En 2019, le gouvernement choisissait l’entreprise américaine Microsoft pour gérer les données de santé des Français. Comme le montre Elisabeth Gressieux cette prise de décision soulève quatre questions d’ordre éthique en révélant notamment la tension entre souveraineté des données et efficacité technique.
Morale et éthique : deux concepts ayant la même étymologie – les mœurs ou habitudes respectivement en latin et en grec – mais qui sont utilisés différemment aujourd’hui. Alors que la morale propose de grands principes moraux devant guider l’action a priori, l’éthique se questionne sur l’application même de ces principes en situation, dans des contextes particuliers. Aussi certains diront que l’éthique est relative. D’autres diront que l’éthique est pragmatique. Elle relève en tout cas d’un questionnement sans cesse renouvelé, faisant appel à notre esprit critique et à notre capacité de discernement entre des valeurs en tension.
Nous illustrons ici les difficultés de la prise de décision éthique au plus haut niveau de l’État liées à ces tensions ; autrement dit, nous explicitons le difficile alignement entre le discours (principes et valeurs mis en avant) et la pratique (l’éthique vécue en situation de dilemme).
Pour illustrer notre propos, nous prendrons l’exemple de la décision du gouvernement, validée par le conseil d’État1, au sujet du traitement des données de santé des français par l’entreprise américaine Microsoft.
En 20192, le gouvernement, souhaitant centraliser la gestion des données de santé des français, signait un accord avec Microsoft pour la mise en œuvre d’une plateforme digitale dans le cloud.
Cette décision soulève un certain nombre de questions éthiques.
La première question éthique est liée à la souveraineté des données numériques des français. Elle réside dans l’utilisation potentielle que les USA pourraient faire de ces données ultrasensibles en vertu du Cloud Act (2018). Cette loi américaine donne la possibilité au gouvernement américain de consulter les données stockées par des entreprises américaines quel que soit le lieu de détention, autrement dit le lieu physique où se trouvent les serveurs hébergeant les données. Ce risque découle donc de l’intrusion possible d’une puissance étrangère dans des bases de données françaises, qui plus est des données très sensibles. Bien que le RGPD interdise en principe le transfert de données en dehors de l’Europe, la loi n’intervient qu’une fois que le mal est fait pour redresser des torts. Techniquement parlant, cette éventualité est donc possible.
L’éthique consiste alors à s’imaginer tous les possibles et à discerner le meilleur scénario eu égard à cette valeur de souveraineté et de maîtrise.
La seconde question éthique provient de la confusion entre les fins et les moyens. A l’époque en 2019, le dilemme éthique se présentait comme un conflit de valeurs entre efficacité technique ou technologique d’une part, et souveraineté nationale d’autre part. La première l’avait emporté sur la seconde3. Le discours souverainiste n’était pas audible comme nous l’avons vu dans le point précédent. Un des arguments consistait à dire qu’aucune entreprise française ne détenait la certification adéquate4 pour gérer ces données ultrasensibles et qu’aucune n’avait de solution technique assez avancée pour permettre un traitement algorithmique aussi poussé que celui rendu possible par la plateforme de Microsoft.
Toutefois, faire du critère d’efficacité le fondement de la « bonne » décision, c’est confondre les fins et les moyens.
On peut légitimement se questionner sur le bien-fondé éthique d’un tel choix. L’efficacité peut-elle être une fin en soi ? Une fonction technique comporte une dimension morale qui la dépasse. Un geste technique est fait en vue d’autres fins qui lui sont extérieures5. Faire le choix d’une solution, peut-être moins ample en termes de potentialités à court terme, mais nous assurant le contrôle de données aussi sensibles n’aurait-il pas été plus judicieux ? La gestion des données de santé ne devrait-elle pas plutôt viser un mieux-être de la population, une amélioration du bien-être, une meilleure adéquation des traitements aux maladies ? Comment mener une politique publique de santé sûre et sereine si nous perdons le contrôle total des données ? L’éthique consiste alors à introduire des critères qualitatifs dans le raisonnement pour venir contrebalancer des critères quantitatifs de performance.
Le bien technique ne peut se substituer au bien moral.
La troisième question éthique soulevée par cette décision vient de notre rapport au temps. En effet, « … Microsoft a été sélectionnée, afin de ne pas perdre de temps. »6. Effectivement, le questionnement et la réflexion éthique requièrent du temps afin de bien poser le problème et les enjeux, soupeser les conséquences potentielles, les risques pour les différentes parties-prenantes … Or notre époque moderne file comme un camion lancé à toute vitesse que rien ni personne ne peut arrêter7. L’éthique consiste alors à prendre le recul critique nécessaire afin de résister aux pressions liées à l’urgence ou supposées comme telles.
La quatrième question éthique est liée au sujet de la préférence nationale du point de vue économique. Dans le contexte actuel de pandémie, notre Président de la République s’est exprimé dimanche 14 juin. Il a souligné la nécessaire reconstruction économique du pays en mettant en avant un certain nombre de valeurs. Écoutons-le8 :
« Notre première priorité est donc d’abord de reconstruire une économie forte, écologique, souveraine et solidaire. (…) [Il nous faut envisager de] bâtir un modèle économique durable, plus fort, de travailler et de produire davantage pour ne pas dépendre des autres. (…) Il nous faut d’abord tout faire pour éviter au maximum les licenciements. (…) Il nous faut créer de nouveaux emplois en investissant dans notre indépendance technologique, numérique, industrielle et agricole. Par la recherche, la consolidation des filières, l’attractivité et les relocalisations lorsque cela se justifie. Un vrai pacte productif. »
Il apparaît dès lors que le discours d’Emmanuel Macron donne la priorité cette fois-ci à la préférence nationale et à l’indépendance industrielle et économique, et que la « solidarité » est une priorité parmi les 4 critères cités. Le défi éthique qui se pose à une institution est de faire vivre les valeurs de son discours, les grands principes moraux qui l’animent, autrement dit de faire en sorte que les décisions et les solutions apportées aux dilemmes éthiques soient cohérentes avec ces valeurs et reflètent fidèlement les priorités qui en découlent. En tout état de cause, on peut se demander s’il ne faudrait pas envisager d’ouvrir le contrat à des entreprises françaises du cloud comme OVH ou Scaleway ou encore Hotscale. En effet, la décision prise il y a quelques mois ne semble plus correspondre aux valeurs post-Covid et à la stratégie gouvernementale.
A défaut de cette cohérence éthique entre le discours et la pratique, l’État risque de perdre sa crédibilité, sa légitimité, et finalement la confiance de ses citoyens.
Risque d’ailleurs évoqué par le directeur général d’OVH, Octave Klaba9. L’éthique consiste alors à mettre en cohérence le discours avec la pratique.
Mme Elisabeth Gressieux, Ph.D.
Professeur d’éthique et de RSE
- https://www.usine-digitale.fr/article/malgre-les-polemiques-le-conseil-d-etat-valide-le-health-data-hub.N977416 ↩
- https://www.lebigdata.fr/health-data-hub-conseil-etat ↩
- « Avec les solutions françaises, étant donné le retard européen dans le cloud, que je regrette profondément, nous n’avions pas la possibilité de faire tourner les algorithmes d’intelligence artificielle aussi développés sur l’infrastructure française que sur l’infrastructure américaine », a fait valoir Cédric O mettant en avant le « choix cornélien » entre « efficacité sanitaire » et « question de la souveraineté ». https://www.novethic.fr/actualite/numerique/donnees-personnelles/isr-rse/la-france-choisit-microsoft-pour-heberger-ses-donnees-de-sante-et-cree-la-polemique-148666.html ↩
- Certification HDS (Hébergeur de Données de Santé) entrée en vigueur en 2019 ↩
- Voir à ce propos la discussion de Zygmunt Bauman (1991) dans Modernity and the Holocaust, Cornell University Press, pp.101-102 ↩
- https://www.lebigdata.fr/health-data-hub-conseil-etat ↩
- Idée développée par le sociologue britannique Anthony Giddens (2002) dans « Runaway world », Routledge. ↩
- https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/06/14/adresse-aux-francais-14-juin-2020 ↩
- https://www.novethic.fr/actualite/numerique/donnees-personnelles/isr-rse/la-france-choisit-microsoft-pour-heberger-ses-donnees-de-sante-et-cree-la-polemique-148666.html ↩