Vu d’ailleurs, la politique française offre un spectacle pour le moins paradoxal. Celui d’une Nation qui aime se penser universelle, porteuse de civilisation, tout en donnant aujourd’hui l’image d’un pays obsédé par ses comptes, réduit à débattre non plus de sa mission historique mais de son déficit budgétaire.
Ce paradoxe ouvre une question plus profonde : qu’en est-il du projet de civilisation que la France propose à ses citoyens et au monde ?
L’histoire, que nous sommes nombreux à avoir étudiée, nous apprend que les grandes inspirations françaises ont toujours reposé sur des idées qui, en retour, ont structuré l’économie et permis le redressement collectif. En 1789, ce fut l’idée de liberté et de droits universels ; en 1944, celle de justice sociale et de solidarité nationale ; après les guerres mondiales, l’ambition européenne. Ces projets ne furent pas des « fuites en avant » hors du réel, mais de véritables moteurs économiques et sociaux , nés de l’acceptation collective de sacrifices en vue d’un avenir partagé. Ils montrent que les nations se relèvent d’abord par des idées, et que ce sont ces idées, lorsqu’elles inspirent la confiance et justifient l’effort, qui réorientent ensuite durablement l’économie.
À l’inverse, réduire l’action politique à une logique d’équilibrage budgétaire revient à confondre moyens et fins. Les sciences de gestion rappellent d’ailleurs une leçon fondamentale qui éclaire la situation française : les objectifs de court terme peuvent être les ennemis des objectifs de long terme. Le volontarisme stratégique exige certes des efforts collectifs et des sacrifices, mais ceux-ci ne sont consentis que lorsqu’émerge une vision partagée, incarnée par un leadership capable d’inspirer la confiance. L’austérité, en l’absence de projet, ne crée pas la confiance : elle la mine. Comme l’a formulé Max Weber (1922/1971)[1], la rationalité instrumentale (Zweckrationalität) – celle des moyens calculés, de l’efficience et du court terme – ne suffit pas à maintenir une société. Celle-ci ne vit que par la rationalité axiologique (Wertrationalität), c’est-à-dire la poursuite de valeurs et de finalités collectives qui donnent sens à l’action. La politique qui se limite à une discipline comptable se prive de cette dimension du sens, et se condamne à l’impuissance.
Cet appauvrissement de l’action publique s’explique en grande partie par l’état des instruments économiques à disposition.
Un gouvernement peut agir sur deux leviers fondamentaux : la politique monétaire et la politique budgétaire.
Alors que la première a été confiée à la Banque centrale européenne, la seconde a été utilisée, usée et abusée par des décennies de déficits, au point de conduire aujourd’hui à un endettement record et à une paralysie manifeste de ce levier. Privé de marges monétaires et budgétaires, l’exécutif français se replie sur le seul registre des coupes, donnant à la rigueur comptable une centralité qu’elle n’aurait pas dû avoir.
La dissolution de 2024 a aggravé cette situation : au sein de l’Assemblée fragmentée qui en a résulté dominent les calculs politiciens dignes de la IVᵉ République qui empêchent l’élaboration d’un projet collectif. Beaucoup de ministres apparaissent moins préoccupés par leurs fonctions que par leur positionnement en vue de l’échéance présidentielle de 2027. La fragmentation institutionnelle s’ajoute ainsi à l’absence d’un récit national, et continue à l’alimenter.
Certes, la rigueur budgétaire est absolument nécessaire. Mais si l’objectif n’est que de réduire le train de vie de l’État, un gouvernement de technocrates – gestionnaires aguerris et spécialistes de la dépense publique – aurait probablement été plus efficace dans l’art des coupes. Le choix d’un gouvernement politique suppose autre chose : porter une vision, formuler un projet, ouvrir un horizon collectif.
Quand les personnalités politiques se bornent à jouer les contrôleurs internes, le sens même de ce choix disparaît.
Mais là encore, un paradoxe bien français prête à sourire : c’est bien le pays qui confie ce travail de « super contrôleur interne, Cost Killer » à un Premier ministre, François Bayrou, professeur agrégé de lettres classiques.
La dynamique à l’œuvre comporte des risques politiques et économiques majeurs. Répéter des annonces de rigueur et alerter sur le surendettement alimente l’inquiétude des marchés, au point de produire une prophétie autoréalisatrice : la défiance accroît la pression pour davantage d’austérité, enfermant le pays dans une spirale stérile et dangereuse, faisant craindre dans l’imaginaire collectif la banqueroute. Or, le pays n’est pas habitué à de tels scénarios. La dernière banqueroute française dite des « deux tiers » date de plus de deux siècles (sous le Directoire, en 1797). Elle a certes contribué à assainir le budget national, mais a également eu pour conséquence de ruiner le capital confiance de l’État auprès des épargnants. Cette dynamique aurait pour conséquence dramatique d’enfermer l’imaginaire collectif dans des pseudo-projets médiocres et mortifères qui font déjà le lit des extrêmes, et plus particulièrement de l’extrême droite, qui attend que le fruit soit suffisamment mûr – ou pourri – pour le cueillir.
L’histoire française, comme celle d’autres nations, montre pourtant une constante : le redressement naît toujours d’une vision, qui, en retour, dynamise l’économie.
Confondre discipline budgétaire et projet de société revient à priver la politique de sa fonction première : donner sens et direction. Un gouvernement de techniciens pourrait sans doute gérer les chiffres. Mais si l’on choisit un gouvernement politique, c’est pour qu’il porte une vision. Sans cela, la rigueur devient une fin en soi – et la politique se vide de son essence.
[1] Weber, Max. 1971. Économie et société. Traduction de J. Freund et al. Paris : Plon. Édition originale : Wirtschaft und Gesellschaft, 1922.
Bertrand AUGÉ
Docteur en Histoire
Docteur en Sciences de Gestion
Professeur à ékolre-ed School of Management – Pau, France
Youssef ERRAMI
Docteur en Sciences de Gestion
Professeur à l’Université Mohammed 6 Polytechnique (AIRESS – FGSES) – Rabat, Maroc
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