La France libérale est veuve. Denis Kessler, un authentique penseur et homme d’action, s’en est allé au terme d’un combat contre une longue maladie. Le paradoxe de cet homme vient de sa formidable capacité à discuter avec l’Autre tout en s’agrippant à ses convictions.
L’ami Denis va faire route avec l’immense Alain Touraine et je forme, par-delà ma peine, le souhait ardent qu’ils puissent converser tout en cheminant vers l’Espérance ou la Lumière.
L’un comme l’autre auront marqué leur époque sans contestation possible.
Denis Kessler se décrit d’abord par son parcours académique qui donne un délicieux vertige à celles et ceux qui respectent la belle et pure réussite.
Non, il n’est pas donné à une multitude d’êtres de pouvoir présenter un cursus qui va d’HEC, en passant par deux agrégations (sciences économiques et sciences sociales : d’où la convergence de substances avec Alain Touraine) et de beaux parchemins universitaires en économie appliquée et en philosophie.
Pour les étudiants de Dauphine, la mémoire commande de convoquer le brillant tandem que DK a su former avec DSK. Leurs exposés sur l’avenir des retraites ont été confirmés par le temps.
Denis Kessler savait donc travailler avec un haut représentant du socialisme français tout en demeurant un libéral convaincu et construit.
Il aura manqué au récent débat sur les 64 ans et notre pays a perdu un humaniste loin des pseudo-libéraux qui se répandent, à l’inverse de leur degré de compétences poreuses, sur les plateaux de télévision.
Tel un menhir épicurien, Denis Kessler a su porter haut et fort l’idée pourtant simple en apparence que notre France ne doit pas être autant imprégnée, telle une nappe de mazout en mer lors de naufrages pétroliers, par l’omniprésence de l’État.
Thierry Mandon et Guillaume Poitrinal – là encore un socialiste érudit et un fervent libéral – ont démontré le poids des normes et leurs coûts en matière de dépenses publiques. Si les tuyauteries publiques étaient moins alambiquées, les experts considèrent que 2 points de PIB seraient dans l’escarcelle de notre nécessaire redressement économique.
C’est précisément un des chantiers que Denis Kessler a attaqué – car il était d’un naturel bretteur – lorsqu’il fût, à la fin des années 1990 (1999) – auprès d’Ernest-Antoine Sellière alors “patron des patrons”, donc président du MEDEF.
Le combat commun de ces deux hommes si différents a été la lutte contre les 35 heures de Martine Aubry et de Lionel Jospin. Face à un Sellière dogmatique et peu convaincant face à l’opinion publique, Denis Kessler, lui, avait su prendre des chemins dignes du GR20 de Corse. Autrement dit, il avait compris que seul un chemin ardu permettrait d’obtenir des décrets d’application visant à atténuer les effets de la réforme.
A un tel niveau de négociation, rien n’interdit d’être habile comme l’a reconnu le rocardien Alain Richard, ancien ministre de la Défense.
Cette habileté suscitait parfois de la crainte chez les interlocuteurs de DK et il est écrit dans les tablettes de la FFSA (Fédération française des sociétés d’assurance) qu’il a présidée dès 1990….. que les murs ont parfois vibré au prorata des décibels.
Après un passage éclair chez AXA où d’aucuns voyaient en lui le successeur de Claude Bébéar, parrain du capitalisme français de l’époque, Denis Kessler a rejoint la Scor où il aura réalisé des prouesses pour sauver ce réassureur alors mal en point.
Son parcours remarquable, au point de résister au raid de Covéa, et ses qualités managériales l’ont rendu emblématique patron et talentueux gestionnaire.
Pour ma part, je sais ce que je lui dois et je peux attester de son humanisme.
Une telle puissance cognitive et une telle puissance de travail sont des atouts que Denis Kessler n’étalait pas comme un camelot. Il était fort pudique et se concentrait sur ses objectifs, sur sa feuille de route.
J’ai une pensée pour sa famille et ses proches amis à qui je livre cette maxime de La Rochefoucauld : “Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement“.
Denis, vous n’avez jamais été Icare alors volez vers le Soleil avec sérénité.
Modestes terriens, nous tenterons de poursuivre tel ou tel pan de votre si belle œuvre.
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique
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