Elections européennes : Bardella à plus de 30%. Hayer à moins de 15%. Les protagonistes n’ont pas même le temps de débriefer qu’Emmanuel Macron prend tout le monde de court et ouvre une brèche en annonçant, le soir même à 21h00, la dissolution de l’Assemblée nationale. Que faut-il en penser ? La classe médiatique est quasi unanime : Affolement général ! Les qualificatifs s’enchaînent : Coup de poker, coup de dés, amateurisme, pari risqué, pari dangereux même, jeu avec le feu, apprenti sorcier… La démocratie, elle, est plutôt satisfaite, car après des mois d’asphyxie, elle respire enfin…
Guillaume Tabard ouvre son contre-point dans le Figaro par un coup de marteau : « Faut-il parler d’audace ou d’inconscience ? » Il n’est pas le seul, loin s’en faut, à s’indigner si violemment de la décision du chef de l’Etat. Alexis Brezet n’a pas été beaucoup plus tendre avec le locataire de l’Elysée qui, selon lui, « joue sur un coup de dés son avenir, et celui de la France ». Dans Le Monde, c’est Solenn de Royer qui s’y colle. Elle dénonce « une opération follement risquée », ouvrant ainsi sa chronique : « Apprenti sorcier ? Joueur de poker ? Pompier pyromane ? » Et elle ajoute à très juste titre : « Dimanche soir, sur les plateaux de télévision, les mêmes mots revenaient chez ceux qui étaient chargés de commenter la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, au soir d’une victoire historique du Rassemblement national (RN). » L’indignation de la classe médiatique est effectivement collective ! Pourquoi un tel affolement médiatique ? Pourquoi une telle indignation ?
Cette séquence témoigne de plusieurs choses :
Tout d’abord, d’une incapacité, de la part de ceux qui sont censés penser la chose politique, de produire une pensée qui soit à proprement parler « politique ». Ils sont coincés dans le registre de l’indignation, de la morale et de l’émotion. D’un côté, le bien ; de l’autre, le mal. D’un côté « ce qui se fait », de l’autre, « ce qui ne se fait pas ». Manifestement, pour la classe médiatique, dissoudre ainsi, cela ne se fait pas ! Nous expliquerons un peu plus bas que, eh bien si, ça se fait, et c’était même plutôt bien fait !
Ensuite, ce dont témoigne cette indignation médiatique collective, c’est d’une incapacité à masquer une opinion partisane débordante. Derrière l’indignation, chacun a senti poindre une forte inquiétude : « le parti des ploucs » pour certains, « le parti des fachos » pour d’autres, risque de prendre le pouvoir. Pour la population, le fameux « arc républicain » est une fumisterie, un procédé de délégitimation qui ne trompe plus personne. Pas pour la classe médiatique manifestement qui fait encore largement usage du terme « extrême droite ». Et que dire du mépris de cette élite qui analyse la sociologie des électeurs/militants/dirigeants du RN sous l’angle quasi-exclusif de la déficience (intellectuelle, éducative, professionnelle…) ? Comment, après la « pensée complexe » tant vantée d’Emmanuel Macron, se résoudre à une telle « pensée simpliste » ? Comment un segment de la population si peu familier avec le sapere aude des Lumières, fut-il majoritaire, pourrait décider de la destinée du pays ? En gros : la démocratie, oui, mais jusqu’à un certain point !
Enfin, cet affolement médiatique témoigne d’un aveuglement coupable, d’une naïveté dommageable, à l’égard d’Emmanuel Macron. Ceux qui ont fabriqué dès 2016 l’image du génie politique : « président philosophe », « Mozart de la finance », « disciple de Ricœur », « intellectuel héritier de Machiavel », « stratège gaullo-mitterrandien »… auraient-ils cru à leur mythe ? Refusent-ils de voir qu’Emmanuel Macron n’est ni un théoricien du politique armé pour le « gros temps », ni un stratège visionnaire, mais un tacticien – plutôt habile d’ailleurs –, un trader politique spécialisé dans la spéculation d’hyper-court-terme ?
Soyons clair : Emmanuel Macron, contrairement à tout ce que prétend la classe médiatique depuis deux jours, a particulièrement bien joué cette séquence !
Le timing, la préparation dans le secret, le retour au peuple, étaient parfaits !
Non, il ne fallait pas dissoudre à l’automne, car l’opportunité politique aurait été bien moindre. Ceux qui n’en sont pas convaincus ont manifestement une conception du Kairos inférieure à celle du président – à qui l’on peut reprocher bien des choses, mais pas de manquer du sens de l’opportunité, sachant l’habilité dont il a fait preuve pour s’emparer du pouvoir en 2017, et de nouveau en 2022 sans faire campagne. Parce que la classe médiatique a rêvé pendant longtemps un Emmanuel Macron imaginaire, elle a amputé sa faculté de saisir les forces et les faiblesses du président réel. Petit rappel machiavélien aux intéressés, extrait du chapitre XV du Prince : « Laissons donc de côté les choses que l’on a imaginées à propos d’un prince et [discourons] de celles qui sont vraies… » Des deux corps du roi, Emmanuel Macron a constamment donné l’impression de ne se soucier que d’un seul, le sien. Mais il n’est pas impossible que cet intérêt obsessionnel : Ne pas remettre les clefs de l’Elysée à Marine Le Pen en 2027, soit in fine profitable au second corps, le corps politique. Car ce dernier, quoi qu’en pense la classe médiatique, est en proie à une hypoxie sévère. De fait, il n’est plus autorisé à respirer au grand air, car ce dernier est jugé trop dangereux, trop pollué par des idées nauséabondes. Ce corps hier vigoureux est désormais tenu à l’abri d’une pièce confinée, construite patiemment depuis 1945 par les tenants de la bonne morale politique. Une pièce idéologiquement aseptisée, mais politiquement mortifère.
Au-delà du prétendu « risque » que le RN prenne le pouvoir, y a-t-il un risque qu’une majorité relative se dessine ? Oui ! On sait que fort d’une telle majorité, le RN ne pourrait probablement nouer que peu d’alliances pour voter ses propositions de loi. Y a-t-il un risque qu’une majorité totalement introuvable se dessine, et qu’une forme de chaos parlementaire en résulte ? Evidement oui !
Un scénario à la belge, sans premier ministre et sans gouvernement pendant des mois et des mois, pourrait alors enfermer la France dans la polémique permanente.
Doit-on avoir peur ce genre de crises ? Non ! On ne peut pas éternellement faire croire au peuple que seul un centre aussi pléthorique que modéré, tentant maladroitement de phagocyter à chaque crise un peu plus de la droite libérale et de la gauche sociale-démocrate, est capé pour diriger les affaires du pays, repoussant ainsi aux extrêmes tous ceux que la morale bourgeoise, de gauche comme de droite, réprouve. La crise démocratique que nous traversons, et dont chacun s’accorde à reconnaître la profondeur inédite, est peut-être la résultante de l’accord idéologique tacite qui lie classe politique et classe médiatique, et qui a contribué à réduire peu à peu le champ du possible à la taille d’un post-it où quelques « valeurs républicaines » ont été inscrites en lettres d’or et sacralisées. Le corps politique a besoin d’autre chose pour se redresser et retrouver sa vigueur d’antan. Il a besoin que la vivacité de la pensée politique occidentale d’hier et d’avant-hier, y compris avec ses erreurs et ses errances, soit remise au goût du jour, car c’est de là, aussi, qu’a jailli son génie. Il a besoin que le réel, voire le réalisme, dont Machiavel a été l’initiateur moderne, dessille à nouveau les yeux endormis de la classe politico-médiatique convertie presqu’intégralement à l’idéalisme moral. En vérité, le peuple se moque de savoir si Marine Le Pen prendra le pouvoir en 2027, si Jordan Bardella sera premier ministre en juillet 2024 ; ce qu’il veut, c’est que la démocratie respire à nouveau, pour que le véritable corps du roi, le corps politique, retrouve sa puissance et son panache, qu’il enjambe à nouveau les obstacles qui entravent les progrès de la nation, quitte à trébucher parfois.
Frédéric Saint Clair,
Politiste, auteur de L’extrême droite expliquée à Marie-Chantal (Editions de la Nouvelle Librairie)