La campagne officielle a démarré lundi 28 mars 2022, au terme d’une fin de semaine confirmant inexorablement le déclin de notre démocratie et l’état de délabrement du cher et vieux pays si l’on en juge par les graves incidents qui l’ont ponctuée, que ce soit à Furiani en Corse ou à Sevran et Aulnay-sous-Bois en région parisienne, pour ne retenir que ceux-là dans la trame de l’ordinaire français au quotidien.
« L’heure est enfin venue de solder les comptes et d’établir un bilan »
A mesure que l’on se rapproche du dimanche 10 avril, malgré l’atonie d’une compétition faussée par la guerre en Ukraine, plusieurs indices semblent infléchir la prévision d’une élection sans suspense et jouée d’avance sur le modèle du deuxième tour de la précédente, à l’instar de la météorologie contrariée en ce début de printemps où le gel menace à nouveau les bourgeons dans les vergers, après un épisode de températures particulièrement clémentes… On n’enjambe pas impunément une élection aussi facilement que cela dans un pays éminent comme la France au sortir d’un quinquennat aussi sujet à caution que celui qui s’achève ; ce sera sans doute une des leçons à retenir des signaux émis quelques jours avant le déroulement du premier tour, un rendez-vous décisif pour notre avenir et notre destin qu’une actualité tragique de guerre a malheureusement contribué à brouiller, en saturant notre attention et en la détournant des enjeux considérables à relever dans cette consultation majeure sous la Cinquième République. L’heure est enfin venue de solder les comptes et d’établir un bilan, même si jusqu’à la dernière minute, la tentation de l’esquiver et d’escamoter le nécessaire débat de la présidentielle aura été l’ultime manœuvre tentée par tous ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change – c’est la fatalité des renouvellements de mandats en régime électif que de rechercher souvent en vain un deuxième souffle, et toute la difficulté réside dans la capacité ou non à convaincre que l’on fera mieux et que l’on réalisera les promesses non tenues pendant la saison numéro un dans la séquence suivante…
« La France ne se limite pas au microcosme parisien des instituts de sondages, médias et vivier des sempiternelles figures cathodiques qui infléchissent peu ou prou la mobilisation des 48,7 millions d’électeurs par leurs prévisions souvent contestables »
La mandature précédente s’était terminée de manière si peu concluante que le président sortant avait eu la lucidité de ne pas briguer un deuxième bail, et un de ses ex ministres avait pu ainsi réussir le tour de passe-passe magistral d’écarter toute possibilité d’alternance en recyclant habilement une partie du personnel politique au pouvoir, et en s’appuyant sur ceux qui avaient permis à la formation socialiste de battre la droite dite de gouvernement en 2012 pour lancer la fiction d’une troisième voie, le “en même temps” illusoire dont on constate aujourd’hui les limites et combien il a fait perdre du temps aux Français pour des résultats décevants, très en dessous de ce que l’on aurait pu attendre d’un mouvement qui prétendait remettre la société en marche à travers le concept de “start-up nation”, entre autres artifices pour “réenchanter” la gouvernance du pays… La France ne se limite pas au microcosme parisien des instituts de sondages, médias et vivier des sempiternelles figures cathodiques qui infléchissent peu ou prou la mobilisation des 48,7 millions d’électeurs par leurs prévisions souvent contestables, qui contribuent au déclin de la démocratie en accentuant l’américanisation des campagnes présidentielles et leur transformation en spectacles télévisuels d’un niveau médiocre voire affligeant, mais surtout finissent par alimenter une abstention massive, porte ouverte sur une crise de régime si la tendance observée lors des dernières consultations se confirme et se renforce les 10 et 24 avril.
« C’est un pari dangereux dans le climat délétère qui prévaut à l’heure actuelle »
Un fumet de décomposition s’élève de moins en moins subtilement de cette joute électorale de 2022, en bonne partie à cause du refus délibéré de l’exécutif sortant d’engager le débat d’idées dont les électeurs auraient eu le plus grand besoin pour clarifier leurs options de vote, et de se confronter à un examen objectif de son action au cours des cinq années écoulées. C’est un pari dangereux dans le climat délétère qui prévaut à l’heure actuelle, illustré notamment ces derniers jours par la violence de la colère et du désespoir dans les rues d’Ajaccio et de Bastia, ou à travers ce qui ressort du drame vécu par la famille de Jérémy Cohen, mort à Bobigny dans des circonstances reflétant combien la France est malade à un degré de moins en moins tolérable. Au-delà de l’angoisse du bouclage des fins de mois avec une inflation à 4,5% et un pouvoir d’achat – préoccupation centrale de l’élection- qui dégringole de jour en jour sous les coups de boutoir de la guerre en Ukraine contre l’économie mondiale (et ce, malgré les rustines du “quoi qu’il en coûte” pour pallier la hausse vertigineuse du prix du carburant et de l’énergie), une des questions qui devrait aussi tarauder tous ceux qui iront voter dimanche prochain avant de glisser leur bulletin dans l’urne est de se demander comment on a pu en arriver là, et comment espérer sortir de ce cauchemar de la violence et de l’insécurité en forme de spirale qui fait désormais tellement partie de notre paysage quotidien, que l’on a fini par s’y habituer de manière insidieuse sans se préoccuper du risque d’explosion à terme en cas de tempête sociale ou économique d’ordre majeur, liée à l’évolution de plus en plus préoccupante du conflit en Ukraine…
« Rien n’aura été épargné au cher et vieux pays en matière d’incongruités, dérapages, flambée de crises, faux-semblants »
Il ne reste plus que quelques jours aux électeurs pour se ressaisir, ouvrir les yeux et regarder où nous en sommes arrivés collectivement au terme de cinq années contrastées, épuisantes, marquées par une certaine fatalité et par l’enseignement qu’en politique la grâce n’est jamais acquise, que le ridicule ne tue plus à en juger par les multiples incidents et polémiques émaillant cette campagne hors norme, mais aussi que l’insincérité finit tôt ou tard par se payer au prix fort quand la promesse d’un monde nouveau s’avère en définitive un leurre… Rien n’aura été épargné au cher et vieux pays en matière d’incongruités, dérapages, flambée de crises, faux-semblants, etc -pas plus que sous les quinquennats précédents, rétorqueront les premiers de cordée et fringants youtubeurs mis en exergue par les tenants de ce qui devait incarner une nouvelle ère dans la démocratie française- : démission, à peine nommé, du premier Garde des Sceaux de la saison 1, principal artisan de la victoire de 2017, pour une affaire d’emplois fictifs au Parlement européen toujours pas résolue cinq ans plus tard ; sordides scandales Benalla, Griveaux pour ne citer que les plus “emblématiques” d’une perte de repères et d’une arrogance indécente dans certains des cercles du pouvoir ; long et douloureux épisode du mouvement des Gilets jaunes dont on ne mesurera jamais assez ce qu’il a pu révéler en matière de fractures et d’injustices au plus profond de la société française, mais aussi d’échos avec des révoltes du passé étouffées et oubliées comme celle des Bonnets rouges en 2013 ; avortement d’une réforme du système des retraites (celle qui devait réparer toutes les anomalies et sauver le régime des pensions de la faillite…) mal conduite dès le départ ; cauchemar éveillé de la pandémie qui restera le grand traumatisme clivant de la mandature et l’électrochoc révélateur de nos défaillances, accumulées au fil des décennies, de mauvais choix en matière de politique hospitalière et de santé, assorti de restrictions de libertés de circulation rarement observées en temps de paix dans nos démocraties occidentales ; jusqu’à l’ultime questionnement sur le montant considérable de contrats attribués à des sociétés de conseil (l’une d’elles émanant de l’étranger), comme un désaveu, en forme de camouflet somme toute, sur les compétences d’une administration française passant pour une des mieux formées du monde, aux fins, soi-disant, de mieux gérer les affaires publiques et de répondre aux urgences de l’heure… — mieux vaut arrêter là une énumération de multiples péripéties fastidieuse, sans doute trop à charge, qui finirait par être caricaturale si elle ne correspondait malheureusement pas à une réalité factuelle.
« Nos dirigeants sont-ils condamnés à n’être que des acteurs ou des avatars ? »
Mais avant de donner quitus à l’équipe de France sortante, il est légitime de la garder en arrière-plan et éclairage pour mieux comprendre le désarroi et la frustration suscités par une campagne électorale où à aucun moment – guerre en Ukraine oblige !- il n’aura été réellement possible de débattre et de questionner, défendre ou condamner le bilan objectif de l’action écoulée, la comparer avec d’autres situations et précédents dans le temps – consternation devant un plateau de télévision à une heure de grande écoute où se sera succédée une partie des 12 candidats sans jamais se parler ou se croiser devant un public muet, réparti autour de ce singulier ring de boxe sans combat… Est-il concevable que le destin de la France en 2022 puisse se jouer au cours d’un unique duel de deuxième tour entre les deux finalistes d’une campagne où l’on aura été jusqu’à demander aux représentants des principales sensibilités politiques du pays de mimer devant un perron de l’Elysée fictif leur première mesure s’ils étaient vainqueurs de la joute, et in fine de retoucher leur hypothétique portrait officiel, comme s’il s’agissait là d’un simple jeu à une heure de grande écoute ? Alors certes, on peut se prêter de bonne grâce à ce qui reflète peut-être l’évolution d’une société en quête d’un nouveau monde tournant le dos à une pratique politique trop conventionnelle ou archaïque, mais on peut aussi s’interroger sur le sens profond de l’élection présidentielle si celle-ci se transforme en tombola ou en roulette russe orchestrées par des médias suspendus aux moindres fluctuations et frémissements des réseaux sociaux omniprésents et tout puissants. Nos dirigeants sont-ils condamnés à n’être que des acteurs ou des avatars, les figurants d’un jeu de rôle sinistre et grinçant, où l’adhésion à un parti et aux idées qu’il porte ne signifie plus rien, où l’appartenance à une famille politique devient une veste que l’on peut retourner du jour au lendemain sans regarder derrière soi – chef intermittent d’une “drôle de guerre” non encore déclarée ni assumée dans toute son indicible horreur, Rolling Stones un après-midi pour remplir une arène de spectacle dans une compétition d’egos tragique et dérisoire à la fois, éternels candidat(e)s dont l’heure ne sonnerait jamais- ?
« Sombre printemps en perspective ou prélude d’apocalypse ? »
Où se nichent les extrémismes véritables en définitive ? Dans la suicidaire volonté de faire perdurer l’impasse dans laquelle le dynamitage en cours de notre démocratie à force de dénis, de renoncements dans les domaines régaliens et d’atermoiements, conscient ou inconscient, a conduit la France depuis de trop nombreuses années où la forme a fini par l’emporter sur le fond et l’action en matière de réformes ? Dans le refus de chercher à comprendre pourquoi tant de concitoyens se sont détournés dangereusement des urnes, désabusés par l’impuissance des politiques à améliorer leur sort ou leur infortune de manière plus tangible que les mesurettes et aumônes accordées par les puissants à ceux qui ne sont rien, les “sans dents”, la cohorte de ceux qui ne maîtrisent pas les codes des dominants depuis la nuit des temps ?
Aujourd’hui en France, on pouvait entendre à une heure de grande écoute que plus de la moitié du réseau routier avait besoin de réparations urgentes et que des Françaises et des Français n’hésitaient pas à parcourir des kilomètres de ce même réseau routier pour obtenir un passeport ou une carte d’identité, dans des délais difficilement concevables sous l’ère de la révolution numérique censée simplifier nos pratiques administratives, la faute à la pandémie ? Cherchez les motifs d’envisager des temps plus heureux dans un tel contexte, sur fond de vergers endommagés par le gel de début avril et de découverte de charniers au 41e jour de la guerre en Ukraine, des années après le drame en ex Yougoslavie. Sombre printemps en perspective ou prélude d’apocalypse ?
« De tels moments sont rares dans la respiration des nations »
La réponse, pour en revenir à la parodie électorale qu’il est trop aisé d’imputer uniquement à la dramatique conjoncture internationale, nous l’aurons dans trois jours, et en fonction du sursaut ou non de tous ceux -la jeunesse en particulier- qui ne supportent plus la situation présente et qui ont le plus à perdre si rien n’indique une réelle volonté de sortir de l’ornière actuelle ; elle pourrait bien marquer une rupture dans la conception que l’on se faisait de la manière de conduire les affaires publiques en France.
De tels moments sont rares dans la respiration des nations. L’heure est tragique et ne souffre plus les à peu près et le manque de détermination dans un monde où les images en provenance de Marioupol et Boutcha nous renvoient à l’extrême précarité de la condition humaine, quand la violence finit par l’emporter sur la raison, au terme de processus que l’on n’a pas su anticiper pour les prévenir à défaut de les maîtriser… Retenons notre souffle mais surtout, ne tournons pas le dos aux urnes dimanche 10 avril 2022, si nous entendons encore enrayer le déclin de notre démocratie mise à mal par la pandémie et les pratiques qu’elle a pu engendrer sous de nombreuses latitudes de par le vaste monde.
Eric Cerf-Mayer