Citoyen français, emprisonné pendant 307 jours dans une prison au Qatar en dehors de toute procédure judiciaire en 2020, puis libéré et plus tard, condamné à mort par contumace par l’Etat du Qatar, Tayeb Benabderrahmane nous livre un témoignage sur son combat pour le droit et la justice.
Revue politique et parlementaire : Pour commencer, pourriez-vous nous raconter comment votre collaboration avec le Qatar a débuté et nous partager un aperçu de votre parcours professionnel ?
Tayeb Benabderrahmane : Je suis chef d’entreprise depuis presque 25 ans et me suis impliqué dans plusieurs initiatives d’insertion socio-professionnelle pour des jeunes en difficulté, notamment avec le programme « Pacte de la seconde chance ». Ce projet a mobilisé des entreprises comme le Paris Saint-Germain, BeInSport et Organidem autour de valeurs d’égalité des chances et de principes républicains, ce qui m’a permis de tisser des liens dans les sphères politiques et diplomatiques.
Depuis 2015, j’agis également comme partenaire stratégique auprès des services territoriaux de la préfecture des Hauts-de-Seine, apportant mon expertise pour soutenir des initiatives concrètes sur le terrain.
Ma collaboration avec le Qatar a commencé en 2014, lorsque j’ai été introduit à l’ambassade du Qatar en France et ai établi des relations avec divers acteurs influents du pays, dont des représentants du PSG. En 2017, pendant la crise diplomatique du Golfe où a l’Arabie Saoudite a organisé un blocus contre son voisin, ces échanges se sont intensifiés, le Qatar cherchant un soutien international pour mieux faire connaître sa situation. Avec mon expertise en géopolitique, j’ai été sollicité pour fournir conseils et assistance, jusqu’à devenir conseiller général auprès du Dr Ali bin Samikh Al-Marri, président du Comité des droits de l’homme du Qatar.
RPP : votre parcours récent a été marqué par des révélations sur les violations des droits humains dans ce pays. Pouvez-vous expliquer comment vous en êtes arrivé là ?
Tayeb Benabderrahmane : Tout a débuté par une collaboration professionnelle avec les autorités qatariennes. Dès les années 2000, j’avais développé une expertise en conseil géopolitique et géoéconomique, ce qui m’a permis de travailler avec plusieurs institutions publiques, notamment au Qatar. En 2017, pendant la crise diplomatique qui a isolé le Qatar de ses voisins du Golfe, j’ai été sollicité pour aider à mobiliser l’opinion internationale, surtout en France et en Afrique, avec le soutien de Nasser Al-Khelaïfi, président du PSG. Cette collaboration s’est intensifiée, et en 2018, j’ai accepté le poste de conseiller général auprès du Dr Ali bin Samikh Al-Marri, président du Comité national des droits de l’Homme du Qatar (NHRC).
RPP : Votre travail semblait initialement être une collaboration positive, mais les choses ont pris ensuite un tour extrêmement désagréable. Que s’est-il passé exactement ?
Tayeb Benabderrahmane : En 2018, mes missions ont pris un tournant significatif. On m’a donné pour instruction de recueillir des informations concernant les investissements qatariens en Europe et le détournement des richesses du Qatar, afin de les transmettre au NHRC. Cependant, malgré mes efforts pour fournir des informations sensibles et pertinentes, les autorités qatariennes restaient passives et n’agissaient pas. En novembre 2019, j’ai décidé de mettre un terme à cette mission pour me concentrer sur mes projets d’investissement. C’est à ce moment-là que la situation a basculé. En janvier 2020, j’ai été arrêté sans explication par les services secrets qataris.
RPP : Vous parlez d’une arrestation sans motif. Que s’est-il passé durant votre détention ?
Tayeb Benabderrahmane : J’ai été enlevé, séquestré et soumis à des actes de torture pendant 307 jours. Les autorités m’ont accusé de crimes fabriqués de toutes pièces. J’étais isolé, privé de sommeil, de nourriture correcte, et de tout contact extérieur. On m’a forcé à signer des documents sous la contrainte. Les conditions de ma détention étaient inhumaines et complètement illégales. J’ai été privé de mes droits les plus fondamentaux, notamment le droit à une défense, malgré les conventions internationales ratifiées par le Qatar.
RPP : Les révélations récentes d’un lanceur d’alerte qatari ont mis en lumière des documents falsifiés concernant votre affaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces révélations et leur impact ?
Tayeb Benabderrahmane : Ces révélations marquent un tournant décisif. Un lanceur d’alerte, membre du NHRC, a révélé des documents falsifiés qui montrent clairement que les autorités qatariennes ont fabriqué des preuves contre moi. Les accusations portées contre moi reposaient sur des signatures contrefaites et des documents falsifiés, orchestrés pour me faire condamner en secret. Grâce à ces révélations, nous avons la preuve que le système judiciaire qatari a été manipulé à des fins politiques et répressives, démontrant un mépris total pour les droits humains et la justice.
RPP : Que pensez-vous du récent décret de l’émir du Qatar remaniant la direction du Comité Nationale des Droits de l’Homme du Qatar (NHRC) ? Peut-il changer quelque chose à votre situation ?
Tayeb Benabderrahmane : Ce remaniement intervient après les révélations et montre que le système est sous pression. L’émir du Qatar a remplacé des figures clés du NHRC, ce qui peut être interprété comme une tentative de réforme ou de contrôle des dégâts. Toutefois, il est crucial que la communauté internationale surveille de près ces développements pour s’assurer que ce n’est pas juste une façade. Les autorités qatariennes ont montré qu’elles peuvent agir sans respect pour les normes internationales, et il faut que cela cesse. J’espère que ce remaniement entraînera un changement réel et non une simple opération cosmétique.
RPP : Vous avez également appris par voie de presse votre condamnation à mort par contumace, par la justice du Qatar. Comment avez-vous réagi à cette information ?
Tayeb Benabderrahmane : Apprendre par un article de presse que j’avais été condamné à mort en secret a été un choc immense. Personne ne m’avait informé, ni moi, ni mes avocats. Cette condamnation arbitraire et secrète montre le degré d’impunité et de mépris de la justice au Qatar. Ce simulacre de procès, où je n’ai jamais eu la chance de me défendre, est l’exemple même des dérives d’un système qui agit dans l’ombre et en dehors de toute légalité.
RPP : M. Benabderrahmane, au-delà de votre propre expérience, vous avez exprimé la volonté de sensibiliser et de protéger les intérêts des Français expatriés au Qatar, en particulier les entrepreneurs et les familles expatriées. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez pris cette initiative et ce que vous espérez accomplir ?
Tayeb Benabderrahmane : Mon cas personnel est certes dramatique, mais il est malheureusement loin d’être unique. Beaucoup de Français, qu’ils soient entrepreneurs ou expatriés, peuvent se retrouver confrontés à des situations similaires de violation de leurs droits, de manipulation judiciaire, ou même d’abus de pouvoir. Aujourd’hui, je veux aller au-delà de mon cas individuel. J’ai pris la décision de rendre public tout le dossier que nous avons reçu grâce à un lanceur d’alerte qatari. Ces documents révèlent un système corrompu qui peut mettre en danger n’importe qui se trouvant dans une situation délicate au Qatar.
Mon objectif est de rendre ces informations accessibles aux juristes, avocats, ONG, associations et toutes les entités qui œuvrent pour la protection des droits humains et la justice internationale. En faisant cela, je souhaite non seulement défendre ma cause, mais aussi celle de la communauté française au Qatar. La sécurité et les droits de nos compatriotes ne peuvent être négligés, et il est essentiel de créer une prise de conscience pour éviter que d’autres ne soient piégés par le même système.
RPP : Vous avez évoqué le fait que, face aux défaillances de l’État français, vous avez dû assumer un rôle qui normalement reviendrait aux autorités. Comment en êtes-vous venu à assumer ce rôle de lanceur d’alerte ?
Tayeb Benabderrahmane : C’est effectivement ce que je suis devenu, malgré moi. J’ai compris à un moment donné que je ne pouvais plus compter sur les institutions pour me protéger, et encore moins pour défendre les principes de justice censés être au cœur de notre société. Face à l’inaction et au silence des autorités françaises, il est devenu évident que quelqu’un devait prendre l’initiative de révéler ces abus. Le devoir de l’État est de protéger ses citoyens, mais dans mon cas, et probablement dans d’autres, cela n’a pas été fait.
Au sein de nos institutions, deux visions s’opposent : d’un côté, des parlementaires qui privilégient avant tout les intérêts des citoyens français, et de l’autre, ceux qui placent les priorités diplomatiques au-dessus des intérêts nationaux, y compris des droits humains.
En mettant à disposition ces informations et en attirant l’attention de la communauté juridique et des ONG, je souhaite montrer que la situation au Qatar doit être prise au sérieux. Ce n’est pas seulement mon combat, c’est un combat pour la justice, pour la vérité et pour la protection de ceux qui, comme moi, ont été ou pourraient être exposés à des pratiques inacceptables. Nous devons être vigilants, solidaires et surtout agir pour que les intérêts des expatriés français soient réellement protégés.
RPP : Vous vous présentez donc non seulement comme une victime, mais aussi comme un défenseur des droits et un lanceur d’alerte. Quels seraient les prochains pas pour vous dans ce combat ?
Tayeb Benabderrahmane : Il est crucial de dépasser la posture de victime pour devenir acteur du changement. Les prochains pas sont de continuer à diffuser ces informations, à collaborer avec les avocats, les associations, et les organismes internationaux qui luttent pour la justice et les droits humains. Je veux également pousser les autorités françaises à revoir leur approche sur la protection de leurs citoyens à l’étranger, en particulier dans des pays où l’État de droit n’est pas respecté.
Mon espoir est que mon témoignage, et les preuves que nous avons, servent de base pour des actions concrètes, des réformes, et même des accords diplomatiques plus stricts qui garantissent des recours efficaces pour les Français à l’étranger. Nous ne pouvons plus fermer les yeux. Les expatriés doivent pouvoir se sentir en sécurité et savoir qu’ils seront protégés en cas de besoin, peu importe où ils se trouvent.
Il est déplorable de constater que notre classe politique manque cruellement de courage. Quand il s’agit de défendre des intérêts économiques ou diplomatiques, on les voit prendre des décisions rapides, mais dès qu’il est question de défendre les droits humains et la dignité de leurs citoyens, c’est le silence ou la lenteur bureaucratique qui prédomine. Il n’y a pas de place pour la lâcheté lorsqu’il s’agit de justice. Nous avons besoin de responsables politiques qui agissent avec fermeté et transparence, pas de personnes qui fuient leurs responsabilités par peur de froisser des alliances diplomatiques.
RPP : Quels retours avez-vous reçus de la part des parlementaires que vous avez sollicité ? Et qu’attendez-vous des autorités françaises aujourd’hui ?
Tayeb Benabderrahmane : Malheureusement, les parlementaires ne se sont pas tous montrés à la hauteur des attentes. Le soutien reçu a été extrêmement limité. Par exemple, des personnalités comme Sandrine Rousseau ont esquivé la question en renvoyant vers la députée de la circonscription couvrant le Qatar, qui n’a jamais daigné répondre. Certains membres de La France Insoumise, quant à eux, ont réagi de manière complètement inappropriée et indigne de leur fonction, à l’instar de Mme Ségolène Amiot.
Face à cette absence de soutien et de réponses substantielles, j’ai décidé de solliciter personnellement des rendez-vous pour pouvoir livrer mon témoignage directement aux parlementaires. Nous espérons sincèrement qu’ils sauront, à terme, prendre la mesure de la situation et se montrer à la hauteur de leur rôle de défenseurs des citoyens français et des principes de justice.
La France a la responsabilité de protéger ses citoyens. Mme Colonna et les autorités françaises étaient informées de ma situation depuis longtemps, mais elles ont choisi de rester silencieuses. Ce silence est une trahison pour tout citoyen français qui se retrouve dans une situation similaire à l’étranger. J’exhorte les autorités françaises à agir enfin et à faire preuve de courage en exigeant des explications et des réparations de la part du Qatar. Le droit doit prévaloir sur la diplomatie et les intérêts économiques.
Tayeb Benabderrahmane
Chef d’entreprise
Propos recueillis par Alexis Bachelay