (autonomie stratégique, économie numérique et post-digitale, innovations vertes…).
Les efforts en matière de relocalisation et de réindustrialisation peuvent donc contribuer à ces objectifs en favorisant l’essor de solutions répondant plus précisément aux spécificités de notre tissu économique.
Mais la mise en place d’une stratégie industrielle implique également de déterminer des avantages comparatifs à créer, défendre et faire connaitre pour assurer la bonne exécution des opérations de terrain. Et sur ce point, la France a des atouts à faire valoir. Il s’agit d’abord d’un pays idéal pour bâtir un numérique plus respectueux de l’environnement. En effet, selon une étude réalisée par Rexecode, l’intensité carbone de l’énergie y est deux fois plus faible que la moyenne mondiale et le facteur d’émission moyen de l’électricité française est de 57g de CO2/KWH contre 216 au niveau de l’Union Européenne, 352 au sein des États-Unis, 472 en Corée du Sud ou encore 580 en Chine[6].
Outre cette dimension environnementale, la France peut également capitaliser sur d’autres facteurs stratégiques pouvant constituer des facteurs de compétitivité hors-prix.
On peut ainsi citer un certain niveau de cybersécurité, une éthique de la donnée et les premiers résultats offerts par les différents plans nationaux liés au numérique (constitution de hubs régionaux, stratégies d’accélération…). Ces dimensions pouvant favoriser le déplacement ou la création de certaines structures numériques comme les centres de données ou les serveurs informatiques.
La réussite de ces opérations passera également par le renforcement de référentiels plus avantageux pour l’économie française et ses objectifs.
Afin de rivaliser avec une compétitivité prix souvent à l’avantage des économies émergentes, il parait essentiel de poursuivre le développement du concept de cout global de possession. Celui-ci étant défini comme « le cout global d’un bien ou d’un service tout au long de son cycle de vie ». La prise en compte des couts directs et indirects permet effectivement de faire valoir d’autres facteurs, comme la durabilité ou la proximité, et de rendre ainsi certains produits ou services plus attractifs que ceux fournis par certains pays dotés d’une main d’œuvre ou d’un cadre administratif peu onéreux. En revanche, de nombreux travaux restent à effectuer, tant au niveau des pouvoirs publics que des fédérations, pour analyser, constituer et diffuser ce type de référentiel.
Une autre piste mène également au développement de l’économie de la fonctionnalité. L’ADEME définit celle-ci comme « un modèle économique consistant à concevoir et à produire des solutions qui sont fondées sur l’intégration de biens et de services, associé à la vente d’une performance d’usage et/ou inscrite dans une dynamique territoriale ». On peut par exemple citer Safran qui facture ses moteurs d’avion à l’heure de vol[7]. L’économie de la fonctionnalité permet ainsi de diminuer les différents types d’obsolescence, en permettant également de faire évoluer le service ou le produit grâce à l’utilisation de la technologie.
II) Quelles pistes de réflexion au niveau micro ?
Si l’on raisonne maintenant au niveau de l’entreprise, plusieurs difficultés sont présentes. La première réside dans le rapport entretenu par la majorité des entreprises envers le numérique. Car si la crise sanitaire a permis de renforcer la transformation digitale de la France, beaucoup d’efforts doivent encore être effectués pour l’étendre à l’ensemble du tissu économique.
Ainsi, seulement 25% des commerces français disposent d’un site internet contre 72% en Allemagne[8].
La part des PME française jouissant d’un niveau élémentaire d’intensité numérique est également inférieure à celle de la moyenne européenne (respectivement 55 et 60%)[9].
En outre, les entreprises françaises ont majoritairement embrassé une transformation numérique relativement limitée, tournant par exemple autour d’outils de gestion, de recherche de visibilité ou de vente en ligne. Très peu utilisent les ressources permises par les données, l’IA ou le Cloud, domaines où, là encore, la moyenne européenne fait mieux.
Par conséquent, la réalité quotidienne de l’entreprise type française est éloignée de la considération de sobriété numérique. Il est donc probable que les différentes communications ou opérations de sensibilisation effectuées sur cette thématique ne rencontrent que peu d’échos. Une difficulté également visible dans le domaine de la cybersécurité, où malgré des statistiques très éloquentes (69% des attaques touchent les PME, perte moyenne de 27% du chiffre d’affaires[10]…), une grande partie des entreprises considèrent le risque comme négligeable et n’ont pas enclenché une protection particulière. La faute à une mauvaise compréhension d’un sujet demeurant technique, voire opaque.
On voit également que le chef d’entreprise, devant parfois assurer l’activité productive et la gestion de sa société, est parfois peu réceptif à des mesures allant pourtant dans son intérêt. Ainsi, alors 42% des entreprises françaises interrogées par l’Observatoire du financement des entreprises expriment un besoin de financement pour leur transformation numérique, Seulement 25% ont demandé une aide publique dans le cadre de leur transformation numérique. Parmi celles qui ne l’ont pas fait, 32% invoquent un manque de connaissance des dispositifs d’aide, 29% la faible chance de voir leurs démarches aboutir et 28% un manque d’accompagnement[11]. Une enquête réalisée par le MEDEF le BCG ayant abouti à des résultats similaires[12].
Dès lors, il peut être intéressant de construire des dispositifs permettant d’accompagner les petites structures pour réaliser des mesures allant dans le sens de la sobriété numérique (reconditionné, achats responsables, optimisation énergétique…).
Tout l’enjeu réside ainsi dans la capacité à centraliser et à diffuser la bonne information. Dans le domaine de la cybersécurité, le travail réalisé par une entité particulière, cybermalveillance.gouv.fr et les fédérations, a ainsi généré des retombées intéressantes.
On peut par exemple citer l’alerte cyber, un dispositif visant à signaler les principales vulnérabilités et comment les traiter de la manière la plus accessible et synthétique qui soit. Ou encore le développement d’un module d’assistance permettant à toute victime d’effectuer un diagnostic en ligne, d’accéder à des conseils, voire d’être mis en relation avec un expert référencé par la plateforme.
Sur le sujet de la sobriété numérique, nous pouvons donc imaginer une plateforme centralisant la manière de cerner son empreinte numérique, quelles actions l’entreprise peut mettre en place pour améliorer cette dernière et, éventuellement, à quelles aides ou accompagnements peut-elle prétendre pour mener à bien ses actions. Le fait d’articuler la plateforme sous forme de question avec des réponses préétablies à sélectionner se révèle souvent pertinent. Il permet à l’entreprise de faire remonter une information de qualité et de pallier au manque d’expertise et de temps des petites structures. Ce travail nécessitant là encore une action concertée entre fédérations et pouvoirs publics afin de façonner les bons référentiels et assurer la meilleure diffusion auprès des membres.
Charles Mariaux
Conseiller technique Numeum
[1] Étude économique de l’OCDE sur la France, novembre 2021
[2] Étude de Rexecode intitulée « Les enjeux économiques de la décarbonation de la France », mai 2022
[3] Dossier « L’empreinte environnementale du numérique » de l’ARCEP, avril 2023
[4] Étude de Rexecode intitulée « L’essor du numérique est favorable à la croissance et à la réduction de l’empreinte carbone de la France », janvier 2022
[5] Voir notamment le livre de Anu Bradford sur ce point
[6] Étude de Rexecode intitulée « L’essor du numérique est favorable à la croissance et à la réduction de l’empreinte carbone de la France », janvier 2022
[7] https://one.safran-group.com/11/fr/section-section-621cc53925c9a/contrats-a-l-heure-de-vol-une-nouvelle-reference/
[8] Questionnaire fourni par le Sénat en mai 2022
[9] Commission Européenne, DESI 2021, indicateurs « SMEs with at least a basic level of digital intensity » et « SMEs selling online »
[10] Voir par exemple les chiffres transmis par cybermalveillance.gouv.fr
[11] Enquête réalisée par l’Observatoire du Financement des Entreprises en 2022
[12] Baromètre réalisé par le MEDEF et le BCG sur la maturité digitale de la France, juin 2022