Une décennie après la tentative de califat de Daech, l’histoire se répète en Afrique subsaharienne, nouvel eldorado djihadiste. Sans réaction conséquente de la communauté internationale, l’impact sera ressenti à travers le continent et même au-delà.
Et si les djihadistes étaient en train de réussir au Sahel là où ils ont échoué au Moyen-Orient ? Ces dernières semaines ont été marquées par des attaques djihadistes d’ampleur inédite au Niger, au Mali et au Burkina Faso. Casernes occupées et pillées, civils pris en étau, jetés sur les routes de l’exode… jamais la pression exercée par le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (acronyme arabe JNIM, affilié à al-Qaïda) et l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS, affilié à l’État Islamique) n’a semblé aussi forte. Leurs attaques répétées interrogent par leur ampleur et constituent une menace existentielle.
Une menace pour l’intégrité territoriale
En octobre 2019, j’animais une conférence de presse à Paris pour alerter sur les risques d’embrasement du Sahel et pour relayer l’inquiétude des églises du Burkina Faso. La crise était à ses débuts, il fallait donner l’alerte : du fait de sa géographie, le Burkina Faso constituait un rempart contre ce phénomène djihadiste en pleine expansion…
Six ans après, la situation s’est si nettement détériorée qu’un projet de califat sahélien semble prendre forme. Les zones d’activités des groupes djihadistes s’étendent au sud vers le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire, mais aussi à l’Ouest. La région malienne de Kayes, frontalière avec la Mauritanie et le Sénégal, est devenue une zone de prédilection pour le JNIM. Le 1er juillet, le groupe a mené des attaques simultanées contre 7 localités y compris Kayes, seconde ville du pays et principal débouché commercial pour ce pays enclavé. La stratégie des djihadistes a considérablement évolué : jusque-là cantonnés aux zones rurales, ils semblent viser désormais les centres urbains, selon une stratégie d’encerclement évoquant le scénario afghan.
Une menace pour le vivre-ensemble pacifique
La crise sécuritaire se double d’une crise sociale profonde. La culture de tolérance, ancrée dans les mœurs au Sahel, est mise à rude épreuve. Dans leur projet de califat, le JNIM et l’EIGS amplifient les conflits et les divisions sur des bases ethniques et religieuses. Les communautés chrétiennes, minoritaires au Sahel, sont ainsi devenues une cible privilégiée. La méthode utilisée par ces groupes rappelle Daech : « Vous êtes sous la charia. Convertissez-vous à l’islam pour avoir la vie sauve ». Pierre Ouédraogo, pasteur à Silgadji, dans le Nord du Burkina Faso, fut un des premiers visés, le 28 avril 2019. Alors qu’il venait de célébrer le culte, son église fut attaquée. Confronté au dilemme « la conversion ou la mort », le pasteur refusa de renier sa foi chrétienne. Il fut abattu à bout portant. Ce drame donnera le coup d’envoi de multiples attaques visant des communautés chrétiennes dans le Nord du pays. Sous la pression djihadiste, la région s’est vidée de sa population chrétienne. Dans l’Est du pays, la présence des chrétiens reste tolérée, mais ils sont soumis à des restrictions drastiques : églises fermées, célébration de culte sans liturgie, imposition d’une lourde taxe. L’Afrique subsaharienne est devenue la partie du monde où la persécution religieuse est la plus aiguë. Sur l’ensemble du Sahel, l’insurrection djihadiste a créé un climat de méfiance entre les communautés ethniques, notamment nomades, victimes de stigmatisation.
Un profond sentiment d’abandon
La crise qui affecte le Sahel échappe au radar médiatique occidental. Le Burkina Faso est durement touché : plus de 2 millions de déplacés internes et un million d’enfants déscolarisés. Pour les communautés concernées, il y a un profond sentiment d’abandon, de « deux poids deux mesures », quand on fait le parallèle avec les crises actuelles – Ukraine ou encore Gaza. Cette indifférence contraste avec la réaction qu’avait suscité 10 ans plus tôt la création d’un califat par Daech, qui s’était traduite par le déploiement d’une coalition militaire internationale.
Si les crises qui affectent l’Afrique subsaharienne sont traitées comme secondaires, la bascule s’opérera et posera un problème de sécurité global. En effet, l’instabilité actuelle alimente directement les routes migratoires vers l’Europe. La violence nourrit aussi les trafics. Chaque année, des quantités considérables de drogues sont acheminées d’Amérique vers l’Europe en passant par le Sahel. Si les efforts passés ne sont pas parvenus à prévenir la crise actuelle, il reste encore possible de la contenir. La solution n’est pas de détourner le regard mais de faire évoluer les politiques étrangères européennes. Une approche globale qui prend en compte les problèmes de sécurité et de développement est nécessaire. En ce sens, il est urgent de tirer les leçons de la reconstruction de l’Irak post-Daech et d’impliquer les organisations confessionnelles locales qui se sont illustrées dans l’éducation, la santé ou le développement rural. Leur apport s’avère crucial dans la résolution des conflits et tensions communautaires actuelles, mais aussi dans la mise en œuvre des programmes humanitaires internationaux en raison de leur ancrage et de la confiance dont ils bénéficient de la population.
Illia Djadi,
Expert sur la sécurité et la liberté de religion en Afrique subsaharienne
ONG Open Doors International