Alors que partout en Europe les syndicats s’inquiètent des conditions de travail des salariés, la question qui se pose avec gravité est celle de savoir si les entreprises font le choix de continuer à travailler au mépris, le cas échéant, des règles sanitaires. Privilégier l’activité économique ou la santé ? Tel est l’enjeu cornélien aujourd’hui qui se pose aux entreprises. Le point avec Patrick Martin-Genier.
Depuis le début de la pandémie et des mesures prises par les gouvernements, ces derniers et le patronat des différents pays de l’Union européenne ont oscillé entre l’impérieuse nécessité de respecter le confinement et la non moins importante continuation de l’activité des entreprises. En France, a été invoquée la notion de « patriotisme économique » par le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, Mme Pénicaud, ministre du Travail, ayant même stigmatisé le « défaitisme » de certaines entreprises.
La survie économique
Il est évident que toutes les économies européennes et dans le monde luttent aujourd’hui pour la survie de leur système économique. D’ores et déjà, les règles relatives aux déficits et à l’endettement dans l’Union européenne ont volé en éclat (pour combien de temps ?) et chacun s’adapte aux contraintes du Covid-19 en tentant de poursuivre l’activité économique et de production. Chaque Etat peut ainsi soutenir quasiment sans limite et sans contrôle son activité économique devant l’ampleur de la récession qui s’annonce.
Partout en Europe mais aussi aux États-Unis on sait que les effets seront très sévères sur l’économie avec, par exemple, en Allemagne, une récession qui pourrait amener une diminution de plus de 5 % du produit intérieur brut dans les mois qui viennent.
Il est certain que certains secteurs, en dehors du secteur médical et paramédical, sont vitaux.
Cela est le cas pour l’agriculture, l’alimentation, la distribution, les transports liés à ces secteurs (dont le transport du matériel médical). Il est tout aussi vrai que les acteurs de ce secteur font partie des héros du quotidien.
Toutefois, tout ce secteur, qui, pour assurer des débouchés agroalimentaires, propose, notamment avec la suppression des marchés alimentaires en France, de plus en plus fréquemment des livraisons à domicile, et quelle que soit la taille de la société, est confronté au problème de l’exposition de ses millions de salariés à la maladie. Il en va de même pour les activités du bâtiment et de travaux publics pour lesquelles la règle du confinement est diversement appliquée. Il apparaît très difficile sur les chantiers de faire respecter les règles de distanciation, à défaut de pouvoir fournir des masques ou du gel hydroalcoolique à chacun.
Mercredi 1er avril, trois syndicats écossais, représentants 12 000 fonctionnaires territoriaux, ont écrit à la Première ministre Nicola Sturgeon pour se plaindre du non-respect des règles de protection sociale et du manque de matériel de protection par les collectivités locales.
Les risques majeurs dans le secteur du BTP
Cela est tellement vrai qu’en Chine – où les salariés ne sont pas soupçonnés bien au contraire d’être défaitistes et où l’on glorifie via le Parti communiste la grandeur de la Nation – les autorités politiques et administratives ont fermé les chantiers pendant deux mois. Ils n’ont repris que récemment, avec prudence, et pendant le confinement les entreprises ont acheminé les ouvriers par bus et trains spécialement affrétés, sans contact avec les populations locales.
Les représentants du secteur du BTP – qui enregistre en France un chiffre d’affaires de plus de 170 milliards d’euros et compte 1,5 million d’actifs – disent avoir conclu un accord avec les pouvoirs publics pour le respect des règles de sécurité sanitaire.
Toutefois, les chefs d’entreprise sont plus que dubitatifs dans un secteur qui totalise à lui seul environ 20 % des accidents du travail et maladies professionnelles.
Comme l’a révélé un média, circulent des formulaires de décharge de responsabilité par lesquels il est demandé aux salariés de signer un document attestant qu’ils sont avertis du risque de venir travailler que, dès lors, ils renoncent à engager la responsabilité de l’entreprise.
Un tel « accord » pourrait bien se retrouver comme une pièce dans des procès qui seront intentés soit à l’Etat, soit aux entreprises dont les salariés auraient été atteints par le Coronavirus lors de leur travail en l’absence de respect des mesures de distanciation et de protection. Beaucoup de chantiers sont toutefois à l’arrêt aujourd’hui.
La protection sociale versus la compétitivité économique ?
S’agissant de l’Etat, mentionnons que celui-ci, via les inspecteurs du travail en France, a une responsabilité toute particulière.
Aux termes de l’article L8112-1 du code du travail « les agents de contrôle de l’inspection du travail (…) disposent d’une garantie d’indépendance dans l’exercice de leurs missions au sens des conventions internationales concernant l’inspection du travail. Ils sont chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail et des autres dispositions légales relatives au régime du travail, ainsi qu’aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail (…) Ils sont également chargés, concurremment avec les officiers et agents de police judiciaire, de constater les infractions à ces dispositions et stipulations ».
Les inspecteurs du travail, qui doivent aussi bénéficier de toutes les mesures de protection, vont-ils, dans les jours et semaines qui viennent, pouvoir assurer cette mission dans des conditions satisfaisantes de sérénité, d’indépendance et de sécurité ? Les contrôles sont indispensables et les défis sont immenses.
La compétitivité économique mondiale est une chose, la santé des travailleurs et salariés en est une autre. Les deux facteurs contribuent de façon égale à la survie de la Nation. C’est aussi ce que Donald Trump a eu du mal à comprendre dans un premier temps en affirmant que les salariés devaient revenir le plus rapidement au travail et en critiquant de nouveau l’Europe pour sa gestion de la crise sanitaire. Hier, les autorités américaines annonçaient que le chiffre de morts pourrait atteindre 240 000 aux États-Unis.
Patrick Martin-Genier
Essayiste spécialiste des questions européennes et internationales
Enseignant en droit public à Sciences-Po
Administrateur de l’Association Jean Monnet