It’s economy, stupid!
« L’économie il n’y a que ça qui compte ». Cette phrase culte de la politique américaine est attribuée à Bill Clinton lorsqu’il affronta le Premier Président Bush. La situation des Etats-Unis dément aujourd’hui cette vérité d’hier. En effet le pays de George Washington ne s’est jamais aussi bien porté sur le plan économique… et traverse pourtant une crise politique majeure. Cela devrait nous interpeller.
Il y a quelques années encore, d’aucuns voyaient l’Amérique sur le déclin, face à la montée de la Chine. Or, la part des États-Unis dans le PIB mondial, loin de s’être réduite, a augmenté depuis les années 1980. Elle est passée de 25 % à 26 % en 2023 quand le poids relatif de l’Europe s’est rétréci de moitié, de 30 % à 17 %. Depuis la pandémie, Washington alimente la croissance mondiale à hauteur de 22 %. Tandis que l’Union européenne apporte un négligeable 2,7 %.
Depuis 2020, les États-Unis ont connu une croissance de 10%, soit trois fois plus que le reste du G7.
La productivité américaine a augmenté de 70 % depuis 1990, soit bien davantage qu’en Europe (+29 %) ou au Japon (+25 %). Elle est désormais supérieure d’environ 30 % à celle de l’Europe occidentale. Au-delà d’un marché intérieur gigantesque et compétitif, l’économie américaine s’appuie désormais sur une domination technologique incontestable.
Par ailleurs son énergie abondante, disponible à prix modéré, constitue une mine d’or pour les entreprises. Au point d’attirer outre Atlantique les sociétés de l’UE et d’autres régions moins gâtées sur le plan énergétique.
Ces ressources ont permis aux États-Unis de redevenir, pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, exportateurs nets de combustibles fossiles.
Enfin cette nation de 345 millions d’habitants affiche aussi une autre force : sa démographie. Comme dans la plupart des autres pays, la population vieillit. Mais elle croît de 0,6 % par an, quand celle de l’Europe stagne et celle de la Chine décroît.
Tout cela se paie d’un endettement important : 121 % du PIB. Mais le « privilège du dollar » le rend supportable et probablement durable. Il permet des plans de relance gigantesques (comme l’IRA).
Donc tout va bien ? Pas sûr. Au même moment le pays traverse une crise morale majeure, comme le montre l’élection présidentielle du 5 novembre. Le poids énorme de l’argent (10 milliards de dollars pèse sur les élections récentes), l’irruption en politique de très grands patrons détenteurs d’immenses moyens et d’immenses réseaux, la politisation des instances de contrôle comme la Cour Suprême, une division partisane parfois irrationnelle, la montée des « vérités alternatives » … minent cet immense pays et le fracture.
Est-ce à dire que l’économie ne pèse plus sur un vote ? Certes pas. Mais il y a un gouffre entre la réalité des chiffres globaux et le ressenti du citoyen. L’inflation subie au quotidien par les ménages américains l’a emporté sur les performances globales du pays. Là aussi ce décalage est à méditer :
quand les politiques ne raisonnent plus à partir de ce que vivent les électeurs, ils font fausse route.
Quelle maladie sournoise attaque-t-elle la plus grande démocratie du monde ? Au-delà des aléas de son économie, une perte de fierté collective.
Hier le rêve américain soudait toute la société dans une ambition commune. Aujourd’hui un individualisme forcené, des inégalités criantes, ont dissipé ce rêve.
Il faut noter, incidemment, que l’armée américaine a pratiquement échoué sur tous les terrains militaires depuis cinquante ans. Ce n’est pas un signal sans importance au pays de John Wayne.
On nous inonde de communication sur l’élection américaine. C’est utile. Mais qui réfléchit à ce paradoxe :
la prospérité économique peut tout à fait s’accompagner d’une profonde crise d’identité.
L’état de santé d’un pays ne se résume pas à un taux de croissance. Nous devrions le méditer, de ce côté-ci de l’Atlantique : aucune Nation, fut-elle riche, ne peut se passer d’un idéal collectif.
Comme le dirait le bon docteur Knock : l’Amérique se porte bien, mais comme tous les grands malades qui s’ignorent…
Bernard Attali
Source : Sean Pavone