Chronique de la vie quotidienne : un consommateur lambda envisage de souscrire un abonnement pour la fourniture de son électricité et téléphone à une société choisie à cet effet. Il connaît sa propre adresse, évidemment, la puissance de son compteur ainsi que sa consommation annuelle et s’apprête à fournir ces informations élémentaires à son correspondant, espérant recueillir en retour le prix de la fourniture souhaitée. Que nenni ! « Je dois d’abord établir une estimation de votre « consommation », lui répond-on. Le client potentiel précise qu’il la connaît et qu’il peut fournir toutes les informations nécessaires et que cela évitera à chacun de perdre du temps. Pas question ! Le « logiciel » impose que l’on procède d’abord à l’estimation normée. Fin de la communication. Car le chaland préfère l’interrompre avant de perdre patience.
Ne s’agit-il que d’un détail de la vie quotidienne contemporaine ou est-ce le signe d’une dégradation bien plus grave de la société ?
Alors qu’un contact à vocation commerciale était établi entre deux êtres humains, d’autres ont inséré entre eux un logiciel, une série d’instructions informatisées, pour leur interdire d’échanger. librement. Il n’est même pas question d’une quelconque « inintelligence » artificielle, mais simplement d’un formulaire à remplir mécaniquement que d’aucuns auront considéré comme indispensable, donc préalable, à toute conversation humaine, renvoyant chacun des deux interlocuteurs dans son coin. « Nous », concepteurs du système mais absents de l’échange, imposons notre conception et notre volonté, et « vous » devez vous y soumettre ! Le client n’est plus « roi », ou seulement d’un royaume de pacotille sur un trône de carton bouilli. Mais, bien plus, l’homme derrière le client est évité, écarté, nié ; alors qu’ « en même temps » (sic), l’employé de la société n’a plus qu’à remplir des cases que d’autres lui ont imposées. Bref, l’humain est renvoyé au magasin des accessoires d’une société qui tend à l’ignorer alors qu’elle en est l’émanation.
L’incident peut être multiplié à l’infini dans le marigot du commerce déshumanisé actuel, à tel point qu’on peut se demander à quoi servent encore les écoles de commerce… Sinon à diffuser une conception des échanges qui n’a plus rien de… commerciale. Avant que cette dérive imbécile ne détruise la relation simple et directe entre deux individus – l’acheteur et le vendeur – le second honorait le premier de son attention parce qu’il en attendait son accord pour en obtenir le prix du service ou du produit attendu. Accessoirement, mais ce n’était pas négligeable, une relation de sympathie pouvait même naître de cet accord ! Aujourd’hui, il n’est plus question de cela : il ne Il ne s’agit plus que d’alimenter un circuit « commercial » dont la finalité ne vise qu’à accroître le gain. immédiat et, surtout, les dividendes versés à des actionnaires inconnus, lointains et inutiles à la création de valeur ajoutée. Le phénomène s’est répandu sur toute la planète au profit de cette minorité à tel point que, d’après le dernier rapport d’Oxfam :
« La fortune des 5 hommes les plus riches a grimpé de 114 % depuis 2020.
– La fortune des milliardaires a augmenté de 3 300 milliards de dollars depuis 2020, à une vitesse 3 fois plus rapide que celle de l’inflation.
– Les 1 % les plus riches possèdent 48 % de tous les actifs financiers mondiaux. (…) Sept des dix plus grandes entreprises mondiales sont dirigées par un milliardaire.
– 148 grandes entreprises ont réalisé 1800 milliards de dollars de bénéfices cumulés soit 52 % de plus en moyenne sur les 3 dernières années – et distribué d’énormes dividendes à de riches actionnaires, tandis que des centaines de millions de personnes ont été confrontées à des réductions de salaires réels. (…)
– 11 des plus grandes entreprises françaises ont réalisé 101 milliards de dollars de bénéfices entre juin 2022 et juin 2023, soit une augmentation de 57% par rapport à la période 2018-2021. »
… et il est peu probable que le correspondant de notre chaland fasse partie du prestigieux « 1 % », car, lui, ne sert qu’à alimenter la machine financière infernale qui nous entraîne, tous, dans l’abîme.
dont nous découvrons maintenant la proximité et la profondeur, puisque certains des plus puissants profiteurs arrivent au pouvoir aux États-Unis, et si ce n’est eux, c’est donc leurs frères. La fortune de certains est née de la naïveté de millions d’individus qui n’ont pas pu ou pas voulu comprendre que l’usage « gratuit » des réseaux sociaux ne pouvait être qu’un leurre dans un monde soumis à la règle suprême de l’argent. Et pourtant, chacun de ces utilisateurs détenait en toute liberté le seul pouvoir susceptible d’empêcher la montée de cette omnipotence : refuser d’utiliser ces outils qui ne leur sont devenus indispensables que parce qu’ils ont consenti à s’en servir. Et, aujourd’hui, c’est à qui se refera une virginité militante en annonçant (mais où cela?) qu’il (ou elle…) renonce ! Quelle dérision…
Une inconscience du même type caractérise ceux qui se privent du droit de vote à l’occasion de telles ou telle élection législative dite partielle ; pour autant qu’il n’existe pas d’élection « partielle ». Puisqu’elle est bien « totale » dans chaque circonscription, quel que soit le nombre de celles concernées. Mais « partielles », elles le deviennent quand à peine un tiers des citoyens daignent se rendre aux urnes pour élire leur député dans les Ardennes ou en Isère… Là aussi, chaque individu est le seul responsable du résultat catastrophique au plan démocratique et il ne doit s’en prendre qu’à lui-même quant aux conséquences dans l’aggravation de la dérive politique du pays. Quelle ironie tout de même que celle d’un comportement de moutons de Panurge dans une société affaiblie, par ailleurs, par un individualisme qui fait privilégier les intérêts particuliers à l’intérêt général ! Sans doute est-ce là l’une des conséquences de la dégradation culturelle qui mine la cohésion sociale, une dégradation aussi grave que celle des années d’avant 1914 et dont Thomas Mann a si magistralement évoqué les effets prévisibles dans sa Montagne magique ; la dite montagne ayant perdu toute sa magie de nos jours, puisque c’est justement là que se tiendra cette année encore la rencontre des seuls gagnants de ce système en voie de démantèlement… au forum de Davos.
Hugues CLEPKENS