Pour la première fois depuis que le Parlement européen est élu au suffrage universel (1979), nous avons l’espoir que les débats de la campagne électorale ne portent plus exclusivement sur la vie politique nationale mais sur des préoccupations communes : c’est la vertu de la cascade de crises graves que nous avons connues ces dernières années, de la crise financière mondiale de 2008 à la pandémie et à la guerre d’Ukraine, en passant par l’accélération du réchauffement climatique et celle des pressions migratoires. Ces événements, tous les Européens les ont vécus, dans leur vie quotidienne, dans leur famille, dans leurs études, dans leur emploi, dans leurs projets. Certes, les situations ont été très inégales, mais l’épreuve a été unanimement partagée. Pour la première fois, une forte actualité commune à toute l’Europe sera la matière première naturelle de la campagne des élections européennes de juin prochain.
Heureuse surprise : l’Europe a su faire face
La succession des crises a apporté des enseignements assez inattendus.
L’Europe a fait face. Même dans les domaines où l’Union n’avait que des compétences résiduelles, chaque fois que l’action commune était nécessaire, une solution a été trouvée. Les vingt-sept ont su se grouper pour encourager la recherche de vaccins, puis les acheter massivement ensemble ; ils ont mis en commun leur capacité d’emprunt pour sauver les millions d’entreprises dont les confinements menaçaient la survie ; ils ont mobilisé leurs armes, leurs instructeurs et des dizaines de milliards pour soutenir l’Ukraine, tandis que même les pays européens les plus réticents à s’ouvrir aux étrangers hébergeaient deux millions de réfugiés ukrainiens.
Chacune de ces crises aurait pu emporter l’Europe au nom du « chacun pour soi ». Le réflexe a été contraire.
Ce résultat a été d’autant plus remarquable que le temps et l’énergie passés pour faire face à ces imprévus n’a pas ralenti l’adoption du programme législatif ambitieux de la Commission européenne. Le Parlement européen a su rester pionnier dans la réglementation du numérique (Digital Markets Act, Digital Services Act, premiers travaux sur l’intelligence artificielle), tout comme en matière de transition énergétique. Après trois ans d’efforts, un pacte commun pour l’immigration a été adopté à la quasi-unanimité. Le contraste a été saisissant entre la fécondité législative de l’Union sur les sujets majeurs de notre temps et la pusillanimité, voire la paralysie, de beaucoup de nos parlements nationaux, embourbés dans des débats aussi passionnés que désuets.
La multiplication de crises aussi variées a eu aussi un effet pédagogique puissant sur les opinions publiques elles-mêmes.
Il est apparu évident que, face à des phénomènes d’ampleur mondiale, si l’Europe n’est pas en première ligne, chaque Etat reste impuissant. Cela ne signifie pas que l’Union doit tout faire, mais que les efforts doivent s’additionner, se coordonner, s’exprimer dans un cadre commun. C’est pourquoi le Brexit n’a pas fait école : c’est le contraire qui s’est produit. Dès 2017, Marine Le Pen annonçait officiellement qu’elle renonçait à faire sortir la France de l’Union européenne : elle prenait acte du fait qu’une très large majorité de ses propres électeurs étaient désormais trop attachés à l’euro. En Italie, après avoir gagné les élections sur la plateforme la plus anti-européenne, une fois arrivée au palais Chigi, la très nationaliste Giorgia Meloni s’est hâtée de chausser les bottes de son prédécesseur, le très fédéraliste, Mario Draghi.
La cause est entendue : désormais, le grand débat européen ne porte plus sur la nature de l’Union – fédération ou confédération ? – mais sur ce que l’Europe peut faire de concret pour traiter les problèmes de son niveau.
Dernière crise en date, la guerre d’annexion menée par Poutine contre l’Ukraine soumet l’Union à une véritable mise en demeure. Jusque-là, les Européens considéraient qu’ils étaient entrés dans l’âge moderne de la post-guerre. Ne menaçant plus personne, ils en déduisaient qu’ils n’avaient plus d’ennemis. Et puis, en cas de risque imprévu, il y avait l’OTAN. Se croyant à l’abri des tragédies du monde, l’Europe se consacrait aux arts de la paix : le commerce, la recherche, l’environnement, l’aide au développement.
Les coups de canon du 24 février 2022 ont brutalement réveillé les consciences – dans les deux sens du terme. Oui, décidément oui, la guerre reste la continuation de la politique par d’autres moyens pour des puissances comme la Russie, et sans doute pour quelques autres. Oui, derrière la mise au pas de Kiev, c’est la lutte ouverte contre les valeurs européennes qui est engagée par Moscou, sans être trop massivement condamnée par le reste du monde.
La prise de conscience a été extrêmement rapide là où on l’attendait le moins : en Allemagne, passée du quasi-pacifisme au pied de guerre, en Suède et en Finlande, renonçant à une neutralité qui faisait partie de leur identité nationale. Jugée auparavant irréaliste, voire incongrue, la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne s’est imposée au Conseil européen unanime.
Une campagne contre les tabous ?
Ce faisant, les dirigeants européens se sont mis dans l’obligation de remettre à plat tout le projet européen. En sont-ils vraiment conscients ? Rien n’est moins sûr. La dernière chose dont un chef de gouvernement européen veut entendre parler, c’est bien d’un nouveau débat de fond européen en vue d’un nouveau traité.
Et pourtant, la logique des décisions déjà prises est implacable.
Après les sacrifices inouïs consentis par le peuple ukrainien, il est inimaginable de ne pas honorer la promesse d’adhésion à l’Union, et d’une adhésion relativement rapide.
En faisant entrer l’Ukraine dans un contexte de conflit armé avec Moscou, l’Union européenne deviendra de facto une union politique et diplomatique, engagée dans une relation conflictuelle durable avec son plus grand voisin. Adieu le bon vieux Marché Commun !
Et en s’élargissant à une bonne demi-douzaine de pays supplémentaires, elle sera obligée de remettre en cause certains tabous historiques.
Le premier est le maintien de la décision à l’unanimité pour des sujets-clefs comme la politique étrangère et le cadre budgétaire. L’abus du droit de veto pratiqué notamment par la Hongrie depuis la guerre d’Ukraine a déjà largement convaincu ses partenaires de trouver le moyen de s’affranchir de cette contrainte devenue paralysante.
Avec l’entrée, peut-être moins rapide, mais aussi inéluctable des petits pays des Balkans de l’ouest, il nous faudra alors affronter un second tabou : la sur-représentation des petits pays dans toutes les institutions européennes. En particulier, la représentation des peuples au sein du Parlement européen est volontairement faussée à l’avantage des petits pays : une formule de proportionnalité dégressive donne 6 députés pour représenter les 400 000 Maltais et 81 pour les 67 millions de Français – un eurodéputé maltais représentant ainsi 66 000 citoyens contre 827 000 pour un eurodéputé français. Retenu sans difficulté à l’époque où la petite Europe des Six ne comportait qu’un micro-Etat, le vaillant Luxembourg, ce principe peut aboutir à voir, dans la future grande Europe, une majorité d’Etats peu peuplés imposer une décision à un petit nombre de grands Etats représentant une large majorité de citoyens européens.
Nul doute qu’aucun grand Etat ne ratifierait un traité étendant de tels privilèges à des nouveaux partenaires dont chacun représenterait moins de 3 % de la population allemande ou française. Or le bon sens et l’expérience montrent qu’aucun sujet n’est plus délicat à négocier au sein de l’Union que le poids respectif de chacun de ses membres dans le processus de décision.
Troisième tabou, le budget de l’Union, qui est le trou noir de nos débats européens.
La vérité est que son niveau est dérisoire par rapport aux responsabilités que tous nos gouvernements, même les plus eurosceptiques, assignent à l’Europe. Le budget communautaire ne représente que 1 % de la production européenne totale (PIB), soit trente fois moins que nos budgets nationaux. Si l’on prétend « sauver la planète » du réchauffement climatique, rattraper Américains et Chinois sur la révolution numérique, prendre le relais des Etats-Unis pour assurer, aujourd’hui le soutien à l’Ukraine, et demain la sécurité du continent, tout en permettant à nos Etats de remettre à niveau leurs services publics de base, notre organisation budgétaire doit être entièrement revue. La redistribution des dépenses, comme des recettes publiques, doit être cohérente avec la nouvelle répartition des tâches. L’expérience du sauvetage de nos économies menacées par les confinements de la pandémie a montré tout l’intérêt d’une mise en commun des capacités nationales d’endettement au niveau européen. La cohésion de la zone monétaire exige que chacun de ses membres soit capable de revenir à la maîtrise de son budget national. En échange de cette bonne gestion financière contrainte, pourquoi ne pas permettre qu’une partie des investissements publics nationaux qui concourent aux objectifs communs soient financés par des emprunts européens, souscrits par l’Union, et garantis par des ressources propres affectées à celle-ci ?
Le dernier tabou est le plus désolant. L’effet additionné de la jalousie des dirigeants nationaux, de la faiblesse des partis politiques européens, de l’absence de grand média européen, du mépris arrogant des médias nationaux et du mode de scrutin du Parlement européen qui favorise l’anonymat des élus empêche l’émergence d’autorités européennes transcendant les frontières nationales. L’Europe n’existera aux yeux des citoyens que le jour où le/la président(e) de la Commission, élu/e, comme un chef de gouvernement, par le parlement au lendemain de sa propre élection, viendra leur rendre des comptes directement au journal télévisé. Entendre un grand dirigeant, autre que leur président de la République, leur parler d’Europe, sous un angle proprement européen, sera un choc pédagogique pour tous nos compatriotes.
Sur ce point, comme sur les politiques désormais à traiter au niveau européen, nos dirigeants auront-ils autant de bon sens que nos opinions publiques ?
Alain Lamassoure
Ancien ministre délégué aux Affaires européennes (1993-1995)
Ancien ministre délégué au Budget (1995-1997)
Président de la Commission des Budgets du Parlement européen (2009-2014)
Président de la délégation française du groupe PPE (2014-2016)