Jeudi 23 mai : Débat Attal/Bardella sur France 2. Quelques minutes après, sur le même plateau : Coup de gueule en direct de François-Xavier Bellamy qui buzz davantage que le débat lui-même. Dans la foulée : plantage monumental de tous les commentateurs autorisés qui donnent Attal vainqueur, jusqu’à ce que les premiers sondages montrent que les Français font une analyse radicalement différente. Enfin, Emmanuel Macron affirme qu’il est « prêt à débattre maintenant » avec Marine Le Pen, laquelle lui répond en substance : OK, à condition qu’à l’issue des élections européennes, en cas d’échec de votre liste, vous démissionniez ou bien vous dissolviez l’Assemblée nationale. On a rarement vu une fin de semaine aussi dingue. Décryptage.
Parmi toutes les questions qui se posent, la plus piquante est probablement : Pourquoi les commentateurs politiques, pourtant avisés, étaient-ils à ce point en rupture avec l’opinion publique ? Il y a de multiples réponses possibles. La plus directe est : Parce que ce débat n’avait pas vocation à désigner un vainqueur. Le débat Attal/Bardella (tout comme le débat Macron/Le Pen s’il avait dû avoir lieu) n’était pas là pour dire qui est le meilleur, qui est le plus apte à diriger, qui est le plus brillant débatteur.
Le sens de ces débats insolites, de ces débats extérieurs à toute logique électorale européenne, est tout autre.
Ils sont une sorte de catharsis. Et cette catharsis est ce qui donne à la fois raison et tort à François-Xavier Bellamy. Raison car son analyse est globalement juste : ces débats sont en décalage avec la séquence électorale européenne ; tort car sa sortie vindicative témoigne de son aveuglement face au phénomène RN, et à ce que la confrontation Attal/Bardella, voire Macron/Le Pen, représente structurellement.
Ces débats sont des voiles qui recouvrent l’affrontement de deux mondes. Le premier de ces mondes est né au début du XXe siècle et il a fait ses premiers pas dès la fin de la seconde Guerre Mondiale dans une ébauche néolibérale de construction d’Union européenne et de mondialisation ; le second est né lors de la chute du communisme et il a fait ses premiers pas lorsque la Chine est entrée dans l’OMC, quelques mois après les attaques contre le World Trade Center – deux évènements considérables dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Aussi structurées que soient les critiques ciblant le parti lepéniste, le qualifiant de « populiste », voire de « pétainiste », l’excluant du cercle de la raison, etc., elles échouent lamentablement à enrayer sa dynamique.
La raison ? Les électeurs RN appartiennent déjà à cet autre monde, un monde à tendance post-libérale qui refuse les codes politiques et économiques que l’Occident a mis en place progressivement au long de ce court et intense XXe siècle.
Lorsque Emmanuel Macron promet en 2017 de créer un « nouveau monde », il installe dans le débat un gigantesque malentendu. Car le nouveau monde auquel il songe est celui que décrit Francis Fukuyama dans la fin de l’Histoire : c’est un monde qui existe déjà !, même s’il demeure non accompli. C’est un monde auquel tout l’Occident travaille depuis un siècle. En fait, c’est en « Président de la fin de l’Histoire » qu’Emmanuel Macron se rêve, en Messie accomplissant la prophétie démocratique et libérale née des Lumières et de la Révolution française.
Il sait que la France seule ne permettra pas à ce projet de voir le jour ; il sait combien ce projet est menacé à l’échelle internationale ; il l’envisage donc à une échelle strictement européenne et fédérale. Il refuse de prendre acte de la mort de ce que Thomas Gomart nomme, dans « L’Affolement du monde », le « mythe de la convergence », c’est-à-dire « cette idée selon laquelle la Chine et la Russie (qui a rejoint l’OMC en 2012) joueraient le jeu de la mondialisation en suivant les règles occidentales ».
Disons-le encore autrement : Emmanuel Macron n’a rien du génie politique que les médias ont vendu aux Français en 2017, mais il incarne cependant une ligne politique qui est singulière en ce qu’elle est l’aboutissement du processus de convergence droite/gauche qui a parcouru tout le XXe siècle, et qui culmine durant les années 90 dans la proposition formulée par Fukuyama. Cette proposition philosophico-politique n’annonce pas tant – comme on le dit, à tort, trop souvent – la victoire absolue des démocraties libérales sur toute la planète ; elle affirme surtout, et avant tout, la supériorité du modèle démocratique et libéral sur tout autre modèle[1].
Emmanuel Macron a compris que ce modèle est en danger de mort, que cette supériorité est contestée, et que cette menace de mort est nulle part mieux incarnée que par le RN . Il a aussi compris que le libéralisme et le socialisme « old school » de la droite et de la gauche ne parviendront ni à faire barrage au RN ni à sauver le modèle démocratique et libéral.
A ce titre, le débat qu’Emmanuel Macron met en scène entre Renaissance et le RN n’est pas seulement le résultat d’un mesquin calcul électoral ; c’est surtout la marque d’une obsession idéologique : empêcher l’avortement de la fin de l’Histoire. Lorsque Bellamy s’insurge ; lorsqu’une large partie de la droite et de la gauche le soutient ; lorsque les commentateurs politiques se fourvoient sur le sens du débat Attal/Bardella, ou lorsque Vincent Tremolet de Villers, dans son édito du lundi 27 mai sur Europe 1, affirme qu’un débat Macron/Le Pen n’aurait « aucun sens politique », « aucun sens institutionnel » et « aucun sens stratégique », ils témoignent tous du même aveuglement face à la question politique existentielle qui est incarnée par la poussée du RN.
Si nous vivions des temps « normaux », façon années 70-80, alors ils seraient tous parfaitement fondés à dire ce qu’ils disent.
Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est plus le cas.
Le RN n’est pas seulement un parti politique qui a fini par émerger et par s’imposer dans la vie politique française ; il ne fonde pas une alternative politique qui s’inscrirait dans le cadre existant ; il fonde une proposition politique qui menace ce cadre démocratique et libéral par une dimension perçue comme étant largement autoritaire et illibérale.
L’hystérie politique à laquelle nous avons assisté la semaine dernière, et qui ne manquera pas de se poursuivre, est la marque de cette obsession cathartique. Emmanuel Macron est prêt à tout soumettre – y compris les institutions, la lettre et l’esprit de la Constitution – à son effort désespéré de sauvegarde de son mythe.
Frédéric Saint Clair
Politiste, auteur de L’extrême droite expliquée à Marie-Chantal (Editions de la Nouvelle Librairie)
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[1] « En d’autres termes, ce qui apparaît victorieux n’est pas tant la pratique libérale que l’ »idée » du libéralisme. C’est-à-dire que pour une très large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale… » Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, p. 70.