Dans le cadre du séminaire MIE (maladie infectieuses émergentes) de l’Ecole du Val-de-Grâce (www.malinfemerg.org), la réunion prévue en 2020 a été convertie en plusieurs rencontres à huis clos du comité de pilotage dédié à une analyse et une réflexion prospective multidisciplinaire et multisectorielle sur la crise Covid-19, dans l’esprit des concepts « OneHealth » et « Ecohealth ». Par Gilles Boëtsch, Catherine Leport et Jean-François Guégan, avec les contributions de Henri Bergeron, Frédéric Keck, Jocelyn Raude, Sylvie Sargueil.
La communication des politiques, des experts et des medias
Les politiques
La crise du Covid-19 souligne le manque de concertation d’ensemble au niveau de tous les composants de la société. Des déclarations contradictoires (interdiction puis promotion des déplacements à vélo, « restez chez vous » – « allez voter »), voire perçues comme incohérentes (inutilité puis utilité des masques, des tests diagnostiques), ou des formulations inappropriées (distance sociale à remplacer par distance physique), ont pu participer à la décrédibilisation de la parole publique. De ces constatations découle la nécessité d’une plus grande cohérence dans les discours, d’ailleurs, mieux assurée dans l’accompagnement de la sortie du confinement.
La prééminence de modalités autoritaires de communication autour de la prévention, confine au « puritanisme hygiéniste » (surveillance par drone), dans une société devenue pourtant plus mature. La peur ou la punition apparaissent contre-productives pour changer les comportements sur le moyen et le long terme. Une part non négligeable de citoyens systématiquement critique vis-à-vis des mesures de santé publique est aussi difficile à associer à la prise de décision.
Une approche positive, fondée sur l’appel à la responsabilité de chacun, l’encouragement des pouvoirs publics à des comportements adaptés, ainsi que la valorisation des engagements citoyens aurait utilement rééquilibré le message politique.
Dans les pays européens, qui ont appliqué des politiques plus incitatives que coercitives – Allemagne, Pays-Bas, Portugal – la confiance des citoyens dans leurs gouvernements a été notablement plus élevée.
Le retard à l’explication concernant la pénurie de masques (malgré les recommandations de maintien de stocks actifs, suite aux crises SARS-CoV-1 en 2003, et pandémie H1N1pdm en 2009), a eu un impact négatif sur la confiance des citoyens.
Par certaines décisions difficilement compréhensibles – fermeture brutale de l’accès des EHPAD aux familles, traitements déficients des mourants, gestion des enterrements – les décideurs ont montré qu’ils sont, parfois, déconnectés de la population.
Les médias
De quels médias parle-t-on ? Entre Le Monde et France Culture d’un côté, Facebook et iTunes de l’autre, sans parler de l’impact des images et du matraquage des chaînes en continu, ce domaine est difficile à analyser dans sa globalité. Il serait souhaitable que les médias jouent davantage leur rôle de pont entre mise en perspective et en débat des directives politiques et la remontée plus rapide de la parole des citoyens.
Il est important que ce soit la communauté des journalistes elle-même qui suscite un débat éthique sur le rôle et l’impact du traitement médiatique au cours d’une crise sanitaire. Alors que des voix s’élèvent pour reprocher un traitement catastrophiste de la crise, anxiogène pour la population, il est nécessaire de développer le journalisme « de solution » vecteur d’initiatives apportant des réponses concrètes et reproductibles1.
En tant que contre-pouvoir, les médias ont une place dans le dispositif de riposte, il est donc légitime de réfléchir à leur impact pédagogique. Les citoyens ont besoin d’informations pour les aider dans leur compréhension et leur analyse, en vue d’une meilleure observance des mesures sanitaires.
Les experts
Les experts sont en position privilégiée concernant la collecte, la synthèse et la mise à disposition du développement des connaissances, et de l’expérience. Ils doivent dire ce que l’on sait, et ce que l’on ne sait pas, à un temps donné, avec humilité, chacun pouvant se tromper. Leur communication s’adresse 1) aux décideurs et gestionnaires de crise, 2) aux acteurs et professionnels de terrain et 3) au public via les médias.
Leurs travaux concernent l’ensemble des secteurs impliqués, la santé, les relations inter-personnelles, les impacts sociaux, économiques, environnementaux et les politiques publiques.
Ils doivent promouvoir des échanges pédagogiques autour des connaissances et recommandations transmises à l’origine des décisions prises, car ils sont des relais d’opinion et de confiance pour les citoyens.
Leur implication dans la communication vers le grand public est aujourd’hui indispensable à la construction en intelligence et en confiance du dialogue entre les pouvoirs publics et les citoyens. Reste à en préciser, ses supports, ses mises en scène, ses garde-fous déontologiques. Au-delà des effets pervers des egos et des « réseaux » relationnels, elle pose la question de la vulgarisation de sujets complexes, car tout le monde ne maîtrise pas l’art oratoire avec le même brio.
Au niveau international, il est noté l’absence d’un groupement d’experts dont les conditions d’observation, d’analyse et de synthèse auraient permis une compréhension plus globale et transversale. Certes, il existe une initiative tripartite entre l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). Mais les institutions compétentes en biodiversité et dégradation des espaces naturels ne sont pas membres de sa gouvernance. Ceci est dommageable, puisque les MIE naissent souvent aux interfaces entre naturalité, pratiques et usages humains, agriculture et élevage2.
Dans cette perspective, nous proposons la création de l’équivalent d’un « GIEC » sur les MIE afin de dégager un consensus robuste, limitant l’effet de cacophonie des experts, en prenant exemple sur ce qui a été développé dans le domaine du changement climatique. Son rapport annuel permettrait d’assurer un état de vigilance et d’actions (dont la réalisation d’exercices d’entraînement) pour une meilleure préparation à la survenue d’une nouvelle MIE.
Les impacts sanitaires et sociaux collatéraux
L’épidémie étant par essence un phénomène dynamique qui se comprend dans le temps et dans l’espace, tout doit être repensé, ajusté régulièrement avec le recul nécessaire, et expliqué à travers des échanges pédagogiques croisés. D’autant que des effets de rebond et de résonance sont possibles.
Il est patent que, si le traitement de la crise (confinement) a sauvé des vies, il a aussi généré des effets délétères à différents niveaux sanitaires et sociaux, qu’il convient d’identifier, puis d’évaluer à l’aune des Credo de la pratique médicale, « primum non nocere », et de la santé publique. Il faut aussi réfléchir à leur meilleure prévention à l’avenir.
Les conséquences psychologiques et psychiques
Des enquêtes hebdomadaires ont permis un suivi précis de la situation vis-à-vis de la santé mentale. Elles montrent un doublement de la prévalence de l’anxiété lors de l’épidémie par rapport à une enquête conduite en 2017 (27 % contre 14 %)3.
Ces troubles sont plus fréquents chez les femmes, les parents d’enfants de moins de 16 ans, et les catégories sociales les plus défavorisées, probablement en raison de conditions de logement plus difficiles lors du confinement. Cependant, leur niveau a baissé au cours du confinement, reflet d’une certaine accoutumance psychologique à cette situation extraordinaire. Néanmoins les classes populaires (notamment les ouvriers et les employés) qui ont le plus souffert du confinement sont aussi celles qui continuent de redouter un retour à une vie plus normale ; sans doute du fait que les travailleurs les moins qualifiés sont souvent les plus exposés à des risques de contamination dans le cadre professionnel.
L’impact sur la santé de la population
Il est à étudier à long terme car il peut provoquer un plus grand nombre de victimes que la maladie elle-même. Cette morbidité tardive avait aussi été observée après le 11 septembre aux Etats-Unis.
Il résulte d’abord de la diminution temporaire de la prévention et du traitement de certaines autres pathologies.
Il faut surveiller les pathologies chroniques « négligées », les addictions développées, les troubles psychiques (y a-t-il eu plus de suicides ?), les dépistages, les vaccinations et les interventions chirurgicales retardés. Les causes et mécanismes doivent être précisément analysés pour que leur prévention soit intégrée dans les prochaines stratégies de riposte à une pandémie.
D’autres constatations suggèrent que le confinement a aussi conduit à l’aggravation des vulnérabilités et des difficultés sociales préexistantes à la pandémie : isolement, syndrome de glissement chez les personnes âgées privées de liens sociaux, notamment en EHPAD, insalubrité, malnutrition, violences familiales et sociétales, dont accidents de la route.
Les impacts socio-éducatifs
Les mesures pédagogiques de substitution n’ont pas permis d’atténuer les fractures sociales, d’autant que s’y sont ajoutés des sujets d’organisation matérielle familiale, l’insuffisant équipement ou maîtrise informatique des familles dans un contexte où chacun l’utilise, en télétravail ou pour les enseignements.
Du fait des interactions du monde de l’éducation avec d’autres “secteurs” de la société, la rupture de près de cinq à six mois avec le rythme, les règles partagées, les relations avec les communautés scolaires a exposé encore plus ceux qui étaient déjà en fragilité dans leur parcours. Elle a par ailleurs empêché la reprise structurée du travail de leurs parents et participé à distendre les relations sociales et accentuer l’isolement.
Mise en perspective du travail scientifique
La méthodologie du travail scientifique doit se renouveler pour prendre en compte les transformations socio-écologiques, incluant l’agriculture et l’élevage intensif, pour ne pas être systématiquement débordés par la complexité des MIE à venir, qui nous confrontent aux limites de nos savoirs.
Ce constat impose aux scientifiques et aux praticiens de mieux conjuguer et coordonner leurs efforts, ce qui est actuellement peu réalisé au niveau national, pour s’inscrire dans une cohérence adaptable au contexte épidémique/pandémique nécessitant une compréhension globale et systémique de ces crises.
Ce qui implique un fonctionnement en réseau, à la fois interdisciplinaire et intersectoriel, dans une perspective de conjugaison équilibrée des enjeux individuels et collectifs, à savoir à la fois mieux soigner l’individu, et davantage protéger la société.
Pour affronter la complexité des processus, les sciences humaines et sociales devraient permettre d’étudier, en période de crise épidémique comme en période ordinaire, le fonctionnement des différents agents sociaux impliqués, leurs représentations de l’épidémie, leurs relations à la nature et aux animaux, les impacts économiques, psychologiques et éducatifs des politiques de prévention, les nouvelles formes de communication et de sociabilité… Sur le plan méthodologique, il faut pouvoir faire appel à des dispositifs de recherche rapide (comme les enquêtes en ligne ou l’accès à des méga-données collectées en temps réel par les opérateurs de télécommunication). Il faut aussi tenir compte des spécificités liées au risque de contagiosité pour les chercheurs de terrain, et à la protection de la confidentialité pour les personnes malades.
Les chercheurs, en particulier en sciences politiques, doivent créer les conditions méthodologiques assurant la comparabilité des études de gestion de crises, qui peuvent paraître très différentes (canicule, tempête, accidents industriels, etc.). Ces objectifs sont aujourd’hui rendus impossibles par les rapports des commissions d’enquêtes qui cherchent des coupables et des défaillances techniques, plutôt que de chercher des causes plus systémiques. La question de la coordination et de la coopération est aussi importante dans les difficultés de la gestion de crise. La croyance que l’instrument (service transversal, réseau ville-hôpital, création des ARS, plan ORSEC, ORSAN, CPRS, GHT, etc.) ou la technologie (DMP, et maintenant algorithmes, etc.) suffisent à la coopération entre les acteurs est très répandue. Or, la coopération est un état social complexe.
Il faut plus investir dans des ressources cognitives, dont celles d’intelligence de la conception des mécanismes de coordination et de coopération.
Le travail de modélisation épidémiologique demande également une recherche partagée par plusieurs équipes scientifiques, afin que les résultats des modèles et des scénarios puissent être confrontés et discutés. La recherche internationale actuelle dans le domaine consiste en un travail comparatif, complémentaire, à tout moment révisable et modulable. Il conviendrait qu’en France les mêmes logiques de travail et d’approches soient adoptées dans le double respect de la profession des épidémiologistes modélisateurs et de la population.
La recherche clinique en situation d’urgence sanitaire impose des objectifs d’opérationnalité et d’efficacité « immédiates », nécessitant des méthodologies innovantes et flexibles, aussi rigoureuses et validées. De gros progrès ont, certes, été réalisés dans la réactivité de mobilisation des chercheurs et des institutions – appels d’offres, évaluation des projets, financement, étapes règlementaires et éthiques. Mais on note encore une insuffisance de gouvernance et de coordination en réseau en situation de crise : pertinence et hiérarchisation des questions de recherche, régulation du nombre d’essais (dont la plupart de ceux avec l’hydroxy-chloroquine qui ne pourront aboutir à des conclusions valides), rôle des médecins généralistes en première ligne du fait du nombre élevé de patients en ville, non-respect de l’avis d’un comité indépendant de surveillance. Ainsi, comme suggéré en 20094 suite à la pandémie grippale à virus A(H1N1)pdm 09, se pose toujours la question d’un plan de continuité de la recherche clinique sur les MIE (avec personnels réservistes rapidement mobilisables) qu’il serait urgent et essentiel d’élaborer et mettre en place en inter crise, au décours de la présente pandémie.
Conclusion
A la suite de cette analyse, nous proposons de :
– faire évoluer la méthodologie de la recherche scientifique sur les MIE dans une coopération globale interdisciplinaire et intersectorielle, souple et modulable en fonction des phases de la crise pandémique.
– réaliser une analyse transversale des impacts collatéraux à moyen et long terme du COVID-19 sur les plans sanitaires, éducatifs, économiques, géo-politiques et psycho-sociaux.
– revisiter la gouvernance nationale, notamment par une analyse comparative avec d’autres pays, en étant attentif aux zones d’ombre du système de santé, tels les EHPAD, les personnes en situation de handicap, les autres populations vulnérables, ainsi que le système de soins à domicile. Cette démarche doit prendre en compte le questionnement régulier et l’interpellation constructive.
– organiser un colloque national, avec les chercheurs en communication et les journalistes les plus mobilisés. Il prendrait la forme d’un retour d’expérience accéléré sur la communication de crise sanitaire, ajustée à la dynamique de l’épidémie, impliquant tous les acteurs, politiques, médias, experts médicaux et scientifiques, citoyens.
– mettre en place l’équivalent d’un « GIEC » sur les MIE pour une compréhension collective, indépendante, plus transversale de ces crises, et une meilleure réactivité lors de leur survenue, avec élaboration d’un rapport annuel.
Gilles Boëtsch
Anthropologue, DREM, CNRS
Catherine Leport
Infectiologue, PU-PH, Université Paris Diderot-Inserm / AP-HP
Jean-François Guégan
Parasitologue et écologue, DRCE, INRAE/IRD
avec les contributions de : Henri Bergeron, Frédéric Keck, Jocelyn Raude, Sylvie Sargueil
- http://www.reportersdespoirs.org/ ↩
- Morand S., Guégan JF., Laurans Y. De One Health à Ecohealth, cartographie du chantier inachevé de l’intégration des santés humaine, animale et environnementale. IDDRI-Sciences-Po, le 19 mai 2020 ↩
- Chan-Chee C, Léon C, Lasbeur L, Lecrique JM, Raude J, Arwidson P, du Roscoät E. (2020) La santé mentale des Français face au Covid-19 : prévalences, évolutions et déterminants de l’anxiété au cours des deux premières semaines de confinement (Enquête CoviPrev, 23-25 mars et 30 mars-1er avril 2020). Bull Epidémiol Hebd. 2020;(13):260-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2020/13/2020_13_1.html ↩
- Rapport d’activité et enseignements de la cohorte Fluco (Co9-23), multicentrique nationale de patients atteints de grippe pandémique à virus A(H1N1)pdm 09, remis à l’INSERM-AVIESAN, promoteur, 13 juillet 2010 ↩