Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Retour en Chine : arrive le moment prévisible et attendu où revenir sur un certain nombre de sujets s’impose. Resurgit d’abord cette hypothèse, évoquée dès les origines de la crise, d’une erreur de protocole qui aurait pu être commise dans un laboratoire de Wuhan manipulant virus et chauvesouris. Sans être inconcevable, cette assertion relancée par une administration américaine – un télégramme diplomatique de l’ambassade états-unienne à Pékin aurait alerté sur les failles de sécurité de cette installation de niveau P4 il y a deux ans – soucieuse de faire oublier les lacunes initiales de la gestion trumpienne de la pandémie, doit être accueillie avec les précautions d’usage. Plus significative est sans doute la révision par Pékin, certes modeste pour l’instant – mais peut-être n’est-ce qu’un début – du nombre de victimes chinoises ; les lourdeurs bureaucratiques, pratiques car faciles à invoquer dans ces cas, seraient responsables d’une sous-estimation d’environ 1 200 morts portant leur total officiel à quelques 4 600. Comparé aux chiffres européens ou américains, c’est encore très peu pour un pays d’un milliard trois cent millions d’habitants et cela n’affecterait en rien l’image souhaitée d’une gestion exemplaire de l’épidémie. Dans un entretien du 16 avril au Financial Times, notre président de la République a cependant admis qu’il ne fallait pas être naïf et que l’on ne savait pas tout de la face chinoise de cette crise. S’achemine-t-on vers d’autres révisions distillées mezza voce comme on finit par apprendre au fil des années les millions de morts de la révolution culturelle ?
Est-on face à un profond sentiment de culpabilité qui pousse Pékin à détourner l’attention du reste du monde pour éviter de perdre la face ? Car la Chine semble s’être autant mobilisée pour cacher ses propres faiblesses que pour lutter contre l’épidémie. Sa propagande décomplexée a certes réussi à faire oublier un temps qu’elle est à l’origine d’une pandémie qui vient de mettre la planète hors d’état de fonctionner avec, à la clé, une crise économique bien plus grave que celle de 2008 et peut-être de 1929.
Mais elle est en train de comprendre aussi que sa stratégie de conquête du monde par son « soft power » manque quelque peu de finesse et finit par irriter.
Nous avions eu l’occasion d’évoquer (réflexion 9 du 6 avril) quelques-unes de ces failles ; les récentes critiques, déplacées, contre la France – abandon volontaire des anciens dans les Ehpad – qui ont suscité une réaction de notre ministre des Affaires étrangères, s’ajoutent aujourd’hui à des accusations stupides contre les Etats-Unis. On se croirait revenu à l’époque où la Pravda donnait à voir les files d’attente de Noël à Paris devant les épiceries de luxe pour montrer aux Soviétiques les pénuries de nourriture en France. La stratégie, parfois baroque, d’approche des Africains, mêlant séductions puériles et interventions pesantes est souvent maladroite. Certes, le fondateur d’Ali Baba, Jack Ma, vingtième fortune mondiale, qui se veut l’égal des Bill Gates, Zuckerberg et autres grands mécènes américains est devenu un élément central de la mise en scène surjouée d’une « diplomatie sanitaire » au service de la « Chinafrique ». Mais d’Addis Abeba à Pretoria et de Brazzaville aux Grands Lacs, on finira par découvrir, lorsque viendra le temps du remboursement des emprunts gagés sur des infrastructures et des emprises foncières – si la dette africaine n’est pas d’ici là rééchelonnée ou annulée – que parcourir les routes de la soie a un prix.
La pandémie telle qu’elle va : la Turquie déleste ses prisons de 90 000 personnes mais la répression demeure et les prisonniers politiques, Covid ou pas, restent incarcérés ; avec 1 643 morts – chiffre en croissance – et deux guerres extérieures à mener – Syrie, Libye – Erdogan, comme MBS avec le Yémen, se voit obligé de faire des choix. La Russie doit faire face à une expansion de l’épidémie et l’Espagne atteint 19 130 morts ; les Etats-Unis dépassent maintenant les 30 000 décès auxquels ils doivent ajouter 22 millions de chômeurs dont 5 millions déclarés en une semaine ; de son côté le Japon proclame l’état d’urgence sur tout son territoire ; le bilan européen dépasse les 90 000 morts. Pour sa part, la France passe la barre des 17 000 décès dont plus du tiers dans les Ehpad, chiffres officiellement déclarés sous-estimés, tant un bilan exact ne pourra être établi qu’après publication des statistiques de l’Insee.
La note optimiste nous vient de l’atteinte du fameux plateau, avec une diminution du nombre d’admissions dans les hôpitaux et surtout, pour le septième jour consécutif, dans les services de réanimation.
On est heureux de noter que les soignants, à qui la Nation devra le moment venu exprimer sa gratitude, vont pouvoir au moins provisoirement souffler.
Un livre ? Un joueur d’échecs ne se suicide pas, entend-on parfois ; façon de dire que l’esprit de logique qui l’habite, le pousse à imaginer, même dans les situations en apparence compromises, une porte de sortie ; chercher le « pat » en quelque sorte. C’est pourtant ce que fit l’écrivain autrichien Stefan Zweig ; désespéré par l’anéantissement de la civilisation que constituait selon lui, après la Première Guerre mondiale, le conflit initié en 1939, il mit fin à ses jours le 22 février 1942, dans son exil brésilien. « L’absence d’action masque toujours une lâcheté de l’âme » est un de ses aphorismes qui pourrait s’appliquer aux prémisses de la situation actuelle. Essayiste, romancier, chroniqueur d’une époque qu’il pensait être l’âge d’or de l’Europe, l’auteur de La Confusion des sentiments et des Souvenirs d’un Européen, biographe de Marie-Antoinette et de Marie Stuart, ami de Freud, de Schnitzler et de Romain Rolland, disait qu’il avait plus de plaisir à comprendre les hommes qu’à les juger.
Le joueur d’échecs (Robert Laffont, 2018), dernière œuvre qu’il écrivît, fut publié à titre posthume en 1943. Reposant en partie sur le principe de la mise en abyme, l’action s’y déroule sur un paquebot reliant New-York à Buenos Aires. Elle met en scène la rencontre et l’affrontement, au départ, improbables, entre un champion du monde d’échecs et un aristocrate autrichien, qui a découvert le jeu dans les geôles nazies, en apprenant par cœur, faute d’autres lectures, un livre contenant des dizaines de parties jouées par les grands maîtres internationaux. Double enfermement, l’un physique, subi, l’autre cérébral, voulu, l’homme jouant seul, mentalement, en permanence, dans une sorte de défi contre-lui-même. L’ancien prisonnier ne sortira pas indemne de cette initiation schizophrénique et les effets s’en feront sentir lors de la dernière partie qui l’opposera à son adversaire d’un jour.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial