19 000 occurrences du coronavirus dans la presse française en une seule journée… C’est le chiffre sans précédent qui ressort de l’étude Tagaday menée sur la presse française. La crise de la Covid-19 obtient trois fois plus d’attention de la part de la presse que la crise des Gilets jaunes pourtant largement médiatisée1 et deux fois plus que l’élection d’Emmanuel Macron en 20172. À la télévision, les chaînes d’information en continu ont consacré près de 75 % de leur temps d’antenne à la Covid au plus fort de la crise3.
La médiatisation de la crise de la Covid-19 est donc sans précédent. La pandémie est devenue une obsession collective dont les médias se sont faits le reflet. Pourtant, elle a aussi été pour eux un défi. Commele reste de la population, les journalistes ont été touchés par le confinement, mêmes’ils ont été parmi les rares professions à pouvoir encore s’éloigner de leur domicile et exercer leur activité. Tous les événements sportifs et les programmes de divertissement qui assurent de bonnes audiences ont disparu des écrans. Les programmes se sont recentrés sur l’actualité et notamment sur le suivi heure par heure de l’évolution de la pandémie et des mesures prises par le gouvernement.
Dans cet article nous chercherons donc à comprendre quel fut le traitement médiatique de la crise Covid-19 et comment les médias se sont adaptés à des circonstances sans précédent. Nous verrons d’abord que la focalisation sur le virus est venue tardivement, mais a pris par la suite des proportions historiques. Puis nous nous intéresserons à la place prise par le personnel médical dans les programmes. Enfin, nous verrons comment la Covid-19 a bousculé la grille des émissions, ainsi que les goûts des téléspectateurs.
Une prise de conscience tardive de la crise, mais une médiatisation sans précédent
Si la prise de conscience tardive de la crise de la part du gouvernement a souvent été pointée du doigt depuis mars, il en est de même pour les médias. Très centrés sur le cadre national, jusqu’au 24 février, le coronavirus reste un sujet comme un autre. Selon l’étude réalisée par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour La Revue des médias, les chaînes d’information y consacrent moins de 10 % de leur temps d’antenne jusqu’au 24 janvier et moins de 20 % jusqu’au 26 février, annonce de la mort du premier patient français dans l’Oise. Le premier décès sur le territoire français, celui d’un touriste chinois le 14 février, n’avait pas provoqué de hausse substantielle de la médiatisation. C’est véritablement la mort d’un patient français qui provoque le tournant. De même dans les journaux télévisés des deux principales chaînes, France 2 et TF1, l’enquête de l’INA montre que la place de la Covid-19 reste relative jusque fin février.
Mais si la prise de conscience est tardive, l’emballement qui s’ensuit est sans précédent.
Fin février le sujet occupe déjà plus de 50 % du temps d’antenne des chaînes d’info et presqu’un tiers des journaux télévisés des deux principales chaînes françaises. Les chiffres ne cessent de s’accentuer dans les jours suivants jusqu’à aboutir à plus de 80 % de temps d’antenne des chaînes d’info consacrés à la Covid-19 à la mi-mars, et la quasi-totalité des JT de 20h. Les principales chaînes suppriment aussi nombre de leurs programmes comme nous le verrons plus loin et créent des émissions spéciales Covid, d’information, ou d’interaction entre téléspectateurs et médecins.
Du côté de la presse, comme nous l’avons évoqué plus haut, on atteint aussi des records bien décrits par l’enquête Tagaday. La crise de la Covid a produit un nombre d’articles qui ne connaît pas de comparaison dans l’histoire récente. Près d’un article sur deux le 20 mars concernait le virus. Cette attention de la presse reste très forte dans les semaines suivantes avec 48 % du total des articles publiés en France consacrés à la Covid au mois d’avril et 38 % au mois de mai. Là encore une telle durée dans l’attention est sans précédent4.
La place nouvelle des experts médicaux
Cette attention pour le virus a aussi modifié les intervenants des programmes télévisés. Aux habituels experts en communication, aux éditorialistes se sont substitués des médecins, des biologistes, des chercheurs et même des pharmaciens pour expliquer les dangers du virus, l’ampleur de la crise, les gestes barrières à appliquer.
Les chaînes se sont même dotées d’experts médicaux permanents commentant l’évolution de la situation et répondant aux questions des internautes une bonne partie de la journée et dans plusieurs programmes de chacune des chaînes. C’est le cas notamment sur TF1 avec Gérald Kierzek, urgentiste à l’Hôtel-Dieu et habitué des plateaux de télévision, ayant été chroniqueur sur D8, France 5 et Europe 1. Il intervient dans les JT de 13h et 20h, ainsi que ceux de LCI et répond aux questions des internautes durant un programme spécial tous les matins. C8 a recruté Brigitte Milhau qui obtient elle aussi sa propre émission Bonjour Docteur Milhau !. Cette médecin généraliste est intervenue plusieurs années durant sur France 2 dans l’émission Frou-Frou de Christine Bravo et dans la matinale de France 2, Télé-Matin. France 2, enfin, a fait appel au plus discret Damien Mascret, auteur de plusieurs livres de vulgarisation médicale, et chroniqueur sur France Info et dans Le Figaro. Loin de la virologie, sa spécialité est en fait la sexologie…
Ces experts médicaux présentent donc des caractéristiques typiques des experts télévisés que l’on trouve en temps plus ordinaires5. Ce sont tous des habitués des plateaux de télévision, ils exercent leur métier à Paris, ce qui leur permet d’être rapidement disponibles, et plutôt que des spécialistes en virologie, leur profil leur permet de tenir un discours général sur la crise. Ce sont des « poly-experts » comme les appelle Christophe Mattart6. Leur bonne connaissance des médias et leur talent reconnu de vulgarisateurs assurent les journalistes d’avoir un discours compréhensible du grand public, en évitant les « tunnels » et le jargon médical.
En plus de ces experts médicaux dont le rôle est plutôt d’expliquer les dangers du virus et de répondre aux inquiétudes des téléspectateurs, on a aussi beaucoup vu des médecins portant la colère de leur profession face aux mesures du gouvernement, notamment lorsque les masques et les tests ont commencé à manquer. Certains représentants des syndicats de médecins ont ainsi tenu des propos très violents à l’égard du gouvernement, comme Jean-Paul Hamon, intervenant régulier sur C8 notamment dans les émissions de Pascal Praud, soulignant que l’administration aura « à rendre des comptes » et que les médecins « ne sont pas de la chair à canon ». Certains cumulent même ces interventions coups de poing à la télévision avec une intense activité sur les réseaux sociaux. C’est le cas du Docteur Marty, président de l’Union des médecins libéraux, suivi par 29 000 personnes et critiquant régulièrement dans ses posts la gestion sanitaire par le gouvernement.
Si les réseaux sociaux confirment la médiatisation d’un médecin et vice versa, ils peuvent aussi offrir un écho à une personnalité peu présente à la télévision. C’est le cas du désormais mondialement célèbre Professeur Raoult. Celui-ci n’a guère eu l’attention des médias qui ont considéré depuis le départ avec scepticisme son traitement jusqu’au confinement7. C’est sur internet, et en particulier avec ses vidéos Youtube qu’est né l’engouement. Le 22 février il publie une première vidéo intitulée : « Coronavirus : fin de partie ! » dans laquelle il promeut l’hydroxychloroquine et déclare que le virus est sans doute « l’infection respiratoire la plus facile à traiter ». Ses vidéos ont été vues pour certaines par 7 millions d’internautes et l’IHU de Marseille a 200 000 abonnés à sa chaîne Youtube ! À titre de comparaison, l’Élysée en comptabilise 33 000, Emmanuel Macron 147 000, et ses vidéos dépassent rarement les 20 000 vues. Le compte Twitter du Professeur Raoult, pourtant créé le 25 mars, rassemble en quelques semaines plus de 600 000 followers, le triple du ministre de la Santé Olivier Véran. Il rentre ainsi en très peu de temps dans le top 30 des personnalités françaises les plus suivies sur Twitter. Les sondages témoignent de la croyance populaire dans l’hydroxychloroquine. 59 % des Français considèrent que la méthode du Professeur Raoult est efficace contre le virus, alors que rien n’est prouvé scientifiquement8. Les médias, pris de court, vont aussi s’emparer du phénomène, Paris-Match lui a ainsi consacré trois articles et une couverture, et BFMTV l’a interviewé à trois reprises pendant une heure. Fin mars, la chloroquine est devenue la nouvelle obsession des médias avec jusqu’à 35 mentions par heure sur une chaîne d’information comme BFM9. Emmanuel Macron lui-même va contribuer à crédibiliser le savant marseillais en se rendant à son institut lors d’une visite dans la ville phocéenne le 9 avril. Le phénomène devient rapidement mondial, Donald Trump révélant le 19 mai à la surprise générale qu’il prend le traitement à titre préventif.
Le retour à une médiatisation anachronique
La période de confinement a été un moment de grand chamboulement pour tous et a forcé à une réinvention, voire à un abandon de nos activités quotidiennes. Les médias n’ont pas échappé à la règle. Même si les journalistes en exercice n’ont pas été soumis de la même manière au confinement pour leur permettre de continuer leur travail, beaucoup d’émissions avec des invités extérieurs ont été abandonnées et certains journalistes sont même restés à leur domicile. C’est le cas en particulier de piliers du PAF comme Jean-Pierre Pernaut, l’inusable présentateur du 13h de TF1 qui a choisi de passer le confinement dans sa maison en Picardie. Il a ainsi été remplacé par sa doublure habituelle lors des vacances Jacques Legros. « JPP » a néanmoins gardé une petite séquence filmée depuis chez lui dans chaque 13h, avant de revenir le 7 juin. La célèbre émission matinale de France 2, Télé-Matin a elle aussi été supprimée au profit d’un programme d’information commun avec France Info TV. Les émissions sportives, les spectacles en direct ont eux aussi disparu avec le confinement. Tout comme les séries télé quotidiennes obligées de garder leurs épisodes en réserve, ne pouvant assurer de nouveaux tournages en attendant.
Pour combler ces heures de programmes manquants, les chaînes ont choisi de privilégier les rediffusions de classiques du cinéma populaire français. France 2 en a même fait un rendez-vous quotidien, l’après-midi après le déjeuner, favorisant les comédies des années 1960, 1970 et 1980. Louis de Funès a été incontestablement la vedette de ce confinement, avec pour rôle de redonner le sourire aux Français. La Folie des grandeurs, Rabbi Jacob, La Grande vadrouille, diffusés les dimanches après-midi, ont obtenu plus de 5 millions de téléspectateurs à une heure pourtant de faible écoute en temps ordinaire.
Alors que la télévision ne cessait de perdre du temps de consommation depuis des années au profit des tablettes, des ordinateurs et des autres outils numériques, les Français sont résolument revenus vers le petit écran, meilleur moyen de partager un même programme avec toute la famille.
Le temps passé devant la télévision a augmenté d’un tiers au quotidien, passant de 3h29 à 4h41. C’est en particulier les jeunes qui sont revenus vers la télévision avec +65 % d’audience pour les 15-24 ans. Les JT de 13h et 20h consacrent en particulier cette poussée de l’audience. De 4-5 millions en temps ordinaire, on est passé à 15-20 millions tous les soirs sur France 2 et TF110. Les chaînes d’information en ont aussi profité avec une hausse de 1,2 % pour BFM-TV11. Dans cette période troublée, les téléspectateurs semblent ainsi être revenus vers les bases de la télévision que sont les actualités quotidiennes et les fictions familiales, au détriment des talk-show pourtant populaires ces dernières années comme ceux de Cyril Hanouna sur C8.
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La période du confinement a bousculé les médias comme le reste de la société. Si la prise de conscience de la gravité de la crise a été tardive en raison d’un regard très centré sur le cadre national, la médiatisation du virus a été sans précédent. La grille des programmes a été profondément transformée avec l’abandon de la plupart des programmes habituels au profit de l’information et de rediffusions de fictions populaires. Des choix qui ont été plébiscités par des téléspectateurs qui, confinés à leur domicile, se sont retrouvés devant le petit écran pour partager en famille les grands rendez-vous télévisés du JT de 20h et des comédies populaires.
Pierre-Emmanuel Guigo
Maître de conférences en histoire à l’Université Paris-Est-Créteil
- Voir notre article sur la médiatisation des Gilets jaunes dans un précédent numéro de la Revue Politique et Parlementaire : Pierre-Emmanuel Guigo, « Je t’aime, moi non plus : les Gilets jaunes et les médias de masse », Revue Politique et Parlementaire, n° 1090, mars 2019. ↩
- https://www.aday.fr/2020/03/24/covid-19-dans-la-presse-francaise/ ↩
- Antoine Bayet et Nicolas Hervé, « Information à la télé et coronavirus : l’INA a mesuré le temps d’antenne historique consacré au Covid-19 », La Revue des médias, 24 mars 2020 : https://larevuedesmedias.ina.fr/etude-coronavirus-covid19-temps-antenne-information ↩
- Le Figaro, 18 juin 2020. ↩
- Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996. ↩
- Christophe Mattart, « Le « sociologue-expert » à la télévision : un sens pour la posture sociologique ? », Recherches sociologiques et anthropologiques, 37-1 | 2006, 85-103. ↩
- Voir l’article d’Acrimed, Frédéric Lemaire et Patrick Michel, « Chloroquine : une saga médiatique » : https://www.acrimed.org/Chloroquine-une-saga-mediatique, 27 juillet 2020. ↩
- IFOP pour Le Parisien, 5 avril 2020. ↩
- Antoine Bayet et Nicolas Hervé, « Comment Didier Raoult et la chloroquine ont surgi dans le traitement médiatique du coronavirus », La Revue des médias, 31 mars 2020 : https://larevuedesmedias.ina.fr/etude-coronavirus-covid19-traitement-mediatique-raoult-chloroquine ↩
- https://www.mediametrie.fr/fr/le-public-et-les-medias-un-lien-renforce-pendant-le-confinement#:~:text=BFM%20TV%2C%20CNews%2C%20LCI%20et,info%20est%20multipli%C3%A9e%20par%20trois. ↩
- Les Echos, 13 mai 2020. ↩