Depuis plusieurs années déjà, les universitaires alertent les politiques et leur hiérarchie sur la dégradation exponentielle de l’enseignement supérieur public français.
S’il n’est pas ici question de revenir sur les diverses lois qui ont semé la pagaille dans les universités (LRU, ESR, etc.) ou sur celle qui va la semer dans les prochains mois et années au regard de la précarisation de l’universitaire et de la recherche qu’elle va entraîner1, il convient cependant d’exposer le fondement des craintes de l’ensemble du service public universitaire, et les risques encourus par ce dernier et par l’ensemble de la société française à voir l’université française se calquer, de plus en plus, sur un modèle anglo-saxon dont on sait qu’il est, au fond, profondément inégalitaire et guidé par un maître-mot, celui de l’argent. Un argent dont on voit qu’il profite aux divers secteurs privés avec la crise covidienne car l’État ne cesse de faire des « gestes financiers » (pour l’aéronautique, l’automobile, la SNCF, la restauration, l’édition, etc.), mais qui n’alimente plus le service public de l’État lui-même !
L’État nie actuellement sa réalité publique.
La libéralisation de l’université française se fait grâce à la pression budgétaire exercée sur la gouvernance des universités et sur la CPU (Conférences des Présidents d’Université), ces dernières ayant vu leurs budgets rendus autonomes suite à la loi dite « Pécresse » de 2007, et donc soumis à un principe d’équilibre économique qui serait tout à fait valable au sein d’une entreprise dont on sait que la finalité naturelle est le bénéfice, mais qui demeure tout à fait ubuesque quand on parle de « service » public. Le « service » n’est jamais rentable, qu’on se le dise encore une fois. Le service est un don. Un don gratuit, sans contre-don, n’en déplaise aux maussiens, si tant est qu’il en reste. S’il est vrai que les années 70 à 90 ont vu des dépenses souvent immesurées au sein des universités, cela fait quelques années déjà que les universitaires ont parfaitement conscience de la réalité financière de leurs institutions. Le temps des trajets en première classe, des colloques dispendieux et des hôtels cinq étoiles est révolu. L’universitaire, ancien notable, est redevenu – et c’est tant mieux – un humble citoyen, toussotant dans la poussière des wagons de seconde classe et buvant du crémant de Loire plutôt que du Champagne lors des cérémonies solennelles.
Le fantasme de l’universitaire « hors sol », chercheur farfelu aux cheveux électrifiés, inconscient des réalités budgétaires, est d’un autre temps.
Mais avant que de se pencher sur la question du devenir de l’université française, sans doute faut-il faire honneur au Stagirite et apporter une définition de l’université afin de mieux concevoir la finalité de celle-ci. Voici la définition que nous en donnons, en nous appuyant sur l’histoire et le rôle des universités depuis l’Académie platonicienne : « Une communauté de professeurs autonomes et d’étudiants mue par une vie théorétique »2. La CPU donne, par ailleurs, une définition à peu près semblable à cette dernière :
« Elle est à la fois une collectivité intellectuelle, porteuse d’une culture savante, une communauté humaine, et une institution juridique. La spécificité de l’Université, et le cœur de son identité, est que l’enseignement y est adossé à la recherche. A ce titre, l’Université rassemble des personnes dont la carrière est partagée entre ces activités : les enseignants-chercheurs. Ils forment, avec les étudiants, les personnels administratifs et d’encadrement et les partenaires de l’Université – en particulier les organismes de recherche – ce qu’on appelle la communauté universitaire ou communauté académique »3.
Nous observons que la finalité première de l’université, temple du savoir, gardien de la connaissance, est avant toute chose la science, dans son sens premier, c’est-à-dire la sapientia, la sagesse, l’intelligence, le savoir. Ce n’est ni d’être un établissement à l’équilibre budgétaire satisfaisant d’éphémères scribouillards ministériels, ni de professionnaliser les étudiants pour ouvrir sur le « marché du travail » (n’en déplaise aux créateurs des multiples « classements des universités » qui ne jurent que par ce critère nauséeux), et encore moins d’être une institution niveleuse où étudiants et enseignants, « sachants et apprenants » pour utiliser un langage managérial et pédagogique contemporain, partageraient leurs connaissances (?) réciproques dans un esprit égalitariste peu à même de permettre une authentique transmission du savoir.
Or, la libéralisation « en marche », qui ne date pas du gouvernement actuel, bien au contraire, n’a de cesse d’affaiblir le service public universitaire français, car l’on fait des universitaires des « chercheurs de filon »4 – sous-entendu des personnes soumises à cette loi du marché qui marchandise tout5 –, et des universités des gouffres financiers qu’il serait bon de combler par la tenue sérieuse et millimétrée des bilans et des comptes de résultat. Or, nous l’avons déjà dit, la notion de « rentabilité » et celle de « service » que l’on retrouve dans les termes de « service public » sont oxymoriques. L’esprit du senior manager encravaté de la Défense ne peut concevoir qu’une entité ne soit pas rentable, ou du moins à l’équilibre. Il a été éduqué de la sorte, a été formé pour cela, et travaille en ce sens. La branche non-rentable de l’entreprise est à supprimer ou réformer ; pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’université ? Pour la police ? L’éducation nationale ? L’hôpital (quoique depuis quelques semaines, la question ne se pose plus en ces termes, et tant mieux) ? Tout simplement car le service public ne saurait être passé au crible de l’économie.
Des conséquences générales de la libéralisation de l’université
Qu’a entraîné, et que continue d’entraîner, la politique libérale – de gauche, comme de droite, les partis n’étant pas en cause, mais l’idéologie globale l’étant – des universités françaises depuis plusieurs années ?
L’approche par budget a conduit au rationnement du personnel : de moins en moins d’enseignants pour un nombre croissant d’étudiants, de moins en moins de personnels administratifs, de moins en moins de moyens pour l’enseignement et surtout pour la recherche. La diminution du nombre d’enseignants-chercheurs couplée à l’augmentation du nombre d’étudiants fait que la proximité et les liens sociaux et humains entretenus préalablement entre le corps enseignant et les étudiants s’estompent et finissent par disparaître.
La rationalisation économique de l’université a aussi entraîné, nécessairement, une administrativisation de celle-ci, car il faut du personnel pour gérer, encadrer, budgétiser, contrôler, exceliser.
Or, cette administrativisation, cette bureaucratisation et cette normativisation universitaire entraînent des tâches administratives souvent inutiles et, dans tous les cas, de plus en plus conséquentes. Le personnel administratif refuse alors de les accomplir. Et comme ce personnel se fait de plus en plus rare, ces tâches incombent désormais de plus en plus aux enseignants-chercheurs dont ce n’est pas la fonction. Car le travail d’un enseignant-chercheur – attention, révélation sémantique – est « d’enseigner » et de « chercher ». On n’imagine pas appeler son coiffeur pour réparer une fuite d’eau, et ce même si ledit coiffeur est amateur de plomberie à ses heures « perdues ».
Or, ce temps pris sur leur travail de fond, couplé à la réunionite aiguë de certains personnels, diminue, de fait, leur temps d’enseignement et leur temps de recherche. Cela amoindrit alors, inévitablement, la qualité de la recherche et la qualité de l’enseignement en France.
Les plus virulents ennemis de la fonction publique, qu’il nous faut néanmoins écouter car leurs arguments sont parfois parfaitement recevables, critiquent facilement l’universitaire français en en faisant une caricature de rentier moderne qui ne dispense que 6h de cours hebdomadaires et s’en va bronzer dans son jardin le reste du temps. Mais c’est là faire un coup de projecteur sur quelques tire-au-flanc, déjà pointés du doigt par l’opinion publique, et faire, par induction et comme les sophistes, de quelques rares cas une généralité. Chose attristante, et même désespérante pour les universitaires, ces détracteurs sont parfois aidés par des membres de la « communauté académique » qui ignorent (peut-on leur en vouloir ?) le travail réel d’un enseignant-chercheur.
Il faut savoir (qu’on se le dise haut et fort !) que ces tire-au-flanc sont aussi montrés du doigt par tous leurs collègues car, d’une part, ne partageant pas les responsabilités supportées par ceux-ci, et d’autre part, discréditant l’ensemble du monde académique alors que ce dernier ne le mérite certainement pas.
Enfin, dernière critique à énoncer parmi tant d’autres, nous observons que le système universitaire libéralisé essaye d’étouffer lui-même ses propres failles. A vouloir être dans le vent du progressisme ambiant et des méthodes outratlantistes, il a créé durant quelques années des spécialistes de nouvelles disciplines parfois éloignées des réalités académiques et dont les origines seraient à mettre plus souvent en lumière : chaque année, des milliers d’étudiants sont formés à des nouvelles sciences (sciences de l’information et de la communication, ou encore sciences de l’éducation) qu’il faut « recaser ». Les « Info-Com’ » sont pris de vitesse par les écoles de commerce et les écoles de communication privées. Les « sciences de l’éducation » sont le fruit du pédagogisme ; et sans doute faudrait-il se poser de manière plus approfondie la question de l’éducation comme « science » au sens de savoir, et donc comme ayant, ou non, sa place à l’université.
Face à ces enfants du malheur qu’elle a elle-même engendrés sous la coupe du progressisme libéral et du modernisme pédagogique, l’université va chercher à se dédouaner du piège dans lequel elle est tombée. On crée alors, plutôt que de créer des postes d’enseignant-chercheur pour participer au cœur de la mission de l’université, des postes de « chargé de communication », de « web designer », et des postes d’ingénieurs pédagogiques (qu’on affuble du titre « d’ingénieur » au même titre que les instituteurs se retrouvent « professeurs » des écoles sans même savoir ce que signifie le terme « professer »… mais c’est un autre débat…), chargés d’apprendre aux enseignants à enseigner, et proposant à ces derniers de les « évaluer » sur leurs méthodes d’enseignement, sorte d’inspecteurs académiques improvisés, comme si les universitaires étaient des stéréotypes de la continuité des enseignants du secondaire… Tout ce beau et très agréable petit monde, « proactif » et plein de bonne volonté, d’un dynamisme parfois trop pressant face au « temps universitaire », emprisonné dans le prisme moderne, n’a pas conscience (pourrait-on leur en vouloir ?) qu’il participe à la perte des finalités, et à celle de l’université. Il considère que l’enseignement est la transmission d’un « savoir-faire », comme si le « faire » était la finalité de l’université… alors qu’il n’est la finalité que de la productivité… Il est bien évident que les fonctions de chacun d’eux sont appréciables, au même titre que les personnes qui les exercent avec sourire, compétences et sympathie, mais en temps de crise, seul un retour aux finalités de l’institution permettrait de maintenir la mission universitaire qui reste « universelle ». En l’occurrence, on assiste à un éparpillement sans direction donnée, sorte de bouillonnement insensé au cœur du chaudron académique. En proportion, ce personnel administratif et d’encadrement est de plus en plus nombreux en comparaison du personnel enseignant-chercheur.
Mais une université sans enseignant-chercheur n’est plus une université car elle n’est plus à même de remplir sa mission. Elle n’est alors qu’une énième strate bureaucratisée de l’administration française.
De la réalité de l’enseignement privé
Au risque de jeter un pavé dans la marre, ou de m’attirer les foudres des défenseurs invétérés de l’enseignement supérieur privé, voire des parents consciencieux qui ne jurent que par la chimérique corrélation existant entre la qualité de l’enseignement et le coût des études, sans doute est-il bon de rappeler ce qui se passe dans l’enseignement supérieur privé et ce vers quoi les universités publiques tendent, et ce à financements de plus en plus réduits car le Conseil constitutionnel a bien rappelé, dans une pirouette magistrale du 11 octobre 2019, que même les étudiants étrangers ne doivent pas payer leur scolarité (dont le coût repose alors sur le contribuable français), et ce même si les étudiants français, à l’étranger, payent les frais de scolarité des universités d’accueil6…
Dans l’enseignement supérieur privé, et c’est une des premières critiques énoncées souvent par les enseignants-chercheurs de l’université d’État, la qualité du savoir transmis est moindre. On se gausse alors, fustigeant l’orgueil universitaire et le piédestal auréolé de gloire sur lequel certains pensent être juchés pour l’éternité… mais la réalité est bien la suivante : la sélection par des concours successifs (qualification par le Conseil National des Universités, concours de recrutement, agrégations du supérieur, etc.), malgré toutes les imperfections qu’on leur connaît, est un gage de qualité et d’excellence. Or, dans l’enseignement supérieur privé, aucun critère lié aux diplômes ou à d’autres qualifications n’est exigé : c’est le principe de la liberté de l’entrepreneur qui recrute qui il souhaite. Ainsi voit-on débarquer dans ces établissements des personnes refusées dans l’enseignement public en raison de leur niveau jugé inférieur. On trouve aussi des titulaires d’une licence enseigner au sein de masters ou encore faire de la prétendue « recherche » sans même se conformer aux canons scientifiques essentiels pour assurer une recherche saine, vraie et sérieuse. C’est un peu comme si mon jeune cousin était amené à jouer au Real de Madrid à la simple raison qu’il aime le football. Seul problème, il manque une jambe à mon jeune cousin.
Un maçon doit respecter les « règles de l’art » pour qu’une maison soit solide ; un médecin doit avoir étudié la médecine pour soigner ; un enseignant-chercheur doit être une « docte » personne, et donc un docteur, dûment reconnu par ses pairs, pour être un enseignant et un chercheur.
En règle générale (la précision est importante), les enseignants des établissements d’enseignement supérieur privé ont donc moins de diplômes, moins de niveau académique et moins de reconnaissance scientifique, que l’exige l’excellence à laquelle doit tendre l’enseignement supérieur. On remarque aussi que les enseignants dits « du privé » sont souvent transformés en gestionnaires-administratifs plutôt qu’en enseignants-chercheurs. La raison à cet écueil tient au modèle économique de ces établissements. En effet, les institutions privées font majoritairement appel à du personnel vacataire, facilement malléable et répudiable au regard de leurs contrats à durée déterminée. Les cours sont donc des vacations ; restent les tâches administratives qui pèsent sur les enseignants-chercheurs de ces établissements. Ces derniers ont donc détourné l’enseignement supérieur d’une de ses premières fonctions : la recherche. C’est d’ailleurs une des principales critiques faites à ce système : la recherche y est dévoyée, sauf à ce qu’elle apporte une publicité internationale à l’établissement, ce qui lui permet alors de monter dans les international rankings et ainsi d’augmenter ses frais d’inscription. La finalité n’est donc pas la même : d’un côté, le savoir, de l’autre, l’argent.
De plus, quand il y a « recherche » – ce qui est rare – on observe une absence de liberté conséquente tant l’utilitarisme, guidé par l’économie, prime l’activité de recherche. Le système étant « privé », le bénéfice est la finalité première de ces « entreprises d’enseignement », comme de toute entreprise. Les finances dominent donc, ce qui ne fait plus de l’enseignement et de la recherche le cœur d’une institution d’enseignement supérieur, mais bien la rentabilité, ou du moins l’équilibre financier. C’est un peu comme si l’on demandait aux pompiers qui avaient épuisé leur budget de fonctionnement le 15 du mois de ne plus éteindre de feu entre le 15 et le 31. Le vocabulaire employé dans ces établissements est particulièrement révélateur de cela : directeur général, secrétaire général, DAF, comité exécutif, chief marketing officer, etc. Est-on dans une multinationale ou une start-up, ou dans un établissement censé former les esprits pour les rendre libres et indépendants ?
On note aussi que l’université publique doit promouvoir – c’est un objectif parfois oublié – l’universalité du savoir – d’où son nom… Or, dans les établissements d’enseignement supérieur privé, on constate une finalité souvent unique, contraire à l’universalité de l’université et au laboratoire d’idées que doit être l’université : une école de commerce formera ses étudiants à défendre l’entreprise libérale et la finalité de celle-ci (le bénéfice), en école d’ingénieur on vouera un culte au progrès scientifique et à la technique, etc. L’université, comme son nom l’indique, doit rester « universelle » pour permettre la véritable liberté. Or, déjà, des universités « technologiques » ou « polytechniques » minimisent les enseignements de sciences humaines et de sciences sociales au seul profit des sciences expérimentales et dures, sciences financées par des partenaires privés. Les gouvernances ne regardent désormais plus l’université qu’à travers les lunettes de la gestion, sans aucun doute malgré elles. Peuvent-elles faire autrement quand le discours politique qu’on leur impose est contraire à la finalité de l’université mais propre à celle de l’économie ?
Enfin, notons qu’il faut attirer le chaland – c’est-à-dire le portefeuille de parents soucieux de leurs enfants, voire les économies de toute une vie, car on joue sur la peur du chômage, sur la professionnalisation, et sur ces universités « trop grandes », « aux effectifs trop nombreux », et aux grèves récurrentes. Tout est fait pour critiquer un système considéré comme « concurrentiel » – le mot est martelé au sein de ces organismes de formation – alors qu’il ne s’agit que d’un système public, gratuit et tourné vers le savoir. Comment ose-t-on parler de concurrence là où il n’y a que du don ?… Pour attirer les étudiants dans les filets, et sans doute avant toute chose leurs parents, on constitue un bataillon appelé « service communication » qui va caresser le cul des vaches sur les salons d’orientation. Ces services « com’ » sont pléthores et suractifs sur les réseaux sociaux, dans les médias de toute sorte, sur le web, produisent des affiches, des « fiches produit » et des flyers au design de plus en plus élaboré.
On « vend » donc un produit, en pensant d’ailleurs que l’enseignement et la recherche sont des « produits » à vendre.
On ne comprend d’ailleurs pas ce que fait l’enseignant quand il « recherche » s’il ne « trouve » pas ; parce qu’au fond, il ne trouve pas un produit à vendre.
Et les universités publiques sont de plus en plus en proie à cette dynamique fondamentalement inutile. Les enseignants-chercheurs sont gavés de salons d’orientation, comme si leur rôle était de sourire niaisement à des collégiens embarqués de force par leurs directeurs dans des bus un vendredi après-midi alors qu’ils pourraient lire, profiter d’une promenade en forêt, ou se divertir avec leur fratrie ou leurs amis.
Du modèle libéral américain et de son reluisant attrait
Il est évident que l’on cherche, en France, à calquer notre modèle d’enseignement supérieur sur le modèle américain. Les Harvard, Yale, Stanford font rêver les banquiers de chez Rotschild pour leurs enfants, quand ils en ont. Là-bas, « l’or est à portée de mes doigts »… C’est propre, beau, et les alumni (comprenez « réseau d’anciens ») ouvrent les portes de leurs entreprises aux futurs diplômés. Si les politiques souhaitent orienter le modèle français vers le modèle américain, il faut d’abord savoir que ce modèle ne vit que grâce à des frais d’inscriptions démentiels. 20 000 € l’année est un prix faible pour les universités américaines. Ces frais permettent d’octroyer, tous les trois à cinq ans, des années sabbatiques à leurs enseignants pour que ces derniers se consacrent à leurs activités de recherche (écriture d’un livre, publications diverses, etc.). Imagine-t-on une seconde, au regard de la défiance actuelle de l’opinion publique vis-à-vis des enseignants-chercheurs, que ces derniers bénéficient d’une telle largesse en France ?
Compte tenu des sommes dues à l’inscription, peu d’étudiants pénètrent le système supérieur. Les effectifs sont donc restreints, et jamais l’on ne trouve d’amphithéâtre de 600 ou 1 000 personnes dans ces universités. C’est une bonne chose pour les étudiants, certes, mais c’est une atteinte à la liberté et à l’égalité des citoyens car, de fait, seuls les plus riches accèdent à l’enseignement supérieur.
Il faut aussi savoir que les laboratoires de recherche sont financés par les frais d’inscription, mais aussi et surtout par les actions des batteries de fundraisers (comme cela est déjà le cas en France en écoles de commerce ou ailleurs), fundraisers qui sont à la recherche de mécènes, le plus souvent des entreprises libérales qui donnent de l’argent sous couvert de philanthropie mais, en réalité, qui attendent en retour une recherche « orientée » dans leur sens, et donc privée de liberté. Sous couvert d’un don, le mécène voudra que quelques étudiants de master travaillent, plus ou moins directement, pour son entreprise ; voire que quelques enseignants travaillent à la rédaction de rapport en faveur de l’entreprise, etc.
La situation des enseignants-chercheurs dans l’enseignement supérieur américain est alors souvent complexe : les enseignants ne sont jamais en CDI sauf, après quelques années d’épuisement, à obtenir la tenure track, sorte de titularisation, qui est d’ailleurs envisagée actuellement dans les réformes à venir de l’université française. Les autres obtiennent des CDI de mission qui s’achèvent après, une, deux ou trois années de mission. Ils pointent alors au chômage et vivent difficilement. On a réussi à « marchandiser » l’intelligence comme on vend des chaussettes.
Les frais d’inscriptions étant extrêmement élevés (jusqu’à 50 000 €, parfois plus), il y a des salaires exponentiels pour les chanceux bénéficiaires de la tenure, qui peuvent gagner jusqu’à 250 000 €, uniquement en salaire net, hors primes de responsabilité, droits d’auteur, primes de recherche et de publication, etc. Imagine-t-on l’État français verser de tels émoluments à ses enseignants du supérieur ? On observe aussi que tout article, toute parution, permet à l’établissement une plus grande visibilité ; l’institution récompense alors le chercheur par des primes parfois démesurées (les écoles de commerce, en France, pratiquent cela).
On monnaye le savoir, alors que l’université, dans son modèle français, veut le rendre universel.
Les enseignants titulaires ont aussi un ou deux « assistants », qui sont leurs adjoints (ou, parfois, leurs sous-fifres) comme un commis en cuisine l’est pour un chef. Cela entraîne, de fait, des dépenses supplémentaires, dépenses inenvisageables pour le modèle français. On continue alors de se demander si les tenants de la libéralisation de l’université française ont parfaitement conscience du coût qu’engendrerait cette américanisation.
Du meurtre de l’université française et de sa fin dernière
Le modèle français, s’il est amené à évoluer selon les prétentions libérales (notamment celles de la fameuse LPPR, loi de programmation pluriannuelle de la recherche, tant contestée actuellement), prétentions dont on sait qu’Emmanuel Macron est un soutien indéfectible, verrait bien évidemment une dégradation accrue du service public, c’est-à-dire la fin d’un « service » pour le citoyen. L’émergence d’un enseignement supérieur à deux vitesses serait alors observable : le privé, très onéreux, pour les plus riches mais avec des enseignements inévitablement orientés par les contraintes budgétaires, et le public, gratuit mais sans moyen, donc baissant, lui aussi, de qualité. Cette perte de liberté pèserait indubitablement sur les enseignants-chercheurs, mais aussi par répercussion sur les étudiants. Et donc sur l’ensemble de la société. Mais quand remettra-t-on au cœur de la société la recherche du Bien commun ?!
Le modèle à venir entraînerait aussi nécessairement la fuite des cerveaux français vers le secteur privé, mais certainement plus vers l’étranger comme cela est le cas depuis quelques années.
Le passage du public au privé, pour des raisons financières, est de plus en plus récurrent dans le service public, en ce compris le secteur universitaire, mais l’inverse est rare. Ronald Dworkin, dans Taking Rights Seriously (1977) soulignait que le juge américain a choisi une place financièrement nettement moins confortable que s’il avait été amené à travailler dans le secteur privé ; en échange, le système public doit lui apporter liberté et confort de travail. Il en est de même pour le service public français. L’universitaire chimiste ou biologiste serait bien mieux rémunéré chez SANOFI ou UPSA qu’il ne l’est à l’université. L’universitaire juriste ou économiste bien mieux rémunéré chez FIDAL, PWC ou Ernst. L’élite se délite…
La question est alors de savoir ce que notre société cherche véritablement. Quelle finalité (car c’est là toute la question) souhaitons-nous donner à l’université et, plus largement, à notre société ? Le profit ? La rentabilité ? La productivité ? Ou la liberté, la connaissance, la transmission ? Face à l’avilissement de l’homme machine se trouve le choix de l’élévation de la personne humaine.
La soumission aux modèles utilitaristes entraîne déjà le fait que l’on n’envisage l’enseignement et la formation des étudiants qu’au regard de leur employabilité.
Les études et classements des universités ont, parmi leurs critères majeurs, le taux d’insertion des étudiants dans la vie active. Si l’employabilité de l’étudiant est une chose à ne pas négliger d’un point de vue réaliste (tout le monde doit travailler pour se loger, se nourrir et se vêtir), la finalité de l’université n’est pas (quoiqu’en disent les parents inquiets de l’avenir de leurs enfants) de créer des petits producteurs fiscalement imposables, mais bien de créer des êtres à l’esprit construit et à la liberté authentique. L’université est un temple de la connaissance, l’étudiant vient y puiser ce qu’il souhaite et peut, afin de devenir un être libre et autonome.
Quelques mises en garde
Il faut faire attention aux propos exposés ci-avant. D’une part, cet état de l’université publique délaissée et libéralisée ne veut pas dire qu’il ne faille pas, dans une société, les deux systèmes que sont l’enseignement supérieur public et l’enseignement supérieur privé. Mais le privé doit rester dans la sphère privée, car telle est son origine et sa finalité : il doit pouvoir vivre de lui-même et avoir conscience de ses limites, sans bénéficier des largesses de l’État qui privent le service public de fonds nécessaires au fonctionnement de ce service. L’État pourrait être dispendieux et charitable s’il en avait les moyens…
Cela ne veut pas aussi dire qu’il ne faille pas d’interactions entre les deux systèmes, bien au contraire.
La porosité des systèmes publics et privés permettra de meilleurs échanges et des apports réciproques des spécificités de chacun.
D’autre part, cela ne veut pas dire que certains établissements d’enseignement supérieur privé, ou certaines filières ponctuelles de ces établissements, ne soient pas des établissements ou des filières d’excellence dans lesquels enseignement et recherche soient d’un très haut niveau. Le constat et d’ordre général ; que les établissements d’excellence privés ne se sentent pas vertement critiqués car ce n’est pas l’objet de ces lignes.
Il n’y a pas non plus deux « trains », comme certains journalistes ont pu le laisser entendre, le train lent du public et le train rapide du privé. Il y a deux genres, et donc deux méthodes.
La question n’est alors pas de savoir s’il faut abattre le privé ou détruire le public. La question est de savoir ce que veut faire l’État quant à son service public. Le privé, par son fondement privé, doit rester distinct de l’État (en termes de subventions, d’orientation, d’appel à projet, de grades, etc.). Le public est, quant à lui, intrinsèquement lié à l’État. Ce dernier veut-il en faire un fleuron pour que les universités françaises soient, comme il y a quelques décennies, enviées par le monde entier, ou veut-il brader son service public pour des raisons uniquement économiques ?
Souhaitons l’arrêt rapide de cette libéralisation de l’université, pour voir enfin le jour de la libération de l’université. A quand un retour à la question des « finalités » ?
Pierre-Louis Boyer
Maître de conférences HDR, Le Mans Université, ThémisUM
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- Sur la LPPR, Loi de programmation pluriannuelle de la recherche, nombreuses ont été les réactions depuis le début de l’année 2020. Une des dernières en date, à consulter, est la suivante : M. Domingues Dos Santos, « « Enseignement et recherche sont les clés de voûte du progrès social et économique », Le Monde, 3 juillet 2020. ↩
- Nous renvoyons ici à M. Bastit, Qu’est-ce que l’université ?, Paris, L’Harmattan, 2007. ↩
- http://www.cpu.fr/information/quest-ce-que-luniversite-francaise/ ↩
- Le Monde, 11 juin 2020. ↩
- M. Sandel, Justice, Paris, Flammarion, 2011, p. 113 s. ↩
- Décision n°2019-809 QPC du 11 octobre 2019. ↩