Thierry Truel, professeur agrégé d’histoire à l’Université de Bordeaux, revient sur les enjeux de l’enseignement de la gouvernance de la France depuis 1945 en cycle terminal.
Depuis l’automne 2019, le président de la République Emmanuel Macron procède à un vaste remaniement des serviteurs de l’État. Comme à chaque fois que l’exécutif prend une telle décision, les partisans justifient cet acte administratif, loin d’être anodin, pour soutenir et relayer la politique gouvernementale sur tout le territoire métropolitain et ultramarin alors que les détracteurs crient au déni de démocratie. Chaque présidence a connu ces mouvements de chaises musicales, de reclassements et de mises au placard de ceux et celles qui ne servent pas suffisamment. Dernièrement, la carte des recteurs académiques a été redessinée à l’instar de ce que la fonction préfectorale a subi à l’automne dernier. En octobre 2018, à l’occasion des soixante ans de la Constitution de notre République, les Français n’étaient que 44 % à être attachés aux institutions de 1958-19621.
62 % d’entre eux veulent passer à une sixième République.
Questionnés sur l’élection présidentielle au suffrage universel effective depuis la réforme de 1962, les sondés reconnaissent qu’il s’agit d’un moment fort de la vie politique (62 % d’entre eux) mais auquel une courte majorité reste fidèle (53 % contre 46 % qui sont opposés)2. La comparaison avec les autres démocraties libérales parlementaires (Grande-Bretagne, Italie, Espagne et Allemagne) est fatale à notre République. Si on reconnait la stabilité démocratique évitant la dérive d’un pouvoir autoritaire, nos institutions sont perçues comme poussiéreuses, non génératrices de consensus et inefficaces. Si l’Assemblée nationale et la fonction de Premier ministre sont reconnues comme utiles pour le fonctionnement démocratique de la République, le Sénat n’obtient pas ce précieux label de la part de nos concitoyens. Les présidences de François Mitterrand (1981-1995) et de Jacques Chirac (1995-2007) sont aussi plébiscitées, avant même le décès de l’ancien maire de Paris en septembre 2019.
La réforme du lycée et du baccalauréat rebat les cartes des curriculums scolaires ainsi que les modalités d’évaluation pour obtenir le nouveau diplôme en 2021. La refonte des programmes qui suscite, comme à chaque fois, des oppositions et des contestations offre une autre lecture de l’histoire politique enseignée. Il s’agit d’entrevoir l’évolution longitudinale de cet enseignement depuis que l’histoire immédiate est présente dans les programmes scolaires. À travers l’étude des différents programmes, il convient d’évaluer l’évolution de l’enseignement d’une histoire politique en plein renouveau à partir des années 1980.
Les programmes de lycée n’ont pas toujours reflété les avancées de la recherche académique. Longtemps, la thématique de la « gouvernance » de la France est demeurée l’apanage d’une histoire institutionnelle et politique. L’apparition de l’enseignement des républiques françaises depuis 1945 ne date que du début des années 1980. La polémique, née des réformes Haby de 1975-1976 sur l’enseignement de l’histoire3 réveille les consciences politiques et questionne à nouveau l’utilité d’un savoir enseigné à des fins citoyennes4. Sous François Mitterrand élu président en 1981, le ministre Savary propose de nouveaux programmes dans lesquels le temps présent doit figurer en bonne place dans la validation du baccalauréat. Patricia Legris, dans sa thèse sur les programmes d’histoire en France, revient longuement sur les prémices et les conséquences de cette période de rénovation curriculaire5. Un colloque en 1984 marque le tournant d’un renouveau de l’enseignement de l’histoire du temps présent, perdu dans les limbes de l’histoire braudélienne6. Les programmes de 19827 puis de 19868 sont le reflet des décisions politiques de l’ère mitterrandienne. Le premier envisage clairement la dimension institutionnelle et politique :
1 – la France en 1945 ; le poids de l’histoire. La IVe République ; la reconstruction et les débuts de la croissance. La France devant les problèmes de l’outre-mer.
2 – La Ve République : ses institutions. Les présidentielles du général De Gaulle (la guerre d’Algérie, l’apogée de la croissance, la crise de mai 1968).
3 – La Ve République depuis les années 1970. La vie politique ; la crise.
En pleine récession économique, les élèves seraient sensibles à la notion de crise et aux moyens de la résoudre. Le rôle des institutions de la Cinquième République, qui promet stabilité et permanence de la gouvernance de l’État, est confondu avec le rôle déterminant de de Gaulle. Les glorieuses années 1960, après avoir réglé la question algérienne, sont étudiées sous le label « les présidences du général De Gaulle » et ne s’achèvent que par l’incompréhension d’un président face à la crise sociale et politique du printemps 1968. L’étude de la vie politique dans les années 1970 est bien – sans que le programme ne le mentionne – la marque d’un clivage droite-gauche, même après le départ de de Gaulle. Dans son ouvrage issu de sa thèse9, Patricia Legris souligne les tiraillements entre la volonté ministérielle d’enseigner une histoire centrée sur la France et les valeurs de la République (vision téléologique du progrès) et les historiens experts hostiles à une trop grande place de cette histoire nationale dans les programmes. Se comprend mieux le contexte dans lequel ces programmes des années 1980 ont été écrits et les enjeux politiques qu’ils soulèvent dans une France en pleine transformation économique. Jean-Noël Luc et Joël Cornette interrogent presque 200 enseignants sur la pratique de ces programmes de terminale lors de la première année de mise en œuvre (1983-1984)10. L’enthousiasme exprimé par une majorité de professeurs à évoquer le temps présent motive leurs élèves qui comprennent mieux le monde qui les entoure. L’étude de la France institutionnelle et politique ne semble pas avoir constituée un obstacle en classe11. De plus, ces thématiques nationales sont plébiscitées parce qu’elles permettent de nuancer le bilan de la Quatrième République, mal-aimée depuis de Gaulle et la fin de la guerre d’Algérie12.
Cependant, la lourdeur du curriculum est soulignée, y compris dans le chapitre consacré à la France politique : 13 % des formateurs ont reconnu qu’ils n’ont pu dépasser l’accession au pouvoir de François Mitterrand en 1981 ; 12 % n’ont pas pu aller au-delà de la démission de de Gaulle en 1969. Le manque de recul sur la période très contemporaine est la raison la plus souvent invoquée pour justifier cet « échec » dans la progression du programme mais les enseignants expriment la prudence avec laquelle ils ont hésité à traiter ces questions qui susciteraient la controverse au sein de leur public scolaire. Enfin, cette enquête cherche à connaître les réactions des élèves face à l’enseignement du temps présent. La réaction la plus vive de la part des adolescents demeure la France depuis 194513.
La présidence de de Gaulle et la crise de mai 1968 sont les deux sujets les plus controversés, loin devant la guerre d’Algérie (pourtant en troisième position après la collaboration et la résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale).
L’étude montre aussi que cette décolonisation ne suscite pas en classe de réaction particulière, y compris alors parmi les enfants issus de l’immigration maghrébine. Elle n’est pas encore en 1985 une question « socialement vive ». En fait, les résultats de l’enquête soulignent l’affirmation de cette « bof-génération » composée d’adolescents qui se dépolitisent peu à peu mais qui se montrent angoissés par leur avenir personnel dans un contexte de chômage de masse. Les grandes idéologies du XXe siècle (communisme, libéralisme) ne font plus recette malgré l’anticommunisme constaté au sein de cette génération d’élèves marquée par la guerre froide. Mai 1968 semble alors plus perçu comme l’affirmation d’une identité générationnelle (« culture jeune ») que l’expression d’une contestation du modèle de démocratie libérale. Cette analyse du milieu des années 1980 donne le tempo d’une décennie de programmes ancrés dans les questionnements des acteurs du système éducatif de cette époque-là. L’actualisation du curriculum, en 1988 puis en 199314, ne remet pas fondamentalement en cause les principes élaborés du temps des socialistes au pouvoir. La redéfinition des séries en 199515 ne conduit pas (encore) à différencier les programmes des séries L et ES avec ceux de la série S. Pourtant, la troisième partie consacre « les grandes phases de la vie politique française depuis 1945. On analysera les institutions de la 5e République et de leur fonctionnement. » Le passage entre les deux régimes républicains ainsi que les crises politiques (1958 et 1968) sont gommées au profit d’une étude plus institutionnelle de la Cinquième République. Brigitte Gaïti explique cette évolution de plusieurs manières16. La première est la forte présence des politistes de Science Po Paris17 et le manque cruel de formation continue des enseignants du cycle terminale sur ces questions d’histoire immédiate. Il existe aussi un manque d’autonomisation des objets d’étude sur la République française par les historiens alors qu’ils ont réussi à s’approprier les questions épistémologiques autour de la France occupée (collaboration et résistance) et de la guerre d’Algérie. Il faut donc « occuper des terrains historiques peu discutés par les historiens, où dominent la parole des témoins « privilégiés », les souvenirs des acteurs politiques dominants et les récits des journalistes. L’auteur parle même de régime d’écriture hétéronome des manuels. La Quatrième République est alors considérée comme une histoire sans problème18. L’analyse des manuels que Brigitte Gaïti réalise permet de mettre en évidence la forte critique du régime défunt (débilité des institutions, crises ministérielles à répétition, désaffection de l’opinion et médiocrité des hommes politiques). C’est bien la gouvernance de la France dont il est question dans ce programme de terminale, perçue comme malade de la décolonisation et du bourbier que représente la guerre en Algérie. L’auteur relève même l’appréciation d’une correction de sujet de baccalauréat (session 1997) : « Le personnel politique apparait comme largement responsable de l’échec de ce régime tant sur le plan national que sur le plan des relations internationales. […] Incapables de comprendre les enjeux importants, de saisir l’évolution internationale, sensibles à toutes les pressions, celles des gaullistes, du lobby colonial entre autres, préoccupés de leurs petites carrières et de leurs médiocres calculs personnels, ainsi se révèlent bien des hommes politiques de la IVe République. »19
On ne peut condamner si fermement, sur fond d’antiparlementarisme, ce personnel décadent. À l’opposé, estime Brigitte Gaïti, les syndicalistes, les fonctionnaires et les ingénieurs sont les promoteurs d’une modernisation progressive et stable du pays.
La gouvernance de la France est étudiée par les élèves de terminale d’une manière manichéenne.
De même, l’analyse des institutions du régime républicain emprunte, comme causes de son échec, un vocabulaire partisan gaulliste (régime des partis, système des partis). C’est la pratique quotidienne, facteur de blocage politique qui est condamnée. Le « juridisme des interprétations du régime »20 entraîne chez le public scolaire la perte du jeu de la délibération, de la formation des alliances et des majorités de l’Assemblée nationale, faisant de la crise ministérielle la pathologie d’une vie politique en déliquescence.
Les nouveaux programmes des séries technologiques en 1995 offrent un deuxième niveau de lecture de l’histoire politique enseignée. Comme le souligne dans ses travaux Patricia Legris, les questions au programme des classes de terminale technologique suscitent moins l’intérêt du grand public que celles du baccalauréat général21. En Sciences et techniques du tertiaire (STT), les élèves sont sensibilisés à l’évolution de la vie politique en France depuis 193922. La caractérisation de la Quatrième République est menée selon les critères d’analyse énoncés par Brigitte Gaïti en 2001. Ainsi, la gouvernance de la France est enseignée selon la même grille de lecture que pour les élèves des séries générales. En 2002, les nouveaux programmes ne témoignent pas d’un infléchissement d’analyse de deux régimes républicains malgré l’avancée des travaux des historiens23, comme s’il s’agissait d’une grille de lecture pratique pour un public scolaire. L’évolution semble plus marquée en 2006 avec la réécriture du curriculum des séries technologiques. La période 1945-1958 est effacée pour n’être lue qu’au prisme du nouveau régime gaullien. Ce dernier, entre 1958 et 1962, crée « un nouvel équilibre des pouvoirs et favorise une distribution bipolaire des forces politiques. En rupture avec les institutions de la IVe République, elle permet une plus grande stabilité des gouvernements en dégageant des majorités qui peuvent diverger (majorité présidentielle, majorité parlementaire) ». Toutefois, si le lexique utilisé est conforme à la lecture des injonctions précédentes, la nouveauté réside dans une nouvelle périodisation de la naissance du nouveau régime. Ce n’est plus le retour de de Gaulle qui conditionne le renouveau institutionnel de la France mais bien sa capacité à adapter la constitution à sa vision. L’élection du président de la République au suffrage universel décidée en 1962, en même temps que la résolution du conflit algérien (1962) marque l’entrée dans la république gaullienne. Bien plus qu’une lecture à la faveur de la politique de de Gaulle, cette nouvelle périodisation redéfinit la chronologie politique. Il ne devient possible de faire comprendre aux élèves la logique de l’évolution de la Cinquième République qu’en passant en revue les différents mandats présidentiels. D’ailleurs, c’est une première, des mots-clés sont donnés comme des définitions à maîtriser : « constitution, cohabitation, droite, gauche. ». Pour la première fois, le terme « cohabitation » figure dans un programme de lycée. La publication des accompagnements des programmes (2007) éclaire davantage la nouvelle périodisation : « quelques repères chronologiques permettent de structurer l’explication : 1968/1981/1986/1997/2002 » L’évolution du régime se lit donc par crises et alternances politiques mais aussi par sa capacité à maintenir une stabilité gouvernementale. De grands thèmes sont alors conseillés pour rendre intelligibles les différentes phases. Si les questions de décolonisation et une volonté de grandeur de la politique étrangère marquent les présidences de de Gaulle, les mandats présidentiels suivants (Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac) sont plus préoccupés par les questions économiques et sociales voire sociétales. L’affirmation de nouveaux courants politiques (écologistes, extrême droite) vient compléter le tableau d’une République en pleine transformation dont l’élection présidentielle de 2002 doit être l’expression d’un éclatement des choix politiques des Français. La redéfinition des séries technologiques en 2012 – et la création de la série Sciences et technologies du management et de la gestion (STMG) – implique une nouvelle écriture des programmes. L’approche de 2006 est confirmée et même renforcée24 : l’équilibre des pouvoirs est le pivot de l’analyse tout en insistant sur la primauté de l’exécutif et sur la présidentialisation du régime. Cette dernière notion se signale comme l’achèvement du passage d’une histoire politique enseignée chronologiquement, mandat après mandat, à une conceptualisation de l’évolution du régime. Les mots-clés, identiques à la liste de 2006, sont complétés par « alternance » et « parti politique ».
L’accompagnement du programme, édité en novembre 201425, est plus pragmatique que celui de 2006 puisqu’il envisage une étude en quatre thèmes sur un temps long : les caractéristiques du nouveau régime (en insistant sur la période fondatrice 1958-1962), les grandes familles politiques ainsi que les évolutions de la République entre 1962 et nos jours. Ce dernier thème est décliné en différents « moments » significatifs comme « mai 1968 », l’alternance de 1981, les cohabitations et surtout les lois de décentralisation de 1982-1983, de 2003 (transfert des compétences de l’État aux collectivités territoriales). La gouvernance de l’État français est donc questionnée au prisme de l’évolution de la démocratie républicaine. Le dernier point poursuit la réflexion citoyenne des rapports entre les Français et la politique (absentions, réseaux sociaux, nouvelles formes d’engagement et de militantisme).
L’un des deux sujets d’étude est consacré à un aspect de la vie politique française qui est l’élection présidentielle, un enjeu majeur.
Avec cette thématique, s’affirme une histoire politique enseignée plus classique puisqu’il s’agit, à travers les différents scrutins étudiés, de réfléchir aux enjeux et aux inflexions prises par le régime en fonction des alternances gouvernementales. Comme en 2006, la conceptualisation politiste doit être l’axe de réflexion et doit conduire la classe. Les documents d’accompagnement des programmes26 conseillent que les élèves travaillent autour de la médiatisation de la fonction présidentielle – et d’envisager les rapports ambigus entre l’exécutif et le quatrième pouvoir –, de la personnalisation de l’élection (rencontre d’un homme et d’un pays) et sa remise en cause (élections primaires à gauche en 2011). La mise en œuvre suggère de composer des dossiers documentaires qui devraient porter en partie sur le parcours d’un candidat lors des deux derniers scrutins présidentiels (2007 et 2012). Il serait bienvenu d’envisager ce travail « longitudinal » en même temps qu’une étude plus chronologique des élections (candidats, vainqueurs, orientation politique…). Un troisième point engage les enseignants à étudier les débats télévisés depuis 1974 ou un débat lors d’une élection primaire partisane. Enfin, la dimension civique est engagée par la possibilité d’organiser un débat dans la classe. La mise en garde, dans la rubrique « pièges à éviter », d’une histoire désincarnée, trop exhaustive ou encore trop centrée sur la succession des présidents, est rappelée à la fin de la présentation.
La révision des séries ST2S, en 2007 suit la même logique d’enseignement : aborder la Cinquième République dans ses caractéristiques institutionnelles et politiques mais aussi dans son évolution afin de promouvoir la réflexion citoyenne des élèves, futurs électeurs.
S’y trouve l’idée d’une souveraineté assurée, d’une stabilité (grâce aux réformes de 1958-1962) et d’une évolution de régime capable de s’adapter aux choix des électeurs (cohabitation) et d’envisager une démocratie plus participative. Le sujet d’étude est centré sur la crise de mai 1968 en insistant sur la signification de l’évènement replacé dans son contexte national et international. En 2011, pour les classes de première (STI, ST2D et STD2A), les enseignants doivent consacrer un tiers des cours d’histoire à l’étude obligatoire du régime gaullien inscrit « dans la tradition républicaine ». Si les attendus ressemblent beaucoup à ceux de la classe de STMG, les sujets d’étude diffèrent. Les professeurs doivent choisir entre la géographie électorale en France et l’étude de la biographie de de Gaulle27, deux approches issues du renouveau de l’histoire politique des années 1970-1980. L’éclairage sur la vie et la carrière du père fondateur du nouveau régime est une première dans les programmes de lycée. Une fois de plus, c’est le cours d’histoire des séries technologiques qui innove. Les conseils pour étudier la géographie électorale indiquent que ce n’est « surtout pas de rendre simplistes les évolutions temporelles et les répartitions spatiales mais bien de permettre à des jeunes citoyens d’approcher le complexe ». Trois entrées sont proposées : par type d’élection (législatives ou présidentielles), par type d’expression électorale ou par type de territoire. Cette démarche demeure ancrée dans une perspective d’analyse politiste, en marge des compétences attendues pour des élèves de l’enseignement technologique. Il semblerait que la dimension civique ait été privilégiée dans ce choix unique de thématique. D’ailleurs, les « pièges à éviter » qui terminent cette fiche d’aide soulèvent les écueils à proscrire comme le déterminisme, le fixisme et l’encyclopédisme. C’est bien la preuve que la mise en œuvre demeure délicate. Une enquête auprès des professeurs de ces classes aurait probablement mis en évidence le plébiscite du sujet sur de Gaulle parce qu’ils se montrent plus à l’aise avec l’enseignement du genre biographique que celui de la géographie électorale.
D’une manière générale, la décennie 2010 commençante marque le pas dans l’enseignement de la gouvernance française depuis 1945.
Les thématiques, les sujets d’étude et les notions dédiées choisis offrent aux élèves des séries technologiques une approche plus citoyenne des enjeux historiques.
L’abstention croissante des électeurs, la remise en cause du militantisme politique et le niveau d’honnêteté de ceux qui nous gouvernent justifient ces choix pédagogiques et didactiques. Il est loin le temps où on cherchait, dans les années 1980 à légitimer la Cinquième République, stable et garantie de progrès social. Le cinquantenaire de sa naissance est plutôt l’occasion de rappeler les engagements pour une République démocratique garante des droits et des libertés de chacun. D’un point de vue épistémologique et historiographique, une nouvelle étape est franchie en même temps que ces programmes de série technologique étaient écrits. Le véritable basculement est réalisé avec l’édition des programmes de 2011 pour les séries générales. La notion de gouvernance figure distinctement dans le quatrième thème : « Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours (20-21 heures) ». Dans le projet initial soumis aux remarques des enseignants, l’État-nation en France devait être envisagé sur un temps très long puisqu’il devait s’étendre du XIIIe siècle à nos jours. Devant la vive opposition des praticiens qui évoquent le risque de non maîtrise de la chronologie en classe de terminale et l’éloignement dans les curriculums de l’époque médiévale, la période est réduite à la seconde moitié du XXe siècle : « Gouverner la France depuis 1945 : État, gouvernement et administration. Héritages et évolutions. » Cela suppose qu’il faille à nouveau analyser la Quatrième République à l’aune de sa cadette. Malgré les avancées de la recherche historique, n’y a-t-il pas un risque à retrouver des jugements sévères qui légitiment le régime suivant ? Cette question ne peut être évitée que si s’engage une réflexion sur le long terme, en interrogeant l’histoire administrative et de l’État en plein essor universitaire28. Comme pour les séries technologiques, l’enjeu est de permettre aux enseignants de s’approprier ce nouvel objet d’étude sans qu’ils réclament une importante formation initiale. Pour la mise en œuvre29, il est conseillé de suivre deux entrées possibles : une étude diachronique qui balaie les grandes étapes de la transformation de la gouvernance de la France ; l’autre, l’un des grands domaines d’action de l’État (économique, social ou culturel). Les concepteurs recommandent aussi de ne présenter ni un tableau de l’administration française ni de procéder à une description détaillée des institutions politiques. Il est aussi déconseillé de ne pas confondre cette question avec l’histoire de la vie politique en France depuis 1945. Le changement de paradigme pour les enseignants réside dans ces dernières remarques : il est loin le temps où il fallait synthétiser la vie politique des deux régimes républicains. Il s’agit bien de mettre en évidence le rôle de l’État dans une nation qui serait passée d’une centralisation jacobine à une régionalisation accrue aux compétences de plus en plus larges et nombreuses. Ce n’est donc pas un hasard si, dans ce domaine, les directives recommandent fortement d’insister sur les lois de 1982-1983 et celle de 2003. L’analyse des manuels scolaires montre que les éditeurs respectent les attendus du thème mais proposent aussi des doubles pages sur des institutions comme l’École nationale d’administration (ENA) et les énarques (avec la fameuse photographie de la promotion Voltaire en 1978), des carrières de haut-fonctionnaires ou de réalisations de grands projets présidentiels (comme le Grand Louvre ou la « Très Grande Bibliothèque » sous François Mitterrand). Ces exemples permettent une histoire plus incarnée, plus concrète que si elle se cantonne aux grands principes de la gouvernance française. La classe de terminale S reçoit le même thème d’étude, avec la même périodisation mais avec une assertion supplémentaire : « l’opinion publique »30. À partir de la crise de mai 1968, il est recommandé de s’interroger sur le rôle des médias et de comprendre l’importance des mouvements de contestation des années 1970. Cet ajout est comme un supplément de dernière minute pour ne pas passer à côté de l’étude et de l’impact des médias dans nos sociétés contemporaines alors que les séries L/ES étudient un thème entier sur cette question31. La dimension citoyenne a été privilégiée pour les élèves se destinant aux études scientifiques32. La réforme du baccalauréat enclenchée par le ministre Jean-Michel Blanquer en 2018 (après le rapport Methiot) induit une réécriture des programmes d’histoire. La division de cet enseignement en deux branches (tronc commun et enseignement de spécialité) amène deux curriculums opposés. Pour le tronc commun, une analyse chronologique, sur un temps plus ou moins court, est proposée alors que l’entrée dans la spécialité est plus problématisée. Certes, pour cette dernière, il fallait trouver des thèmes d’étude transversaux, communs à l’histoire, la géographie, la science politique et la géopolitique. Cependant, l’écart dans la rédaction de ces deux programmes suscite l’opposition d’une partie des enseignants33. Le vingtième siècle revient presque en intégralité en classe de terminale puisque la période s’étend des années 1930 à nos jours, soit près d’un siècle d’analyse.
Le découpage chronologique s’avère tout à fait classique (par grandes périodes) voire, pour ses détracteurs, d’un académisme passéiste34.
La publication des programmes qui entrent en vigueur à la rentrée 2020 permet de lire en trois fois l’étude de la France. En effet, l’emboîtement d’échelles est préconisé comme ce fut le cas pour les deux précédents programmes. Dans la deuxième partie, la France est étudiée de la Libération à l’arrivée au pouvoir de de Gaulle : « la IVe République entre décolonisation, guerre froide et construction européenne ; la crise algérienne de la République française et la naissance d’un nouveau régime ; les débuts de la Ve République : un projet liant volonté d’indépendance nationale et modernisation du pays »35. En troisième partie, les élèves doivent se pencher sur la période 1974-1988 pour mesurer les progrès sociaux et politiques des Français avant de comprendre les enjeux de la République française depuis les années 1990 (Quatrième partie). Si l’avantage de ce découpage est de remettre en question une lecture par mandat présidentiel, elle peut provoquer chez les élèves un émiettement d’une vision globale de la France depuis 1945 sans pouvoir mesurer les étapes successives de son évolution comme nation de puissance moyenne dans un contexte européen. Les auteurs du programme privilégient l’approche décennale multi scalaire. Les sujets d’étude s’avèrent diversement inédits. Si la guerre d’Algérie et sa mémoire figurent de nouveau dans les points de passage, la comparaison des trajectoires de de Gaulle et de Pierre Mendes France peut surprendre même si leur opposition en 1962 demeure célèbre. Le collectif Aggiornamento ironise sur le retour du genre biographique des grands hommes36. L’étude préconisée de la Constitution de 1958 (sans mention de la réforme de 1962) s’avère plus académique. Les années 1974-1988 ne demeurent étudiées qu’à partir de questions sociales ou sociétales alors que la République française depuis les années 1990 est analysée à travers les questions de la parité hommes/femmes et de l’approfondissement de la décentralisation (loi de 2003, redécoupage régional de 2015, nouvelles compétences régionales). Ce dernier point rappelle cependant l’évolution de l’État et de sa gouvernance, même si les termes ne figurent plus dans ce nouveau curriculum. Pour le baccalauréat technologique, le principe de sujets obligatoires et d’étude reste conservé – mise en œuvre satisfaisante pour une grande partie des enseignants de ces séries. L’étude de la France depuis 1945 s’envisage sous l’angle politique et social. Les institutions de la Cinquième République et les transformations institutionnelles constituent l’un des axes à développer.
Les mots-clés demeurent les mêmes que dans l’édition précédente mais il faut noter la disparition de la cohabitation, comme si le terme n’était plus qu’à ranger dans les nombreuses adaptations du régime aux turpitudes de la vie politique nationale.
N’est-ce pas non plus l’objectif du quinquennat que de gommer cette excroissance des institutions gaulliennes ? La guerre d’Algérie (sans sa mémoire) et l’évolution de la place et des droits des femmes dans la société française sont les deux sujets coloniaux et sociaux retenus par les rédacteurs. Il n’a pas semblé nécessaire de faire figurer la biographie de de Gaulle comme cela avait été le cas au début des années 2010.
Dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale spécial n° 8 du 25 juillet 2019, le programme de spécialité ne mentionne pas de thème en liaison avec la problématique de la gouvernance de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Furent préférées des interrogations axées sur l’histoire et la mémoire (déjà bien présentes dans les programmes de terminale depuis la fin des années 2000) ou encore sur l’environnement et son histoire (perspective en vogue actuellement dans les recherches de certains historiens contemporanéistes).
À l’approche des années 2020, l’enseignement de l’histoire politique en classe de terminale a profondément évolué grâce aux avancées de la recherche scientifique et aux imprégnations de la diffusion universitaire.
Cependant, comme déjà annoncé en 2001 par Brigitte Gaïti, le transfert dans le domaine scolaire des nouvelles dispositions historiographiques et épistémologiques s’avère lent. Les intentions politiques de chaque écriture de programme ne sont pas toujours en adéquation avec la nouveauté scientifique. La distance entre les deux se mesure parfois en décennie. L’exemple le plus flagrant est la lente perméabilité des thèses aguhloniennes et rosanvalloniennes dans les programmes de lycée. Même si les historiens de l’État et de l’administration ont obtenu des assurances d’avoir un thème évalué au baccalauréat entre 2012 et 2020, il n’est assuré de perdurer comme sujet d’étude, laissant l’impression qu’il n’était finalement que le résultat d’une influence temporaire ou répondant à une préoccupation gouvernementale momentanée. La disparition de la notion de « cohabitation » dans les attendus des classes de série générale ou technologique en est aussi l’illustration. Le public scolaire change mais le besoin de formation citoyenne s’impose à chaque génération de bacheliers. Les programmes d’histoire ne peuvent s’affranchir de cette donnée politique.
Thierry Truel
Professeur agrégé d’histoire à l’Université de Bordeaux
- Sondage d’Odoxa Dentsu Consulting pour le Figaro et France Info réalisé les 2 et 3 octobre 2018 auprès de 996 Français selon le panel retenu parmi les majeurs de plus de 18 ans. ↩
- La question posée est « l’élection du président de la République est-elle un système auquel vous êtes attaché ? » ↩
- La médiatisation du problème est réalisée par Alain Decaux en 1978 qui écrit dans les colonnes du Figaro le 20 octobre 1979 « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants. » ↩
- Voir V. Chambarlhac, « Les prémisses d’une restauration ? L’histoire enseignée saisie par le politique », Histoire@Politique, vol. 16, n° 1, 2012, p. 187-202. ↩
- Patricia Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014, 224 p. ↩
- Le programme de 1963 pour les classes de terminale évoque très rapidement les éléments constitutifs d’une époque contemporaine pour laisser la place à une étude plus notionnelle des civilisations à travers l’histoire de l’humanité. Dans le thème 3, on peut lire : « Les démocraties satisfaites : les États-Unis, la Grande Bretagne et la France ». Cette dernière est étudiée rapidement à travers les crises qu’elle traverse alors depuis 1945. ↩
- Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° spécial 3, 22 avril 1982. ↩
- Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n°22, 9 juin 1988, réactualisé Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 33, 7 octobre 1993. ↩
- Patricia Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, PUG, 2014, p. 113-120. ↩
- Ils en donnent le compte rendu sous le titre « Bac génération 84 : l’enseignement du temps présent en terminale », Vingtième Siècle, n° 6, avril 1985, p. 103-130. ↩
- À la question « Quels sont les sujets, les évènements, les personnages qui vous ont posé le plus de problèmes ? », 14 % répondent « la France depuis 1945 ou 1953 » mais à peine 2 % mentionnent « la France depuis 1974 », « mai 1968 », « les présidents de la Cinquième République ». Op. cit., p. 111. ↩
- Il s’agit d’un des sujets proposés à la dissertation d’histoire à la session de juin 1984 sous la forme d’une citation d’historien à commenter. ↩
- 37 % des réponses fournies, op. cit., p. 125. ↩
- « La France depuis 1945 ; le poids de l’histoire. La IVe République ; la reconstruction et les débuts de la croissance. La France devant les problèmes de l’outre-mer. La Ve République ; les institutions, les présidences du général De Gaulle (la guerre d’Algérie, l’apogée de la croissance, la crise de mai 1968) ; la Cinquième République depuis les années 1970, la vie politique, la crise », Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 22, 9 juin 1988. ↩
- Il s’agit de la création des séries L (littéraire), ES (économique et sociale) et S (scientifique) qui s’accompagnent d’une redéfinition des épreuves et de leurs coefficients pour chacune des nouvelles séries ; (introduction d’enseignement de spécialité pour chaque série). ↩
- Brigitte Gaïti, « Les manuels scolaires et la fabrication d’une histoire politique. L’exemple de la IVe République », Genèses, 2001/3 (no 44), p. 50-75. https://www.cairn.info/revue-geneses-2001-3-page-50.htm ↩
- Elle déplore dans le même temps l’absence des historiens de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). ↩
- B. Gaïti, op. cit., p. 60. ↩
- B. Gaïti, op. cit., p. 64. ↩
- Expression empruntée à B. Gaïti, op. cit., p. 67. ↩
- Patricia Legris, « L’histoire scolaire en France », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 69, 2015, 135-143 (consulté le 12 janvier 2020). ↩
- Patricia Legris, « L’histoire scolaire en France », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 69, 2015, 135-143 (consulté le 12 janvier 2020). ↩
- État des lieux publié dans Historiens & Géographes, no spécial sur la IVe République, no 357-358, 1997. ↩
- Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 2012 : « La Ve République, née en 1958-1962, instaure un nouvel équilibre entre les pouvoirs, en attribuant la primauté à l’exécutif. Après avoir rappelé ces caractéristiques, on montre comment elle a évolué sous l’effet de la bipolarisation partisane, de la présidentialisation et de la décentralisation. On analyse ensuite comment elle est confrontée aux nouveaux rapports des citoyens au politique (abstention, crise de la représentativité etc…). » ↩
- https://cache.media.eduscol.education.fr/file/lycee/35/2/06a_ STMG_Hist_Term_ Theme3_QO_362352.pdf ↩
- https://cache.media.eduscol.education.fr/file/lycee/35/8/06c_STMG _Hist_Term_Theme3_SE2_362358.pdf ↩
- « Le Général De Gaulle, une vie d’engagements ». ↩
- Le point de départ de ces travaux est la publication de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon : L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, 384 p. ↩
- https://cache.media.eduscol.education.fr/file/H-G_2015/98/0/Ress_Hist_TermES-L_Theme4_echelle-État-nation_503980.pdf ↩
- Le programme de terminale S mentionne : « État, gouvernement, administration et opinion publique » ↩
- Pour la classe de terminale ES/L, le programme indique : « Médias, opinion et crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus ». ↩
- Les documents d’accompagnement des programmes prcisent : « l’analyse de l’évolution du rôle des médias et de leur influence croissante sur le fonctionnement du gouvernement constitue aussi une approche importante de la question. » ↩
- L’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie et le collectif Aggiornamento sont les plus critiques. Ils multiplient les protestations à travers les déclarations ou les articles publiés sur leurs sites respectifs. ↩
- Outre la lourdeur et la pesanteur du tronc commun, le collectif Aggiornamento critique les choix d’écriture : « Dans le thème 1 d’histoire, l’engagement des intellectuels entre 1936 et 1938 disparaît. Y aurait-il quelque danger à enseigner cette question aujourd’hui ? Deux chapitres plus loin, aux côtés d’une présentation lourdement tendancieuse de l’histoire coloniale française (« La France cesse d’être une puissance coloniale et retrouve un rôle international ») on trouvera, en lieu et place d’une étude plutôt pertinente sur l’ORTF et le statut de l’information au sein de l’audiovisuel public, la présentation croisée des deux héros Charles de Gaulle et Pierre Mendès France. Joie, bonheur et passion de la biographie politique et des grands hommes, qui nous manquaient terriblement. » https://aggiornamento.hypotheses.org/category/opinion-prise-de-position ↩
- L’utilisation des mots « décolonisation », « guerre froide » et construction européenne » ne risque-t-elle pas de réduire la Quatrième République à son échec final comme le déplorait déjà en 2001 Brigitte Gaïti ? ↩
- Voir note 34. ↩