Par de nombreuses ordonnances intervenues depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence, le Conseil d’Etat s’est efforcé de former un corpus de jurisprudences dans le cadre prévu par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 relative à l’état d’urgence. Toutefois, la longue liste des rejets de ces recours a pu, selon certains commentateurs, laisser l’impression d’une haute juridiction administrative sous influence. Par Patrick Martin-Genier, essayiste, spécialiste des questions européennes et internationales.
Par une décision du 10 avril 2020, le Conseil d’Etat a rejeté un recours présenté par le Conseil national des barreaux qui portait sur l’adaptation des procédures civiles à l’état d’urgence en jugeant que le recours, pendant l’état d’urgence sanitaire, à des moyens de communication à distance pour l’audience et à une procédure écrite sans audience pour les parties représentées par un avocat ne portait pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un recours effectif et aux droits de la défense, compte tenu de la nature de ces adaptations et des exigences de la lutte contre l’épidémie1.
Les maires rappelés à l’ordre
Par une décision du 17 avril 2020, il a rappelé aux maires leurs responsabilités et jugé que le législateur ayant confié aux autorités de l’Etat une police spéciale de l’état d’urgence sanitaire, le maire ne pouvait, au titre de ses pouvoirs de police générale, prendre de mesures supplémentaires de lutte contre la catastrophe, sauf raisons impérieuses liées à des circonstances locales et à condition de ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures décidées par l’Etat. Or ni la démographie de la commune de Sceaux ni la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne sauraient être regardées comme caractérisant des raisons impérieuses liées à des circonstances locales propres à celle-ci2.
Récemment, de peur de voir les maires devoir répondre de leur responsabilité pour la mise en œuvre du plan de déconfinement, le président de l’Association des maires de France, François Baroin, a demandé à l’Etat le vote d’une disposition législative spéciale destinée à protéger les maires de cette mise en cause.
Il est certain que la crise sanitaire va déboucher sur un « feu d’artifice » de procès tant devant les juridictions pénales, civiles et administrative pour la mise en jeu de la responsabilité des collectivités publiques et de leurs acteurs, mais surtout celle de l’Etat, outre celle des ministres devant la Cour de justice de la République.
Le Conseil d’Etat avait par ailleurs procuré des conseils au gouvernement en lui demandant de modifier les modalités des sorties dérogatoires, tant le flou les encadrant avait contribué à une confusion générale3.
Les fonctionnaires exposés mais pas de carence de l’Etat
Des milliers de fonctionnaires ont pu avoir l’impression de ne pas être protégés dans l’exercice de leurs missions. Le Conseil d’Etat, saisi par un syndicat de personnel pénitentiaire, a jugé que les mesures mises en place par le gouvernement pour assurer la protection des personnels pénitentiaires à l’égard des risques de contamination par le virus covid-19, ne révélaient pas une carence portant, de manière caractérisée, une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie4.
Il a aussi jugé que si l’autorité administrative est en droit, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, de prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées, l’existence de telles incertitudes fait, en principe, obstacle à ce que soit reconnue une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, justifiant que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du CJA5.
L’Etat de droit préservé devant les juridictions
Par une ordonnance du 22 avril 2020 la haute juridiction administrative rejette en bloc toutes les conclusions de la requête de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation tendant à ce qu’il soit ordonné à l’Etat la suspension de l’exécution des articles 2, 4, 5, 7, 13, 14, 15, 16, 17 et 30 de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020, la suspension de l’exécution de l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-341 du 27 mars 2020, de l’exécution de la circulaire du 26 mars 2020 de la garde des sceaux, ministre de la justice présentant les dispositions de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020, estimant qu’aucun des griefs n’était fondé et que les droits de la défense et des justiciables étaient respectés, ainsi que les libertés fondamentales garanties6.
Pas de test systématique pour les résidents des EHPAD face à l’impossibilité matérielle
Dans l’affaire des tests en maison de retraite, le Conseil d’Etat rejette aussi la demande tendant à ce qu’il soit enjoint au Premier ministre et au ministre des Solidarités et de la Santé de prendre les mesures réglementaires propres à assurer le dépistage systématique et régulier des résidents, personnels et intervenants au sein de tous les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), y compris lorsqu’ils sont asymptomatiques, les mesures propres à affecter prioritairement à leur dépistage le matériel nécessaire et les mesures réglementaires propres à assurer l’usage systématique et régulier du matériel de protection par les résidents, personnels et intervenants au sein de tous les EHPAD, enfin de prendre les mesures propres à assurer la production, l’affectation et la distribution des matériels de protection nécessaires. Il était aussi demandé que soit prises des mesures réglementaires propres à assurer la production et la distribution aux EHPAD de matériels permettant une oxygénation à haut débit pour les résidents dont l’état ne nécessitait pas une prise en charge dans un établissement hospitalier7.
Il a jugé « alors qu’il est matériellement impossible de soumettre, à bref délai, à des tests de dépistage systématiques et réguliers l’ensemble des personnels et résidents des EHPAD, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que l’action de l’Etat en faveur de la réalisation de tests de dépistage du covid-19 dans les EHPAD, compte tenu des moyens dont dispose l’administration et des mesures déjà prises, caractériserait une carence portant une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales qu’ils invoquent ».
Il a aussi rejeté le recours de l’Association Coronavirus-victimes par lequel elle demandait au juge des référés du Conseil d’Etat d’enjoindre à l’Etat de prendre toutes les mesures propres à faire respecter l’égal accès de toutes les personnes souffrant d’une infection susceptible d’être attribuée au covid-19 aux soins dispensés par les établissements de santé, ainsi qu’aux soins palliatifs et à assurer une parfaite transparence sur l’étendue de l’épidémie de covid-19 et notamment sur les décès qu’elle cause.
La haute juridiction administrative juge qu’« il n’est pas établi, en l’état de l’instruction, que les décisions médicales d’admission en réanimation reposeraient de manière générale sur des critères qui auraient été rendus plus stricts du fait de l’anticipation d’une éventuelle saturation de l’offre de soins de réanimation en raison de l’épidémie de covid-19 ou qui, en isolant le critère de l’âge, discrimineraient, au sein des patients atteints d’une infection due au covid-19, ceux qui sont les plus âgés »8.
Il refuse aussi aux parents des victimes leur demande que soit ordonné à l’administration, au motif d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale, au droit de propriété et au droit à un recours effectif devant un juge, de prendre les mesures sollicitées par les requérants en vue que soit imposée la réalisation systématique de tests post-mortem de dépistage du covid-19 ».
A la lecture de toutes ces décisions de rejet, un certain nombre de juristes et commentateurs estiment que le Conseil d’Etat s’était systématiquement rangé dans le camp du gouvernement.
Dans son blog de Médiapart, le professeur de droit Paul Cassia estime ainsi que « oui décidément, le Conseil d’Etat est, particulièrement en état d’urgence sanitaire, un fort habile bouclier de l’administration » ajoutant : « le déconfinement de l’Etat de droit se fait attendre »9.
Il pourrait aussi être possible de dire que conformément à sa jurisprudence classique, le juge administratif a su préserver l’équilibre entre la préservation des libertés publiques et le respect des mesures de police rendues nécessaire par la situation exceptionnelle que nous connaissons, tout en faisant preuve de pragmatisme.
Il a ainsi, par une décision du 30 avril 2020, enjoint à l’administration de rétablir l’enregistrement des demandes d’asile en Ile-de-France au motif que le droit d’asile est une liberté fondamentale. L’enregistrement des demandes d’asiles s’était en effet interrompu principalement en Ile-de-France, alors que les autres pays de l’Union européenne avait mis en place un système pour éviter une telle rupture10.
Patrick Martin-Genier
Essayiste, spécialiste des questions européennes et internationales
- CE, 10 avril 2020, Conseil national des barreaux et autres, ns 439883, 439892. ↩
- CE, 17 avril 2020, Commune de Sceaux, n° 440057, B. ↩
- CE, 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, n° 439674, B. ↩
- CE, 8 avril 2020, Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière – personnels de surveillance, n° 439821, B. ↩
- CE, 4 avril 2020, Centre hospitalier universitaire de la Guadeloupe – Ministre des solidarités et de la santé, n°s 439904, 439905, B. ↩
- CE,22 avril 2020, n° 440039 l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la cour de cassation et autres ↩
- CE, 440002 union nationale des syndicats Force ouvrière Santé Privée ↩
- CE, 15 avril 2020, n°439910 Association Coronavirusvicitmes et autres ↩
- Paul Cassia, blog de Mediapart, 2 mai 2020 « Etat d’urgence sanitaire : le Conseil d’Etat (ne) change (que) sa méthode. ↩
- Le Monde, 30 avril 2020, Julia Pascual, « l’Etat sommé de rétablir l’enregistrement des demandes d’asile » et @Conseil_Etat tweet du 30 avril 2020 ↩