Depuis le retour de Benjamin Netanyahu au pouvoir, rien ne va plus en Israël. Ayant formé une coalition composée de son parti le Likoud mais surtout de plusieurs partis politiques ultrareligieux dont certains sont classés à l’extrême droite de l’échiquier politique comme le parti sioniste religieux, le nouveau premier ministre depuis le 29 décembre 2022, qui le fut déjà pendant une quinzaine d’années (de 1996 à 1999 puis de 2009 à 2021) et surnommé l’«insubmersible» décidait, en application d’un accord de gouvernement, de lancer une profonde réforme de la justice.
La réduction des pouvoirs de la Cour suprême
Tous les partis politiques formant la coalition disposant d’une étroite mais réelle majorité à la Knesset de 64 sièges sur 120 que compte le parlement, avaient un intérêt évident à cette réforme qui tend à remettre profondément en cause l’équilibre des pouvoirs entre les juges et le pouvoir politique.
Empêtré dans des affaires de corruption et renvoyé devant la justice, le premier ministre avait des raisons d’en vouloir à une justice indépendante qui a toujours montré sa capacité à exercer son office indépendamment de toute pression politique.
La Cour constitutionnelle, dans le viseur de Benjamin Netanyahu, est accusée de trop s’immiscer dans les affaires politiques. Il y aurait ainsi une judiciarisation du pouvoir politique couplé à une politisation du pouvoir judiciaire.
Au cœur du débat se trouve la fameuse clause dite de « raisonnabilité », supprimée par le parlement lundi 24 juillet, qui permet au juge constitutionnel d’invalider une décision du gouvernement, comme celle qui a conduit, lors de la formation du gouvernement, à dire « non raisonnable » la nomination de Arié Déri, chef du parti ultraorthodoxe Shass en qualité de ministre de l’intérieur et de la santé, ce dernier ayant été condamné pour fraude fiscale. A son grand regret mais provisoirement, Benjamin Netanyahu avait été dans l’obligation de limoger son allié politique incontournable, non sans tenter une manœuvre dilatoire pour lui permettre de continuer à siéger autour de la table du conseil des ministres.
Les partis nationalistes et religieux ont toujours voulu également limiter les pouvoirs de la Cour suprême en matière d’installation de colons dans les territoires occupés.
Tout conduisait donc fatalement cette coalition extrême à tenter d’affaiblir le pouvoir judiciaire et en particulier celui de la Cour suprême.
La concurrence voire la lutte sans merci entre les plus hautes cours constitutionnelles et le pouvoir politique n’est pas l’apanage d’Israël.
On le voit en ce moment aux Etats-Unis où les enjeux de société sont au cœur de la bataille entre le pouvoir politique et la Cour suprême des Etats-Unis sur, notamment, le droit à l’avortement, la protection de minorités ethniques, les questions de genre, les droits de la communauté LGBT+. Le tribunal constitutionnel a été mis sous tutelle du pouvoir politique en Pologne, pays qui est aujourd’hui sous une procédure d’infraction initiée par la commission européenne. Si, en France, le Conseil constitutionnel n’est pas menacé dans son intégrité, ses décisions sont toutefois de plus en plus vertement critiquées par des responsables politiques qui mettent en cause son indépendance, notamment sa décision validant l’âge de 64 ans de départ à la retraite.
L’existence d’un contrôle approfondi de constitutionnalité en Israël
Mais ce qui se passe en Israël est spécifique et remarquable à bien des égards. Il convient d’abord de mentionner que ce pays est une grande démocratie parlementaire dotée d’un contrôle de constitutionnalité effectif et très protecteur des libertés publiques. La particularité tient au fait qu’il n’existe pas de Constitution. Un tel texte complet aurait dû être voté avant le 1er octobre 1948 car cela était la volonté du fondateur de l’Etat d’Israël, David Ben Gourion. Ce ne fut pas possible pour des raisons à la fois politiques et liées à des considérations juridiques et religieuses, notamment sur la question de la hiérarchie des normes juridiques et religieuses.
Par suite, le parlement votait, le 13 juin 1950, la « résolution Harari » par laquelle il renonçait à voter un texte constitutionnel complet mais suggérait de progresser par textes successifs qui auraient alors valeur constitutionnel, chapitre par chapitre. C’est le cheminement qui a été suivi jusqu’à aujourd’hui. Israël compte à ce jour quinze lois constitutionnelles dont la dernière votée en 2018, très controversée, faisant d’Israël un « Etat nation du peuple juif » reprenant les dispositions de la déclaration d’indépendance de 1948, faisant de l’hébreu la langue officielle du pays, la langue arabe étant dotée d’un « statut spécial ». Benjamin Netanyahu était alors premier ministre.
Ce sont les textes votés en 1992 sur les droits fondamentaux qui ont permis de donner un véritable essor au contrôle de constitutionnalité en Israël, donnant naissance à un contrôle de constitutionnalité effectif et approfondi.
On cite à cet égard souvent la décision de 1995 Bank Mizrahi comme acte fondateur du contrôle constitutionnel en matière de libertés publiques (droit de propriété), décision par laquelle une loi votée par la Knesset peut être déclarée contraire aux lois constitutionnelles en vigueur si elles menacent les libertés publiques fondamentales. Cette décision peut être regardée comme l’équivalent de la décision du 16 juillet 1971 du Conseil constitutionnel français sur la liberté d’association, qui a consacré l’exercice du contrôle de constitutionnalité en France.
L’évolution du contrôle de constitutionnalité doit beaucoup aux présidents successifs de la Cour suprême, notamment Aharon Barak qui en fut président de 1995 à 2006.
Aujourd’hui, la présidente de la Cour suprême Esther Hayot est une personnalité qui fait face avec fermeté, à toute tentative d’intrusion du pouvoir politique dans le pouvoir judiciaire laquelle est donc l’objet de toutes ces initiatives du gouvernement visant à marginaliser l’institution, comme la procureure générale de l’Etat d’ailleurs, pièce centrale de l’échiquier judiciaire israélien.
La fin d’une justice indépendante ?
Mais avec le vote de lundi 24 juillet, le pouvoir judiciaire, soutenu par l’immense majorité du peuple israélien, a perdu la première manche d’une bataille qui est loin d’être terminée.
En effet, il est aujourd’hui question non pas de limiter le pouvoir de la Cour suprême, mais de le réduire à néant. Le gouvernement souhaite mettre un terme à ce qu’il considère comme une immixtion illégitime du pouvoir judicaire dans le pouvoir politique. Il s’agit donc de rendre impossible l’invalidation d’une loi par le juge constitutionnel et, à supposer que cette décision intervienne, de permettre à une majorité de soixante députés de contourner et de passer outre une décision de la Cour suprême. Il est aussi question de modifier le comité chargé de sélectionner les juges suprêmes en supprimant la participation des avocats, suscitant l’ire de l’ordre des avocats, et en donnant de fait à la majorité politique un nombre de voix tel que le choix des juges suprêmes deviendrait de facto le choix du seul gouvernement.
Ce n’est pas faute pour le président Isaac Herzog d’avoir proposé ses services afin de trouver un compromis. Des réunions ont eu lieu. Hélas, face à l’intransigeance du ministre de la sécurité publique Itamar Ben-Gvir, cette médiation a été un échec.
Aujourd’hui, une pétition a été signée afin que la Cour suprême déclare anticonstitutionnelle la loi qui vient d’être votée et aussi l’acte attendu par lequel le premier ministre réintégrerait Arié Dery au gouvernement suite à son limogeage forcé au mois de janvier 2023.
Une exceptionnelle mobilisation du peuple israélien
La bataille fait rage et a mis le pays dans un état comme il n’en avait jamais connu avant, des dizaines milliers de manifestants dans la rue depuis plusieurs mois tous les samedis, avec des protestations solennelles des militaires réservistes mais aussi de l’opposition, des anciens responsables du Mossad, des médecins, les pilotes d’avion.
Le pays est traversé par des mouvements de protestation d’une ampleur inégalée jusqu’à présent.
La diaspora, notamment la communauté juive aux Etats-Unis, a fait part de sa plus vive inquiétude, laquelle s’est manifestée lors de la visite du chef de l’Etat Isaac Herzog aux Etats-Unis du 17 au 19 juillet derniers et son discours devant le Congrès américain à l’occasion d’une session spéciale consacrée au 75ème anniversaire de la création de l’Etat d’Israël.
Benjamin Netanyahu qui lui aussi, malgré les hésitations, a été invité par Joe Biden à lui rendre visite à la Maison-Blanche, ne veut rien entendre. Il sait que s’il cède, les partis religieux de sa coalition le lâcheront et feront chuter le gouvernement. Il a donc privilégié sa survie politique à l’intérêt supérieur de la Nation.
Il n’est pas certain toutefois qu’il puisse persister longtemps dans cette obstination. La meilleure solution serait sans doute une nouvelle dissolution de la Knesset afin que les électeurs se prononcent clairement et exclusivement sur cette question centrale et essentielle pour la survie de la démocratie israélienne.
Patrick Martin-Genier