L’investiture de Pedro Sanchez le 7 janvier 2020 clôt définitivement un cycle politique en Espagne, celui du bipartisme et des consensus politiques hérités de la Transition tissés dans les années 70/80 par les efforts de la classe politique et du Roi Juan Carlos. Réaction de François Vuillemin, Diplômé de l’IEP et d’Etudes supérieures de Science politique, ancien élève de la Faculté de droit de l’Université Complutense de Madrid.
La censure du Premier ministre conservateur Mariano Rajoy le 1er juin 2018 et sa relève inespérée par Pedro Sanchez, Secrétaire général du Parti socialiste (PSOE), ont été le fruit d’une lente désagrégation du modèle bipartisan accéléré par la crise économique. Au-delà de l’originalité des 18 derniers mois passés par Pedro Sanchez à la Moncloa en tant que « Président du gouvernement en exercice » constitutionnellement limité dans ses pouvoirs, la vraie singularité du gouvernement issu des élections de novembre 2019 réside dans le choix d’assumer une alliance gauche-extrême gauche pourtant récusée de façon virulente quelques mois plus tôt par ceux-là même qui en sont aujourd’hui les promoteurs.
Lors des débats d’investiture des 4, 5 et 7 janvier 2020, les affrontements droite-gauche – d’une violence inégalée depuis la seconde République – n’ont pas tant reflété des choix économiques et sociaux divergents mais plutôt des visions politiques contradictoires de l’Espagne, de son histoire et de son unité. Déjà malmenés par la loi du 26 décembre 2007 sur la « Mémoire historique » du gouvernement Zapatero, les consensus issus de la Transition n’ont pas résisté aux effets de l’alliance entre le PSOE et l’extrême gauche de « Unidas Podemos ». Ils y ont d’autant moins résisté que la gestation de cette coalition de gouvernement a été rendue possible par l’abstention bienveillante des formations indépendantistes catalanes et basques, y compris EH Bildu légataire universel d’ETA.
La question est maintenant de savoir si cette coalition gauche/extrême gauche pourra résister aux divergences qui séparent au fond ses deux composantes et si des mesures symboliques, en particulier la remise en cause du modèle d’Etat et la Monarchie, ne pourraient pas servir à acheter du temps avant les affrontements inéluctables sur les questions économiques.
Un paysage politique fragmenté
La fin de la structuration du débat politique autour de deux grands partis de centre gauche et de centre droit et de leurs satellites régionaux, exprime une lassitude de l’électorat vis-à-vis d’une gouvernance économique et sociale qui impose des réponses similaires quelles que soient les majorités. La crise économique des années 2010 qui a ébranlé la société espagnole a ouvert des espaces d’action politique critiques et alternatifs aux côtés des deux partis centraux que sont le PSOE et le Parti Populaire (PP). Ces espaces ont été occupés par des formations qui renouent en réalité avec la mémoire longue du pays, celle des territoires historiques autour des formations indépendantistes en Catalogne et au Pays basque, celle du « roman national » incarné par Vox, celle des idéologies communisantes et du mythe républicain pour Unidas Podemos.
Le gouvernement de Mariano Rajoy (2011-2018) avait évité la mise sous tutelle économique au prix d’un effort d’ajustement payé au prix fort par les classes moyennes et populaires qui a généré un mouvement social de contestation sur lequel l’extrême gauche a rapidement amalgamé, grâce au talent tactique et dialectique de Pablo Iglesias, les diverses sources de son inspiration politique : du trotskysme à l’anarchisme en passant par le bolivarianisme chaviste, le communisme et la simple contestation antisystème. Ainsi naquit le mouvement Podemos (« Nous pouvons »).
Créé en 2013 et placé à la droite de l’échiquier, Vox s’est démarqué d’un PP usé par les scandales à répétition et accusé d’avoir tardé en 2017 à faire appliquer en Catalogne l’article 155 de la Constitution qui prévoit la suspension du régime autonomique lorsqu’une région contrevient aux dispositions fondamentales de l’ordre constitutionnel. Dopé par l’émigration illégale, Vox a surtout véhiculé une critique virulente et inédite des autonomies régionales accusées d’entretenir une classe politique corrompue et de fragmenter le pays. Arrivée en troisième position aux législatives avec 15 % des votes, devant Podemos, la formation de Santiago Abascal a connu une croissance exceptionnellement rapide.
Au centre, Ciudadanos (C’s), formation créée en 2006 à Barcelone et très marquée par le contexte catalan dans lequel évoluaient ses fondateurs, a cherché à renouer avec l’esprit de la défunte et historique UCD d’Adolfo Suarez en se définissant comme centriste, constitutionnaliste, progressiste et libérale. Tenant un discours sans concession face aux indépendantistes catalans, C’s s’est épanouie dans toute l’Espagne, en particulier au détriment du PP avant de connaître un échec cuisant aux législatives de novembre 2019, (6,8 %) résultant notamment d’une certaine ambiguïté sur ce que serait sa position lors du vote d’investiture.
Enfin, des initiatives politiques individuelles et territorialisées comme « Teruel existe » (un député) ont également incarné l’expression politique du malaise de l’Espagne de l’intérieur, marginalisée en termes de démographie, d’infrastructures et de services. Non sans similitude avec les partis régionalistes établis comme le PRC de Cantábria ou Coalición Canaria, ces nouvelles formations à l’avenir encore incertain illustrent aussi la désagrégation des formes traditionnelles de la représentativité politique en Espagne.
La Catalogne au cœur de la nouvelle législature
La Catalogne a marqué le rythme politique de l’ère Rajoy comme celle de son successeur « en fonctions ». Il y a fort à parier qu’elle continuera de le faire au cours de la présente législature ne serait-ce que par l’imbroglio créé par le parasitage des affaires judiciaires avec les engagements électoraux de trouver une solution politique à la longue crise induite par le referendum illégal du 10 octobre 2017.
Pour espérer poursuivre avec succès dans la « voie du dialogue » avec le nationalisme catalan, aujourd’hui indépendantiste, il faudra sans doute à Pedro Sanchez « élargir les murs de la Constitution » avec tous les risques associés à une telle opération, à commencer par l’accusation de contrevenir à la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Une refondation du modèle institutionnel permettrait de faire tomber les verrous juridiques imposés par la Constitution de 1978 mais ne manquerait pas alors d’ouvrir la porte à un questionnement plus large sur les avantages comparés de la Monarchie et de la République dans une structure étatique ouvertement fédérale. Si cette orientation peut donner du temps et de l’oxygène politique à une coalition fragile et dépendante au Parlement de ses alliés indépendantistes catalans et basques, il n’est pas sûr qu’elle constitue la voie la plus adaptée pour panser les plaies réouvertes d’un pays qui demeure, 80 ans après la fin de la guerre civile, profondément divisé en parties égales.
François Vuillemin
Diplômé de l’IEP et d’Etudes supérieures de Science politique
Ancien élève de la Faculté de droit de l’Université Complutense de Madrid
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