Lors de ces élections européennes, les principes du néolibéralisme s’affirment au grand jour comme une valeur sûre et incontestée en France. Pourtant, ses caractéristiques que sont la mise en place de politique de sacrifice, bien plus que d’austérité comme l’écrit Wendy Brown1 et d’effondrement des solidarités sociales – dues en grande partie à la désindustrialisation et au chômage – sont le reflet d’une réalité dommageable pour la communauté sociale et politique en Europe.
Les banques et le secteur financier, responsables en grande partie de la crise financière, ont pu rebondir conservant à la fois leur richesse et leur pouvoir, alors que les peuples ont été les victimes durables d’une crise dont ils n’étaient pas responsables.
L’Europe n’a pas pu compenser ni les effets invalidants de la mondialisation ni la montée du néolibéralisme. Car, ne l’oublions pas, le néolibéralisme est plus qu’une politique économique, il dissémine dans toutes les sphères de l’existence et réduit l’humain à un Homo oeconomicus.
Polarisation
Cette mondialisation néolibérale, relayée par l’Europe, a polarisé la situation de l’Union.
Ceux dont les positions sur le marché du travail ont été minées par la désindustrialisation (en fait, par le transfert de capitaux vers les pays plus compétitifs pratiquant notamment les plus bas salaires) se sont opposés au système : ils sont devenus « populistes » de gauche comme de droite.
Face à cela, ceux auto-proclamés « progressistes », dont le niveau d’éducation et bien plus encore les réseaux ont permis de trouver des niches et des entrées dans des secteurs porteurs de l’économie, défendent le système tel qu’il est.
En France, ce clivage a été mis en avant par le président de la République qui s’est évertué à décrire la modernité de son Europe comme si l’Union n’était porteuse que de vertus et de prospérité économique au sens néolibéral : l’Union européenne est devenue la « communauté » économique effective à laquelle nous appartenons tous bon gré, mal gré.
Sa justification réelle est simplement économique : elle consacre la suprématie du marché, et donc, pourrait-on dire, les intérêts du capital.
Pourtant, son implication concerne également la citoyenneté, puisque ce droit surrégule les droits des membres de chaque nation pour déterminer l’étendue de leurs obligations envers autrui. En effet, il crée de facto une idée supranationale de la citoyenneté, faisant de l’Union européenne la communauté « nationale » effective à laquelle tous ses peuples sont réputés appartenir.
Pourtant, on ne crée pas de citoyenneté via des marchés financiers et économiques. Pire, aujourd’hui les travailleurs eux-mêmes sont mis en concurrence dans une Europe hétérogène : la directive « travailleurs détachés » est la matérialité conflictuelle de cela.
Une dialectique ami-ennemi politiquement très faible
Les débats sont devenus quasi impossibles en Europe. Les populistes sont devenus des ennemis de l’intérieur ; et les progressistes n’ont que faire de ce que certains aspects de leurs programmes mettent en valeur. Dans ce sens, cette élection aurait pu être la redéfinition du rapport entre les principes de souveraineté nationale et de solidarité sociale et sa mise en place dans une Europe redéfinie.
La volonté du président Macron, a été d’effacer tout débat pour attiser ce duel « populisme versus progressisme ».
Un progressisme dont la caractéristique principale est le fait de gérer l’État comme une start up, une entreprise moderne, faisant de la France, un opérateur comme les autres.
Ainsi, sous l’effet TINA (There is no alternative) cher à Margaret Thatcher, le président de la République, chef d’entreprise, est simplement devenu le garant de critères de rentabilité financière inscrite en mondialisation, confondant efficacité économique réelle avec objectifs politiques.
Effacer le clivage gauche-droite n’efface pas le clivage social
Mais les conséquences sont plus importantes et le président Macron exacerbe avec vigueur la supposée fin d’un clivage politique entre droite et gauche, cela ne met pas fin pour autant au clivage social dont la crise des « gilets jaunes » est la partie visible en France. Au-delà de ces évènements, ces crises structurent d’ailleurs durablement l’Union en dénonçant l’ennemi intérieur que serait le populisme européen.
Dans l’archipel qu’est l’Europe, ces progressistes sont responsables de la mise en danger de la démocratie européenne, car l’absence de débat réel, de la juste confrontation des idées, et de la controverse argumentée, ont généré un vide politique pour ne garder qu’un pugilat stérile et stigmatisant.
Plus encore, sur le fond, restant dans le calculable, dans l’économique, sans mettre en avant aucun objectif mobilisateur, l’Europe s’est vu retirer un certain nombre de ses prérogatives politiques pour la faire entrer dans un statut d’opérateur dans le système mondialisé.
Si l’on écoute les bien-pensants progressistes, ils luttent contre cet ennemi intérieur caractérisé par le refus de la liberté d’entreprendre, donc de la liberté tout court rejetant l’économie de marché et refusant la mondialisation tout en prônant le retour à une société nationale et souveraine. Ils constatent que partout en Europe ces partis connaissent une progression régulière : le Rassemblement national est ainsi le premier parti de France aux dernières élections régionales sans pour autant accéder au pouvoir. Mais au cœur de l’Europe, en Pologne, le vote récent d’une loi permettant la mainmise sur les médias du parti populiste au pouvoir – le PiS du président Duda –. Les valeurs libérales constitutives du modèle européen sont aussi remises en cause.
La dénonciation d’un ennemi intérieur à l’Europe démocratique, Front national en France, Ligue du Nord en Italie, Parti de l’indépendance au Royaume Uni, pour la droite ; mais aussi les partis populistes de gauche : Podemos en Espagne, Mouvement 5 étoiles en Italie… s’est donc développée avec le secours idéologique de la dualité ami/ennemi chère à Carl Schmitt.
Si cette façon de voir semble opérante en termes de politique intérieure et permet le rassemblement des « modernes mondialisés » – ressemblant à une coalition d’élites – contre à la fois les « gilets jaunes », la France insoumise et le Rassemblement national, il semble indispensable de sortir de cette facilité d’analyse pour établir une politique de construction commune d’un espace politique et social qui donnerait du corps, de la matière à cette entité économique et technocratique. En luttant ensemble contre nos fragilités économiques, on pourrait établir une véritable identité européenne dont l’ossature serait sans doute caractérisée par une justice sociale qui entrainerait alors l’adhésion des peuples.
La sortie de cette aporie : construire une démocratie européenne en fustigeant un ennemi intérieur et en commençant par l’exclure, doit être le principal objectif de l’après élections européennes.
Le combat des dirigeants dits progressistes qui pointent du doigt Orban, suivi d’ailleurs par d’autres gouvernements dits populistes qui refusent une démocratie commune, pourrait avoir une forme de crédibilité efficace si la politique suivie par ces progressistes ne se résumait pas simplement à celle du « chien crevé au fil de l’eau » consistant à suivre le mouvement général de la mondialisation en s’adaptant à ce qu’il y a de pire : un capitalisme financier sans limite et sans loi hormis le profit maximum.
Des élections sans fiction
Ces élections posent notamment en France la question de la transformation de cet archipel émietté en communauté. Nos dirigeants ne parvenant pas à concevoir une politique commune européenne, on aurait pu penser qu’à l’occasion de ces élections, un nouvel élan puisse être mis en mouvement, mais la solution adoptée par les pouvoirs publics notamment par le président Macron a été de s’installer dans une forme de paralysie politique en développant une stratégie de défense du progressisme, tout en stigmatisant le populisme.
Le néolibéralisme ne peut pas faire Politique, il ne définit pas d’objectifs mobilisateurs.
Valéry disait qu’il n’y pas d’État social sans fiction.
L’Europe et son éternelle et quasi unique refrain sur le « plus jamais ça » se sont flétries et surtout, surtout parlent très peu aux millennials. Eux, ne voient surtout dans cette Europe, une praticité d’échanges, au-delà, leurs critiques sont vigoureuses. Car, ne nous y trompons pas, les « progressistes » sont essentiellement soutenus par les plus de 65 ans. Les millennials sont ailleurs, chez les écologistes et chez les « populistes » de gauche et de droite.
Car cette Union posée sur ce néolibéralisme est par ailleurs faite de bric et de broc, avec l’injonction suprême venue des progressistes : « d’être Européens », de se sentir une âme commune avec la Pologne ou la Roumanie.
Partant, l’imaginaire européen est difficile à construire en effet. Dans cet archipel fait de vingt-sept entités disparates, l’inconscient collectif est délicat à créer. En effet, élargir, plutôt qu’approfondir, aller jusqu’à vingt-sept membres pour des raisons géopolitiques ; quitte à sacrifier l’Union européenne.
Il en va d’europe comme d’écologie : on récolte les choix passés
Aujourd’hui, il en va d’Europe comme d’écologie ; on récolte les choix passés. Sans les assumer. Ces postures cristallisent des ressentiments. Évidemment, et surtout in fine, on ne fait pas de communauté en désignant des ennemis intérieurs.
Cette voie est une impasse. Refaire de la Politique, remplir de sens ce mot. C’est cette unique voie qui peut ouvrir des perspectives et ne pas laisser les millennials, démunis face au néolibéralisme.
Dr Virginie Martin
Politiste, professeure-chercheure à Kedge Business School
à Kedge Business School
Auteure de Ce monde qui nous échappe, pour un universalisme des différences, Éditions de l’Aube, 2015.
Et
Yves Zoberman
Diplomate et historien du social
Auteur de Histoire du chômage de l’antiquité à nos jours, Perrin Editions, 2011.
- Wendy Brown, Défaire le Démos, le néolibéralisme une révolution furtive, Éditions Amsterdam, 2018. ↩