S’exprimer dans les médias tout en exerçant la médecine… cela est-il bien compatible ? La question se pose aujourd’hui tant la présence des médecins sur les écrans a pu surprendre nombre d’observateurs. Tout autant que l’espace occupé, certains ont pu s’émouvoir des oppositions, entre ceux et celles qui avaient pourtant été convoqués par des médias très « en demande » pour exprimer le point de vue de la science… Il y a un siècle, être pleinement médecin et journaliste était pourtant tout à fait assumé. Au sein d’une presse médicale particulièrement active, nombre de praticiens écrivaient pour la science et la santé publique sans perdre de vue néanmoins leurs intérêts bien compris.
Ils squattent littéralement les plateaux télé et radio. Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, les médecins sont omniprésents dans les médias, bombardés de questions par des (télé)spectateurs angoissés »1. Comme le constate le Quotidien du Médecin, la crise actuelle a donné au corps médical une visibilité médiatique sans précédent. Presse écrite, radios, médias en ligne, télévision, réseaux sociaux… les médecins, avec une mention spéciale pour les épidémiologistes et urgentistes, ont monopolisé pages et temps. Cette occupation de l’espace public a pu surprendre. Si son ampleur est sans précédent, l’investissement de l’espace public, et particulièrement médiatique par les médecins n’est pourtant pas nouveau. « Deux types de communication se révèlent cohabiter sur les sujets de santé » écrivait en 2010 Hélène Romeyer : des discours sur la santé produits par des acteurs qui lui sont extérieurs (médias, représentants politiques, associations), et des discours émanant du domaine lui-même (professionnels de santé, scientifiques, malades), relayant parfois les stratégies et corporatismes des différents acteurs. Elle y percevait : « … les rapports mouvants entre plusieurs sphères sociales (médecine, recherche, journalisme, politique, secteur associatif) qui sont en situation de tension, allant de la complémentarité à des rivalités avérées, semblant opposer : … les formes actuelles de publicisation à des formes plus traditionnelles comme la communication publique ou la communication scientifique »2. Ces délimitations, dont on comprend bien sûr la fonction analytique, ne se retrouvent pourtant pas aussi clairement dans l’espace public.
Dès le XIXe siècle, les professions médicales se structurent et s’organisent pour être reconnues. Occuper l’espace public devient alors pour elles un enjeu de reconnaissance globale mais également de distinction au sein même de leur profession. Le faire-savoir pédagogique et la nécessité d’éduquer les populations pour favoriser les politiques émergentes de santé publique, s’entremêlent ainsi très précocement avec des visées plus classiquement corporatistes. Elles s’articulent d’autant plus qu’elles nécessitent d’utiliser, voire de contrôler, l’accès à l’opinion et donc à la presse.
Entre dévouement, sciences et corporatisme…
Les liens entre presse et médecine sont anciens.Le « premier journaliste » Théophraste Renaudot était d’ailleurs un médecin. Le premier périodique consacré à la médecine, le mensuel Nouvelles découvertes sur toutes les parties de la médecine, est publié en 1679 par Nicolas de Blégny. Alors qu’il a critiqué l’enseignement de la Faculté, le journal doit quitter Paris pour Amsterdam pour poursuivre ses activités. Plus de deux siècles après ces débuts, s’ouvre, au sein même de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, le premier Congrès international de presse médicale. Louis Landouzy rend hommage aux pionniers des Lumières dans son discours d’inauguration3. Neurologue, membre de l’Académie de médecine, Louis Landouzy est très engagé dans la lutte contre la tuberculose.
Il voit dans la presse médicale l’outil qui permet de faire porter la parole des médecins dans l’espace public.
« C’est parce que nous avons conscience et du rôle et de la puissance de la Presse médicale, que, journalistes-médecins de tous pays et de toutes langues, nous voulons travailler aux intérêts scientifiques, moraux et matériels de notre profession, … conscients de la force que nous prête le journal, nous voulons cette force plus grande encore, n’acceptant d’avoir aucun des intérêts de partis qui divisent, entendant servir exclusivement les droits supérieurs de la Médecine, pour nous solidariser avec tous ceux qui cherchent remèdes aux souffrances humaines ».
Alors que 120 ans plus tard, le Dr Gérald Kierzek, troisième personnalité la plus présente sur les JT nationaux entre le 18 janvier et le 3 juillet 2020 d’après les statistiques de l’INA4, déclarera : » Je ne suis pas journaliste, je suis médecin ! », le Dr Landouzy revendique cette identité. Il fait partie, écrit-il, des « journalistes-médecins » et voit dans leur action plusieurs dimensions qui articulent valeurs morales et progrès des sciences mais également la défense des intérêts professionnels du corps médical. « Il est à l’honneur de la Presse médicale, déclare-t-il, d’avoir cherché, d’abord, à entretenir au plus intime de chacun de nous un idéal professionnel, fait de foi scientifique, d’amour de la vérité, de liberté de jugement, d’indépendance de caractère, d’esprit de solidarité large et tolérant, de désintéressement.
Néanmoins … il est urgent que les intérêts respectables des médecins ne soient plus méconnus ; il n’est que juste que la Presse médicale prenne aussi en mains les intérêts d’une profession, qui, sans qu’on y prête attention et sans qu’on lui en sache gré, s’est toujours montrée plus soucieuse de ses devoirs que de ses droits. Sous prétexte que la Médecine est la plus sociale des professions – son but étant essentiellement humanitaire – sous prétexte que la Médecine est, de toutes les sciences appliquées, celle qui sert le plus la chose publique ; sous prétexte que la Médecine est, de toutes les professions, celle dont la Société attend le plus de services, n’hésitons plus à réclamer pour qu’on mette un terme aux abus par lesquels, en tous pays, on demande aux médecins, charitables et corvéables à merci, de donner toujours le meilleur d’eux-mêmes pour le soulagement des communes misères humaines ». Landouzy veut ainsi mettre un terme à ce que de nombreux médecins estiment être une exploitation des médecins par l’État, les départements, les communes, les sociétés mutuelles. « Pareils intérêts professionnels méritent d’être l’objet des préoccupations les plus ardentes de la Presse médicale, nos journaux devant mettre leur puissance au service des revendications légitimes que font en ce moment même entendre nos confrères réunis, à côté de nous, en leur premier congrès international de Médecine professionnelle et de Déontologie. « Si les médecins, poursuit-il, sont vraiment des magistrats et des ingénieurs de santé, une place plus équitable doit leur être faite dans notre Société ». Au-delà de celle-ci c’est bien la place de la médecine dans la société que Landouzy veut voir reconnue. « Dans un État bien organisé affirme-t-il, les œuvres d’Assistance et de Santé publiques doivent être les plus considérables … À la Presse médicale d’étudier comment toutes [ces] charges doivent être réparties équitablement sur tous, sans léser les intérêts d’aucun ».
La presse médicale est donc un vecteur clef pour la prise de parole des médecins eux-mêmes dans l’espace public.
Son action s’articule à d’autres acteurs du débat et voit des interactions se mettre en place à l’initiative de personnalités capables de se placer à l’interface entre médecine et politique.
Presse, médecine et carrière politique
L’influence des médecins s’accroît sensiblement tout au long de la Troisième République. Le pouvoir des praticiens ne s’est cependant pas bâti spontanément sur l’aura d’un pouvoir thérapeutique encore très incertain. Il est le résultat de la conquête politique d’un groupe qui a su se mobiliser et s’organiser. Les médecins, majoritairement républicains modérés et radicaux, investissent, de plus en plus, la scène politique entre 1876 et la Première Guerre mondiale. Ils occupent, au cours de cette période, selon les législatures, entre 8,5 % et 12,3 % des sièges à la Chambre des députés. Lors de la législature 1893-1898, 71 députés sont médecins.
L’intergroupe « parlementaires médecins » entretient des relations étroites avec les syndicats. Les membres de l’intergroupe ne manquent ainsi qu’exceptionnellement le banquet annuel de l’Union des syndicats médicaux. « Ils peuplent et souvent président les commissions parlementaires chargées d’étudier les propositions afférentes à la santé publique, aux enjeux professionnels ou encore aux assurances sociales »5. En 1902, leur capacité de blocage pèse sur l’élaboration de la grande loi de santé publique les députés et sénateurs médecins bloquant toutes les initiatives pour réformer les institutions hygiénistes et sanitaires6. En 1905, ils défendent efficacement la médecine libérale, et notamment le principe du libre choix du médecin, après le vote de la loi sur l’assistance médicale gratuite.
L’articulation de ces activités avec la presse est constante et la presse médicale joue à cet égard un rôle clef puisqu’elle est ensuite reprise par une presse plus générale. Désiré Magloire Bourneville est un élément remarquable de cette interpénétration entre presse, médecins et politique. Né en Normandie en 1840 il vient à Paris pour faire ses études de médecine. Il sera interne sous les ordres de Charcot. « Il fait ses débuts de journaliste, à 20 ans… »7, produisant, tout en exerçant son métier de médecin, une quantité impressionnante d’articles dans les divers titres de la presse médicale mais également dans des revues plus générales menant ainsi de concert deux carrières qui ne semblaient pas incompatibles. Être médecin ET journaliste apparaît donc alors comme un ensemble tout à fait cohérent. Bourneville fonde en 1873 le Progrès Médical.
Le journal, classiquement informatif sur les évolutions de la médecine et sur la vie de la profession, devient rapidement un soutien actif pour des projets ou des réformes favorisant une médecine plus sociale et pour le développement d’initiatives progressistes en santé publique.
Cette activité est directement reliée à une carrière politique qui mènera Bourneville à la Chambre des députés. « Le Rédacteur en chef du Progrès médical … devient un homme politique influent qui sut, par son intervention au Conseil municipal de Paris, au Conseil général de la Seine, à la Chambre des Députés … défendre les projets et réaliser une partie des réformes élaborées dans son journal ». Cette action vers la société trouve son pendant dans une action tournée vers la communauté médicale. Elle soutient également la carrière de Bourneville, lui assurant un réseau de relations au sein de la corporation. Ces « synergies » ne sont pas sans créer quelques tensions sans doute. Ainsi lorsqu’en 1907 « 35 ans d’histoire du journal » sont relatées, le rédacteur confirme que les carrières médicales croisaient de manière privilégiée les activités de presse.
Après avoir dressé une liste impressionnante de « collaborateurs » il souligne : « … tout ce qui avait une valeur, un avenir dans le monde médical parisien se fit un honneur de collaborer au journal du Dr Bourneville. Énumérer même sommairement les travaux et les titres des collaborateurs du Progrès Médical serait faire toute l’histoire de la médecine française à notre époque ». Le bilan est cependant nuancé d’une touche douce-amère qui reflète sans doute les luttes d’influence, les rivalités, les jalousies qui pouvaient émailler la vie de cette confraternité médicale. « … beaucoup, et non des moindres, furent fidèles à leur journal jusqu’à leur mort et on lit encore parmi les rédacteurs d’aujourd’hui les noms de quelques-uns des amis de la première heure. Mais à côté, combien de défections ! et parmi ceux qui bénéficièrent le plus du Progrès et de son influence »8. Le journal connaîtra un certain déclin au tournant du siècle. « Les amis qui affluèrent lorsque l’influence du Maître pouvait servir leurs ambitions mal déguisées, s’éloignèrent une fois satisfaits ou quand ils comprirent que M. Bourneville ayant abandonné la politique ne pouvait plus les couvrir d’une protection aussi puissante ». Le journal sera relancé en 1907 par un groupe de : « … jeunes et laborieux agrégés, médecins et chirurgiens des hôpitaux ». Le nouveau « format » adopté livre au regard les évolutions de ce lien entre médecine, politique et journalisme. « Le Progrès médical gardera son caractère de tribune libre où toutes les idées peuvent être émises, toutes les opinions défendues pourvu qu’elles soient sincères et ne masquent pas, sous une originalité voulue, un désir de réclame personnelle. » affirme J. Noir, secrétaire général de la nouvelle équipe. Il s’agira cependant principalement de : « … guider le praticien dans les cas qu’il peut chaque jour rencontrer dans sa clientèle … à notre époque il ne peut plus guère être question, comme par le passé, de polémiques passionnées et la politique a bien définitivement abandonné notre journal ».
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Le XXe siècle verra la place des médecins dans l’espace public évoluer au fil de l’accroissement de leur position sociale, de la structuration de la profession, avec notamment la création de l’Ordre des médecins, de la Sécurité sociale, ou bien encore les réformes successives des hôpitaux ou de la recherche9. Les mutations du système médiatique et plus globalement des systèmes d’information-communication, ont également proposé une nouvelle donne. Si l’activisme médiatique des médecins depuis la crise Covid-19 a pu surprendre, il se situe dans le prolongement d’une présence, moins forte mais toujours réelle au XXe siècle et rappelle à certains égards l’engagement, parfois désordonné, du dernier tiers du XIXe siècle.
Ce retour sur ce temps des « journalistes-médecins » souligne que la capacité du corps médical à se faire entendre collectivement et individuellement est crucial pour son influence et n’est pas anodin pour les devenirs individuels des praticiens.
Il met en lumière également la plasticité des catégories et l’aspect relatif des incompatibilités et interdits… L’histoire des pratiques communicationnelles des médecins, qui reste très largement à faire, incite donc à relativiser : l’opposition entre nouvelles pratiques du temps présent et « tradition ». Les sphères sociales concernées apparaissent en effet très poreuses et les distinctions du XXIe siècle, qui pourraient sembler presque « évidentes », l’étaient beaucoup moins il y a plus d’un siècle. La « scientifique » croisait largement diverses formes de militantismes ou d’actions corporatistes sans que cela ne paraisse poser problème. Aujourd’hui, l’indication du statut de nombre d’intervenants médecins semble, au-delà du titre de docteur, abandonné à un flou bien pratique entre « expert », « consultant », « chroniqueur », « auteur », etc. Cette situation devrait nous inciter à poser un regard nouveau sur ce qu’est l’expertise dans les médias et sur la distribution des rôles au sein de l’espace public entre journalistes et médecins… Pour conclure avec Landouzy reprenons donc la devise qu’il proposait à ses pairs journalistes-médecins à l’aube du siècle précédent : « Vérité dans la science. Probité dans l’art. Sécurité dans la profession ». Elle peut à nouveau constituer un repère non dénué d’utilité pour celles et ceux qui perpétuent sur les plateaux et dans les studios, plutôt il est vrai que sur le papier, cet engagement dans l’espace public.
Pr Pascal Griset
Sorbonne Université (Sirice/CRHI)
- Stéphane Long, « Dr Gérald Kierzek : « À la télé, le rôle du médecin est anxiolytique, c’est à dire calmer les angoisses » », Le Quotidien du Médecin, 2 mai 2020, https://www.lequotidiendu medecin.fr/actus-medicales/sante-publique/dr-gerald-kierzek-la-tele-le-role-du-medecin-est-anxiolytique-cest-dire-calmer-les-angoisses. ↩
- Hélène Romeyer, « Introduction. Santé et espace public », in H. Romeyer, (dir) La santé dans l’espace public, Presses de l’EHESP, 2010,
pp 5-11, page 6. ↩ - Louis Landouzy, Exposition universelle, Paris, 1900. 1er Congrès international de presse médicale, juillet 1900. Discours à l’inauguration, le
20 juillet, au pavillon de la Presse. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k887086h/f22.item# ↩
- Géraldine Poels et Véronique Lefort, « Étude INA. Covid-19 dans les JT : un niveau de médiatisation inédit pour une pandémie », La Revue des Médias, 1er octobre 2020, https://larevuedesmedias.ina.fr/pandemie-covid-19-coronavirus-journal-televise ↩
- Frédéric Pierru, « Un mythe bien fondé : le lobby des professions de santé à l’Assemblée nationale », Les Tribunes de la santé, 2007/1 n° 14, pp. 73-83, page 76. ↩
- Pierre Guillaume, Le rôle social du médecin depuis deux siècles, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1996. ↩
- Dr J. Noir, Le Progrès Médical, 16 novembre 1907, pp. 825-828. ↩
- Dr J. Noir, Le Progrès Médical, 16 novembre 1907, pp. 825-828. ↩
- Pascal Griset, L’académie de médecine – 200 ans – une histoire de la santé, Le Cherche Midi, 2019. ↩