Comme toute histoire, celle de l’Europe a ses ombres, mais elles n’évincent pas les idéaux élevés nourris en son sein avant de contribuer à les faire croître : ces idéaux qu’elle a donnés en héritage au monde, il appartient plus particulièrement aux siens de continuer à les faire vivre. Pour cela il leur faut savoir d’où ils sont : c’est pourquoi Michel Fauquier dans Une histoire de l’Europe – Aux sources de notre monde raconte ce qui a fait l’Europe, depuis son émergence jusqu’au seuil de notre époque. Recension par Ludovic Laloux.
Certaine géopolitique n’envisage la référence aux fondements historiques des réalités présentes dont elle tente de rendre compte, qu’à la façon d’un prologue. Contre cette vision réductiviste, Michel Fauquier, dans sa vaste fresque ciselée Une histoire de l’Europe – Aux sources de notre monde, montre avec clarté et précision que l’histoire de la construction européenne demeure un présent toujours actif dont les angles saillants – ici appelés « nœuds », selon une réminiscence soljenitsyienne – structurent encore sensiblement l’horizon contemporain : onze nœuds, ou moments durant lesquels l’histoire européenne a lié son destin, sont ici identifiés, depuis le moment de l’émergence de l’idée d’Europe, sur fond des guerres médiques au ve siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au seuil de notre époque. Le récit s’appuie sur de nombreux documents plus ou moins connus mais tous éclairants, ainsi que sur des synthèses nécessaires à la compréhension de la démonstration qu’il porte : composé d’une seule main, produit d’une longue réflexion et appuyé sur une forte trame chronologique, ce récit entend répondre par sa cohérence à une tendance actuelle marquée au sceau du déconstructivisme, qui livre une vision éclatée et faiblement intelligible d’une Europe regardée comme un simple projet modelable au gré des politiques définies par les élites successives.
La thèse défendue ici est que l’Europe, plus encore qu’un lieu, demeure une haute idée, forgée dans le sang et la sueur, exaltée par les génies pratique et spéculatif, illustrée par la main de l’artiste et le verbe du poète : en un mot, l’Europe est une civilisation.
Celle-ci a trouvé ses fondements dans Athènes, Rome et Jérusalem, trois sources auxquelles le génie européen a abondamment puisé et qui lui léguèrent respectivement : une frontière mentale mettant en exergue que l’Occident et l’Orient étaient porteurs de deux civilisations radicalement différentes quoique d’égale valeur ; sa première forme, celle d’un Empire romain transcontinental mais resté occidental, car soudé par une seule citoyenneté ; un contenu enfin, le christianisme, né aux marges de l’Empire romain mais devenu l’être intime de Rome, comme la jeune Europe du mythe était elle-même fille d’un roi oriental.
À partir de ce triple fondement, le Moyen Âge a opéré une première fusion scellée par ce même christianisme qui avait survécu à l’effondrement de l’Empire romain d’Occident et qui se maintint puissamment sous une forme originale dans l’Empire romain d’Orient pendant encore un millénaire.
Pendant ce dernier, l’idée d’empire perdura et fonda la vision fédéraliste dont l’Europe a hérité.
Elle trouva son pendant dans la vision confédéraliste dont le fondement fut posé par les fortes traditions forgées au sein des monarchies nationales sur les ruines d’un empire qui n’en finissait pas de mourir. Dans le même temps, le monachisme appliquait une marque, insensible mais profonde et inspirante, sur un espace auquel il contribua à donner corps, à tel point que la carte de l’extension maximale des établissements monastiques médiévaux reste la seule qui laisse transparaître la carte de ce que tout un chacun reconnaît comme celle de l’Europe, tout en signalant la déchirure douloureuse qui persiste à séparer les destins de ses composantes occidentales et orientales, déjà distinguées par Rome.
À ce projet médiéval, les Temps modernes ont voulu donner une orientation différente : théologie et science expérimentale, catholicisme et protestantisme, projets espagnol et français, se sont disputé cet héritage qu’ils ont voulu faire leur avec l’orgueilleuse certitude que l’avenir était à l’Europe et à celui qui en prendrait la tête. Quand le fracas des armes a menacé cet héritage, l’Europe est alors partie à la recherche d’un équilibre aux allures de fuite en avant, jusqu’à nier la valeur de l’héritage reçu, nourrie d’un nouvel orgueil, celui que tout était possible à ceux qui saisiraient les armes puissantes de la raison pour fendre les ténèbres qu’ils accusèrent les siècles passés de leur avoir léguées.
De cet ensemble de contradictions sortirent les drames des Temps contemporains, produits de projets devenus fous laissés à l’appréciation de démiurges qui menacèrent de mener l’Europe au chaos au son retentissant de grands idéaux proclamés devenus des idées creuses, avant de prendre le visage de la terreur et de la haine.
C’est à ce parcours, parfois exaltant mais aussi terrible, qu’invite Une histoire de l’Europe en nous menant, par sa finesse et sa rigueur d’analyse, jusqu’au seuil de la construction européenne en cours, dans le but d’éclairer le discernement nécessaire que les Européens actuels auront à mettre en œuvre pour distinguer les bonnes des mauvaises sources de notre monde, et lui donner une nouvelle inspiration qui exorcisera les fantômes du passé et saura tirer le meilleur parti de notre héritage commun.
Michel Fauquier
Une histoire de l’Europe
Aux sources de notre monde
Le Rocher, 2018, 725 p., 28 €