Le vendredi 13 décembre, le parti conservateur mené par Boris Johnson a obtenu une majorité écrasante au Parlement face au parti des travaillistes de Jeremy Corbyn. Analyse d’Andreas Pantazopoulos, associate professor, Université Aristote de Thessalonique.
La récente victoire de Boris Johnson aux élections parlementaires en Grande-Bretagne a de nouveau posé la question de la pérennité de la vague populiste actuelle. Le géographe Christophe Guilluy a même remarqué que la victoire de Johnson est due moins à son conservatisme qu’à son populisme. De l’autre côté de l’échiquier, la défaite écrasante de Jeremy Corbyn a été dans beaucoup de cas imputée au caractère sectaire de son leadership et à son héritage gauchiste, balayé par la vague populaire. Si l’on s’en tient à cette double image, on pourra même conclure que le populisme a vaincu la gauche, malgré l’effort constant du leader du Labour d’incarner un « populisme de gauche ».
En effet, Boris Johnson n’a fait qu’occuper la place laissée vide par « la vacance de pouvoir » du Labour dans les classes populaires.
Le refus de ce dernier d’accepter le dilemme central posé par le Brexit, en le contournant par ladite « question sociale », à savoir par des mesures d’égalité sociale contenues dans son fameux « manifesto », s’est retourné contre lui. Les classes laborieuses du pays ont rejeté de façon plébiscitaire cette offre « égalitaire » parce que leur demande était tout autre. Elles ont considéré que la revendication égalitaire passait, en cette période de crise, par l’indépendance de la Grande-Bretagne par rapport à l’Union européenne, tenue responsable, entre autres, du manque de protection qu’elles subissent et de leur déclassement social subséquent ; ladite indépendance était le présupposé de l’amélioration de leur condition et en ce sens, la dignité personnelle et collective n’était que l’autre face de la dignité nationale. Dans un tel cadre, l’offre conservatrice, le « one-nation conservatism », a pu s’articuler sur l’aspect conflictuel du « moment populiste » britannique, à savoir le Brexit, tout en démontrant son aspect nationalitaire, sinon « nationaliste ». Renouant avec le politique, en incarnant l’un des pôles du conflit, Johnson a pu ainsi rendre lisible et opératoire son message politique.
L’attitude du Labour était tout autre. Il n’a pas seulement « rejeté » le Brexit, il a fait quelque chose de pire : il a refusé le clivage politique et social que le Brexit avait engendré. En tentant d’éviter le conflit via son célèbre manifeste, il s’est fait rattraper par le conflit ! Et il a confirmé pour la énième fois que, surtout en politique, on ne choisit pas toujours ses « ennemis », mais que parfois ce sont nos ennemis qui nous désignent comme tels. La nature du politique n’a pas changé, contrairement à ce qu’ont voulu croire Corbyn et ses collaborateurs pendant son leadership1. L’attitude corbyniste « pacifiste » a nié, donc, cet aspect fondamental de la réalité sociologique du conflit en proposant un programme de subjectivation perpétuelle à l’égard d’un fait accompli. Au lieu de proposer un projet politique centré sur la dynamique du bloc des brexiters, il a présenté une dissertation d’idées belles et bonnes, censées correspondre à une demande fantasmée d’égalité sociale conçue sous un angle égalitariste et même utopiste.
C’est cet émancipationnisme-là, coupé de la réalité au point que certains intellectuels de gauche pro-Labour considéraient le « Brexit » comme un « signifiant vide »2, qui a fait sortir le Labour du style populiste pour l’emprisonner dans le « ghetto » urbain et bourgeois de Londres3, le coupant de sa base naturelle.
Comme le dit Roger Scruton, l’ennemi principal de la gauche, c’est la réalité !
Ce hors temps de la gauche britannique n’est pas venu de nulle part. Il est le fruit d’une tradition impolitique relativement longue, inaugurée par le blairisme, en ce sens que ce dernier a le premier jeté les bases d’une perspective post-nationale centriste concernant la gauche travailliste et social-démocrate. Certes, le corbynisme se présente en tant que refus d’une telle constellation centriste, d’un centre consensuel bourgeois et manageriel, mais en vérité, par ses positions sociétales et par l’embourgeoisement de son auditoire, il montre qu’il s’est fondu dans ce camp du progressisme idéologisé en incarnant sa composante « radicale » de gauche. La version anglaise de la « coagulation des luttes » est bien décrite par le politiste Matthew Goodwin comme une alliance sociale qui a fini par se retourner contre son inspirateur : la construction d’un front de « radicalité » avec l’élite intellectuelle libérale, l’auditoire d’une gauche traditionnelle (mais socialement conservatrice), les étudiants et les minorités ethniques4, ce centre-gauche post-moderne progressiste et radical a volé en éclats. Dans ce sens, la défaite de Labour peut être interprétée comme la défaite de l’aile gauche de l’establishment britannique. Car un tel blairisme atypique, gauchisé par sa prétention plébéienne (non confirmée par les urnes) et par le cosmopolitisme abstrait, et en même temps « centrisé » par son aspect anti-nationiste (tant idéologique que sociologique, par sa polarisation sur la cité-État de Londres), dans une perspective émancipationniste, pour parler comme Taguieff5, n’était qu’un populisme imparfait6, une démagogie sans populisme, un social-populisme compatible avec le « système », face à un « national-populisme » conservateur centré sur la réalité concrète.
Le style populiste de Johnson a concrétisé et politisé la revendication d’une temporalité nationale et a ainsi rendu audible le message de la « re-nationalisation » relative de la temporalité politique « usurpée » par Bruxelles, tout en imposant un programme électoral conséquent. Tandis que le point de départ de Corbyn était l’agrégat chaotique, pour parler gramscien, de sa base sociale avec ses revendications disparates (où l’on peut trouver ce qu’on veut), à partir de laquelle il a tenté la « construction » de son manifesto démagogique et utopique, Johnson, quant à lui, a procédé à l’inverse : c’est à partir du sommet, par l’énonciation d’un projet politique concret de souveraineté nationale « retrouvée », en accord parfait avec le clivage central engendré par le Brexit (« get Brexit done », « faisons le Brexit »), qu’il a élaboré sa promesse programmatique.
Populisme d’en haut et populisme d’en bas, si l’on peut dire, se sont rencontrés dans un centre conservateur hégémonique.
Centre, puisque, d’un côté, on a du mal à considérer les mesures économiques et sociales « étatistes » proposées par les Tories comme étant en soi « révolutionnaires » et que, de l’autre côté, comme le suggère Guilluy, la population périphérique représentée par Johnson n’est pas une « marge », c’est le centre sociologique du pays ; conservateur, car les valeurs véhiculées par ce programme veulent « restaurer » un « ordre naturel » bafoué par le laxisme d’un centre-gauche « cosmopolite ». Un populisme conservateur doux, un « populisme décent »7 est donc sorti vainqueur, au point que David Goodhart, l’auteur britannique inventeur du clivage entre les « Somewhere » (« les gens de n’importe où », ceux qui sont favorables à l’ouverture) et les «Anywhere» (le « peuple de quelque part », ceux qui sont enracinés et ancrés dans leurs valeurs), a cru pouvoir soutenir que l’expérience de Johnson pourra même, sous conditions, illustrer l’établissement d’une « social-démocratie modérée »8en ces temps de crise et de réalignement politique.
Quoi qu’il en soit, et sans pouvoir énoncer de pronostic sur la cohérence politique du nouveau conservatisme anglais, ces élections laisseront le souvenir de la victoire d’un certain national-populisme conservateur sur une démagogie progressiste.
Andreas Pantazopoulos
Associate professor, Université Aristote de Thessalonique
Crédit photo : Michael Tubi, Shutterstock
- https://www.telegraph.co.uk/news/2017/06/09/will-jeremy-corbyn-prime-minister-labour-party-results-live/ (10/6/2017). ↩
- Philippe Marlière, « Boris Johnson, l’an I du trumpisme européen », AOC (Analyses, Opinions, Critiques), 16/12/2019, https://aoc.media/analyse/2019/12/15/boris-johnson-lan-i-du-trumpisme-europeen/ ↩
- https://www.lefigaro.fr/vox/monde/christophe-guilluy-johnson-est-moins-un-conservateur-qu-un-populiste-20191215 (15/12/2019). ↩
- https://www.theguardian.com/politics/live/2019/dec/12/general-election-2019-uk-live-labour-tories-corbyn-boris-johnson-results-exit-poll?page=with%3Ablock-5df2e3798f08b5e670043116 (13/12/2019). ↩
- Pierre-André Taguieff, L’Émancipation promise, Paris, Cerf, 2019. ↩
- Voir sur ce sujet Andreas Pantazopoulos, « Le populisme de gauche est-il un ‘vrai populisme’? », Revue Politique et Parlementaire, no 1092, juillet-septembre 2019, pp. 263-275. ↩
- https://www.lefigaro.fr/vox/societe/david-goodhart-la-base-electorale-de-boris-johnson-en-partie-des-ouvriers-et-des-bas-salaires-20191217 (17/12/2019). ↩
- https://www.lefigaro.fr/vox/monde/laure-mandeville-entre-le-vote-trump-et-le-vote-johnson-un-saisissant-parallele-20191216 (16/12/2019). ↩