Dans dix ans, les historiens et politologues se pencheront peut-être avec perplexité sur cette curieuse phase de la vie politique française que fut le premier semestre 2020. Une période où, à la faveur du confinement, la consommation des médias et les discussions sur les réseaux sociaux ont explosé. Avec pour résultat une modification temporaire du rapport au temps – temps compacté, où la moindre information « infusait » dans l’opinion à très grande vitesse.
Une période, aussi, où l’avidité d’informations et l’intensité des débats se sont indexées sur la peur de la mort. Et parmi tous les débats qui ont marqué la période, il en est un qui, par son intensité comme par sa nature, s’est distingué de tous les autres : le débat sur l’hydroxychloroquine, et sur Didier Raoult. Personnage désormais entré au panthéon des héros populaires contemporains, l’histoire jugera ses actes et prises de position. Mais à court terme, force est de constater qu’aux yeux d’une grande partie de la population, il a semblé échapper à toutes les règles régissant la « popularité ». À la manière de certains leaders populistes, il est parvenu à défier les lois de la gravité politique – nulle incohérence, nul revirement, nul propos n’a semblé pouvoir entamer le formidable capital de confiance qu’il s’est constitué, auprès d’une partie de la population, en un temps record. Chaque article, chaque sujet télévisé sur Raoult générait des milliers, des millions de clics, de vues, de commentaires. Audiences record, mobilisation constante.
Nulle part ailleurs, le débat sur l’hydroxychloroquine n’a pris une telle ampleur.
Nulle part ailleurs, un tel personnage scientifique n’est venu frapper l’imaginaire collectif.
Et finalement, cette singularité française mérite que l’on s’y arrête. Car si ce débat a eu lieu ici et non chez nos voisins allemands ou espagnols – ou du moins, pas avec la même passion, de part et d’autre du débat –, c’est sans doute que Raoult et l’histoire de l’hydroxychloroquine disent quelque chose de ce que nous sommes en tant que nation, de nos craintes, de nos espoirs, de nos représentations collectives.
Arrêtons-nous d’abord sur les « soutiens » – d’autres diront le « fan club », tant il y a parfois eu quelque chose relevant de la starisation du médecin de Marseille – de Didier Raoult. Ils se comptent sur Facebook par centaines de milliers. À la fin juillet 2020, il y a encore de très nombreux groupes, dont le plus important (public) comprend plus de 250 000 membres. Un sondage réalisé par Kantar pour le Figaro Magazine en juin 2020 plaçait Didier Raoult au 3e rang des personnalités dont l’attitude face au coronavirus était jugée le plus favorablement par l’opinion, à 26 %, ex-aequo avec Roselyne Bachelot (non encore ministre) et Olivier Véran.
C’est à droite de l’échiquier politique que le professeur Raoult était le plus apprécié – 38 % d’avis favorables chez les sympathisants Les Républicains, et 48 % chez ceux du Rassemblement national. À gauche, 23 % jugeaient favorablement son attitude face au virus, et 18 % chez les sympathisants de la majorité présidentielle. Selon un sondage Elabe réalisé pour BFMTV début juin, 39 % des Français auraient une image positive du professeur. C’est globalement chez les plus de 65 ans (46 % d’image positive), les ouvriers (43 %), les résidents de PACA (60 %) que son image était la plus positive. En revanche, les cadres en ont une image plus négative que la moyenne.
Au-delà de la structure sociale de son socle de soutiens, Didier Raoult et le débat sur l’hydroxychloroquine ont souligné nombre de nos spécificités nationales, et de fractures bien françaises.
En somme, ils ont combiné tous les ingrédients de ce que les Anglos-Saxons qualifieraient de « perfect storm ».
Symptôme de la coupure paris-province ?
Raoult est, d’après nombre d’observateurs, le provincial qui donne des leçons à « Paris ». D’ailleurs, la plupart de ses soutiens politiques furent des élus régionaux, ou des maires, alors que les responsables politiques « nationaux » se montrèrent pour la plupart plus réservés. L’on observe bien dans le baromètre Figmag qu’il est plus populaire dans les zones rurales (26 %) qu’à Paris (23 %). Mais l’ampleur de la différence relève de l’épaisseur du trait, et ne justifie pas véritablement le récit médiatique qui oppose la province et Paris dans leur rapport à Raoult. En outre, entre les villes de 2 000 à 20 000 habitants (29 % de bonne image) et celles de plus de 100 000 habitants (27 %), il y a bien peu de différences. Reste que pour beaucoup de ses soutiens s’exprimant sur les réseaux sociaux, la fierté de voir un « provincial » retourner le stigmate, renverser le mépris (perçu) des Parisiens en fierté provinciale, semble jouer un rôle essentiel. Ils s’identifient à ce héros, ce vengeur (non masqué) de la cause provinciale, du « bas » par rapport au « haut » – le centre décisionnel de la France.
Symptôme de la défiance vis-à-vis des élites
Didier Raoult serait par ailleurs le héraut du « bon sens » dans un pays qui, de plus en plus, ne semble plus tourner très rond aux yeux d’une partie de l’opinion. Or, ici encore, les sondages viennent démentir une lecture médiatique un peu rapide, qui voudrait que les « intellos » ne souscrivent pas à ses balivernes, alors que les moins éduqués se laisseraient berner. En réalité, les non diplômés en ont une bonne image à 24 %, et les diplômés du supérieur à 26 %. Des écarts qui, là encore, ne sont pas abyssaux.
Reste que ce débat peut être lu comme le symptôme d’une appropriation du réel qui privilégie l’émotion à la raison, c’est-à-dire se base sur ce qui est perçu comme des marques d’authenticité, l’identification à une figure qui invite à l’empathie. De plus en plus, le lien émotionnel prend le pas dans le débat sur les arguments « rationnels ». Les contradictions de Raoult ne lui sont d’ailleurs nullement reprochées, l’opinion – celle qui le soutient, du moins – ne lui demande pas la même cohérence qu’au gouvernement ou qu’à un responsable politique normal – la sévérité de l’opinion sur la doctrine changeante des autorités sur les masques l’illustre bien, alors que pendant ce temps, Raoult a changé d’avis plusieurs fois sur la possibilité d’une « deuxième vague », sans que ses soutiens n’en soient nullement déroutés.
Triomphe du « bon sens » et du « système D »
Au fond, la popularité de Raoult est une forme de triomphe du « bon sens » populaire sur une connaissance scientifique qui progresse par accumulation d’expériences, d’hypothèses émises puis validées ou réfutées, et suppose donc d’accepter que « l’on ne sait rien ». Et finalement, Raoult nous éclaire aussi sur notre rapport au risque, à l’aléatoire, à ce que l’on peut maîtriser et ce que l’on accepte, ou non, de ne pas maîtriser. Car ne rien savoir, être dans l’incertitude, semble être devenu de plus en plus insupportable – ce qui pose un problème politique majeur, car l’exigence vis-à-vis du politique, l’injonction à protéger et à maîtriser les risques sécuritaires, culturels, sanitaires ou sociaux, ne fait que grandir alors que nous sommes précisément dans une période où l’aléatoire et le risque semblent aussi grands que difficiles à contrôler. Il y a sans doute là une source fondamentale de la crise de défiance qui frappe la politique. Et Raoult, avec son remède « miracle », offre un moyen simple de contenir le risque, là où les plus grands laboratoires, et les autorités mondiales comme françaises, n’étaient capables de proposer que des « on ne sait pas »…
Face à des autorités perçues comme défaillantes, Didier Raoult incarna l’homme « du terrain », du pragmatisme.
Celui qui « met les mains dans le cambouis », essaie, observe, ajuste… En somme, l’homme du « système D ».
Allergie bureaucratique
Le « débat Raoult » est aussi, sans doute, le symptôme du rejet d’une administration que l’on savait procédurière, tatillonne, et perçue comme déconnectée et souvent forte avec les faibles et faible avec les forts. Mais face à « l’évidence » que semblait représenter le fait de porter des masques pour se protéger, ou d’utiliser les traitements disponibles car « toujours mieux que rien » (et en prime, s’agissant de l’hydroxychloroquine, pas chers), l’administration a semblé encore plus insupportable que d’habitude. L’opinion a dénoncé des procédures trop longues – par exemple pour l’homologation des tests. Un manque de réactivité a été pointé, et parfois compensé, tant bien que mal, par des élus locaux (maires ou présidents de région). Tout au long du confinement, l’État a semblé avoir une guerre de retard – c’est en tout cas une des principales critiques qui fut adressée par l’opinion aux autorités, et ce, dès la première semaine de confinement et les premiers revirements doctrinaux (perçus ou réels) sur les masques.
Finalement, l’administration est apparue inadaptée aux besoins et aux défis de notre temps : manque de réactivité, manque d’intelligibilité et de lisibilité, incapacité à réduire le risque – voire, tendance à créer de l’incertitude supplémentaire à travers des normes changeant constamment.
Symptôme du complotisme, et plus précisément de la défiance vis-à-vis des Laboratoires pharmaceutiques
Depuis plusieurs années, la défiance vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques, et plus spécifiquement des vaccins, s’est ancrée dans une partie minoritaire mais non négligeable de la population. L’idée selon laquelle « les laboratoires pharmaceutiques sont en cheville avec le gouvernement » pour nous extorquer de l’argent, avec des traitements inefficaces voire nuisibles, s’est répandue à la faveur de la défiance vis-à-vis des autorités politiques comme des grandes entreprises. Or, il se trouve qu’à maintes reprises, Didier Raoult invoqua, pour justifier des entraves qu’il a subies, le pouvoir de quelques grands laboratoires, qui auraient un intérêt financier à empêcher la généralisation du traitement qu’il préconise. Cet argument fut jugé d’autant plus crédible par une part de l’opinion que l’hydroxychloroquine est de fait peu coûteuse, et que Didier Raoult ne semble à première vue pas intéressé financièrement à sa commercialisation. Dès lors, le débat entre pro et anti Raoult a largement recoupé les lignes de fractures du débat entre « complotistes » – que l’on devrait, par respect comme par précision dans l’analyse, plutôt appeler « défiants » ou hyperdéfiants – et citoyens conservant leur confiance sinon dans les autorités politiques, du moins dans les autorités scientifiques.
Chloé Morin
Politologue
Experte associée à la Fondation Jean Jaurès
Ex-conseillère opinion du Premier ministre (2012-2016)