Après le Brexit et l’élection de Donald Trump, la vague dite « populiste » promettait de tout emporter. Puis l’élection de Macron a laissé espérer à certains observateurs un reflux : sous l’impulsion d’un jeune président europhile, ces derniers croyaient même que l’ouverture européenne pourrait connaître une nouvelle étape. Leur soulagement et leurs espoirs furent cependant de courte durée.
Seulement quelques mois après la présidentielle française, l’Afd faisait son entrée au Bundestag, le FPO au gouvernement autrichien, tandis qu’en Italie les « populistes de gauche » du M5S formaient une coalition gouvernementale inédite avec les « populistes de droite » de la Ligue. Les élections européennes de 2019 s’annonçaient donc comme un tournant. Allaient-elles déboucher sur une recomposition politique profonde en Europe ? L’internationale nationaliste serait-elle en position de bousculer l’Union européenne de l’intérieur ? Le très décrié, ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, prophétisait que ces élections seraient « un point d’inflexion majeure dans l’histoire européenne et pas seulement dans sa petite histoire politique. Ce mouvement populiste d’aspiration à la souveraineté nationale a vraiment pris racine. La dynamique qui le sous-tend est mondiale en termes de perspectives. », soulignait-il. En apparence, les résultats semblent plus contrastés. Sans surprise, les populistes sont loin de pouvoir former une majorité. D’autant que les conservateurs polonais du parti Droit et justice (PiS) refusent toute alliance avec le RN, accusé d’être « le pont avancé de la Russie de Poutine en Europe ». Le Fidesz du hongrois Viktor Orbán refuse aussi de s’allier avec le RN et siègera avec le PPE, la droite classique, même si ses membres ont décidé en mars dernier de suspendre sa participation. Le Parlement de Strasbourg n’étant pas la plus importante des institutions de l’Union, l’influence des députés européens « populistes » restera donc limitée.
Une insurrection d’ampleur mondiale contre l’ordre du libéralisme progressiste post-89
Il n’en demeure pas moins que les partis dit « populistes » progressent dans presque tous les pays du Vieux Continent. Et pour la première fois dans l’histoire du Parlement, l’alliance des quatre groupes – conservateur du PPE, Libéraux, socialistes du PSE et Verts – sera indispensable pour constituer une majorité stable. Aux Pays-Bas, avec seulement 11 %, le FvD (Forum de la démocratie) de Thierry Baudet, qui a pris le relai du PVV de Geert Wilders, réalise un score décevant, loin de la victoire que lui prédisaient les sondages, et inférieur au PVV en 2014. En Allemagne, l’AfD rassemble presque 11 % des suffrages, pour 11 élus. C’est certes une progression par rapport à 2014 (7 élus), mais c’est moins que les 12 % obtenus lors des élections législatives de 2017. En Espagne, le nouveau parti Vox qui est entré au Parlement espagnol au printemps avec 10 % des suffrages n’a obtenu que 6 % des votants pour les élections européennes, obtenant seulement trois élus. Le FPÖ autrichien, dans la tourmente d’un scandale de collusion avec la Russie, limite ses pertes en recueillant environ 17 % des suffrages contre 18 % il y a cinq ans. En France, Marine Le Pen prend une courte revanche sur Emmanuel Macron en arrivant légèrement en tête devant le président de la République. Par rapport à 2014, le RN reste stable avec une légère baisse de pourcentage des suffrages exprimés et une légère hausse du nombre de voix en sa faveur. Cependant, d’autres résultats apparaissent nettement plus significatifs. En Hongrie, Viktor Orban obtient à lui seul plus de 52 % des suffrages. En Pologne, le PiS est au-dessus de 40 %. En Italie, Salvini dépasse les 30 %. Des résultats qui prouvent qu’une fois au pouvoir, les partis populistes, loin de s’effondrer, parviennent, au contraire, à consolider leur base, et même élargir leur majorité. Mais la victoire la plus spectaculaire est celle du Brexit Party (32 %), fondé il y a seulement trois mois par Nigel Farage. Le Brexit party gagne 28 sièges, alors que les tories et le Labour en perdent respectivement 15 et 8. Ce résultat montre que trois ans après leur vote, les Britanniques n’ont pas nécessairement changé d’avis et ouvre la voie à une sortie rapide et sans accord de l’Union européenne. Alors, pour les populistes ces élections européennes sont-elles, malgré tout, un succès ?
Au-delà des résultats bruts, elles marquent incontestablement un tournant idéologique, voire un changement d’époque en Europe, dans la foulée du virage protectionniste initié par Donald Trump aux États-Unis.
Nous assistons à la fin d’un cycle et peut-être au début d’une nouvelle ère. L’universitaire bulgare Ivan Krastev ne dit pas autre chose : « Nous assistons à une insurrection d’ampleur mondiale contre l’ordre libéral progressiste post-1989, qui se caractérisait par l’ouverture générale des frontières aux hommes, aux capitaux, aux biens et aux idées » écrit-il dans un livre collectif intitulé, L’Âge de la régression. La révolte des « gilets jaunes » en France s’inscrit dans cette révolte globale des classes moyennes occidentales contre le meilleur des mondes globalisé. « Cela prend des formes différentes dans chaque pays. Cela passe par le Brexit en Grande-Bretagne, par Trump aux États-Unis, par Salvini en Italie, par les « gilets jaunes » en France, décrypte le géographe Christophe Guilluy. Macron avait imaginé que la France périphérique serait le cimetière de la classe moyenne française, comme Clinton avait imaginé que l’Amérique périphérique serait le cimetière de la classe moyenne américaine. Mais la classe moyenne occidentale ne veut pas et ne va pas mourir. » À l’utopie de la mondialisation heureuse succède le retour des nations et des peuples. Un scénario inimaginable lorsqu’il y a tout juste trois décennies, le peuple allemand dansait sur les ruines du mur de Berlin tandis que les défenseurs de la démocratie marchaient sur la place Tiananmen à Pékin. Dans son best-seller, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, paru en 1992, Francis Fukuyama prophétisait le triomphe planétaire de la démocratie libérale.
Le traité de Maastricht, signé la même année, devait faire de l’Union européenne le laboratoire d’un nouveau monde qui communierait dans le multiculturalisme, un monde sorti de l’histoire gouverné par le droit et le marché. L’Europe de Maastricht s’inspire du cosmopolitisme kantien et de son Projet de paix perpétuelle (1795). Kant y envisage déjà une organisation supra-étatique afin de garantir la paix. Celle-ci doit être unifiée par le droit, qui doit l’emporter sur la politique et les particularismes ; l’homme y est conçu comme un citoyen du monde. Plus près de nous, elle est aussi influencée par le concept de « patriotisme constitutionnel » théorisé dans les années 90 par le philosophe allemand Jürgen Habermas. Dans une Allemagne, dont le passé national-socialiste ne passe pas, Habermas affirme qu’il n’est désormais plus possible d’adhérer à une approche classique du patriotisme et plaide à la place pour une approche dite « post-nationale ». Dans cette perspective le sentiment d’appartenance n’est plus fondé sur une identité nationale et culturelle commune mais sur des principes constitutionnels à caractère universel. L’idée est de conjurer le retour des « heures les plus sombres » et le réveil des fiertés et des susceptibilités nationales pour mieux s’unir et progresser vers toujours plus d’intégration européenne.
À la fin du politique remplacé par la gouvernance, les peuples ont répondu en devenant populistes
Déjà à l’époque, des voix s’inquiètaient de l’effacement des identités et des souverainetés nationales ainsi que du glissement vers le gouvernement des juges au mépris de la démocratie. Dans son discours défendant la question d’irrecevabilité au traité de Maastricht, Phillipe Séguin à la tribune de l’Assemblée nationale avait tout dit de ce qui allait suivre. Le désamour des peuples d’abord : « L’État fédéral européen serait un État arbitraire et lointain dans lequel aucun peuple ne se reconnaitrait. Le retour du nationalisme et peut-être même de manière plus inquiétante la montée des communautarismes, paradoxalement exacerbés par la volonté des fédéralistes d’affaiblir l’État-nation au nom de leur utopie globaliste : « Craignons alors que pour finir les sentiments nationaux ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin, prophétisait-il avant de conclure, on parle d’identité lorsque l’âme est déjà en péril (…) lorsque les repères sont déjà perdus. La quête identitaire (…) est le réflexe défensif de ceux qui sentent qu’ils ont déjà trop cédé ». Nous y sommes. Au déclin de la souveraineté nationale et à la fin du politique remplacé par la gouvernance, les peuples ont répondu en devenant populistes.
Paradoxalement, c’est à l’Est, là où l’enthousiasme pour l’Europe avait été le plus grand, que la contestation est la plus forte.
Six mois avant la chute du mur de Berlin, le 2 mai 1989, c’était le long de la frontière entre l’Autriche et la Hongrie que le rideau de fer s’était d’abord déchiré. Le long des 175 kilomètres de la frontière qui sépare la Hongrie et la Serbie, Orban a désormais érigé une nouvelle clôture. « L’euphorie qui avait immédiatement suivi la chute du mur, en 1989, a laissé place à un vertigineux sentiment d’angoisse et à un désir largement partagé de reconstruire des barrières, résume Ivan Krastev. Mis en face de l’afflux des migrants, hantés par l’insécurité économique, de nombreux Européens de l’Est considèrent que les espoirs qu’ils avaient placés dans une adhésion à l’Union européenne ont été trahis ». Les pays d’Europe centrale et orientale, plus conservateurs et marqués par leur héritage chrétien, rejettent également les valeurs occidentales jugées trop individualistes. À cette fracture Est-Ouest s’ajoute un clivage entre les pays du Nord, dont les finances publiques sont équilibrées, et les pays du Sud accusés d’être laxiste sur le plan financier. Ces derniers, à commencer par l’Italie, conteste avec de plus en plus de vigueur des règles budgétaires jugées inutilement pénalisante ainsi que le principe d’une union monétaire qui affaiblie leur économie.
Le mur de maastricht toujours debout, mais sérieusement fissuré
Mais au-delà de ces fractures géographiques, c’est l’ensemble des classes moyennes occidentales qui partout, sur fond de désindustrialisation, de paupérisation et d’immigration massive réclament le retour des frontières : physiques, mais aussi économiques, sociales et culturelles. Les peuples revendiquent de plus en plus un certain nombre de limites et de permanences au point que la protection, concept honni il y a quelques années, était cette fois au cœur de tous les débats. Cette recomposition pourrait d’autant plus bouleverser le devenir de l’Union européenne que celle-ci est aujourd’hui aux prises avec de multiples crises systémiques. Celle du Brexit d’abord. En cas de succès, un éventuel hard brexit pourrait inspirer d’autres pays. L’idée que lorsque l’on rejoint l’Union européenne, on ne peut plus revenir en arrière, serait battue en brèche.
Le spectre d’une contagion entrainant un démantèlement complet de l’Union européenne hante Bruxelles.
La deuxième crise systémique, conséquence de la crise financière de 2008, est budgétaire et monétaire. Elle met fin au mythe de la convergence globale vers une Europe sociale et prospère. Immédiatement après les résultats des Européennes, Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien, s’est d’ailleurs lancé dans un bras de fer budgétaire avec la Commission européenne. La menace d’un Italexit est là-aussi réelle et ferait tout simplement exploser la zone euro. Enfin, la dernière crise systémique est bien sûr la crise migratoire. C’est cette crise qui a fait ressurgir la question des frontières et mis fin à la logique de l’élargissement perpétuel. Le retour des frontières internes signe également l’échec de l’espace Schengen et plus largement remet en cause l’idée d’un super-état fédéral. Si l’internationale nationaliste n’est peut-être pas pour demain, le rêve d’empire global semble s’évanouir. Trente ans presque jour pour jour après la chute du mur de Berlin, le mur de Maastricht est toujours debout, mais déjà sérieusement fissuré.
Alexandre Devecchio
Journaliste, responsable du FigaroVox
Il est l’auteur de Les nouveaux enfants du siècle, Les éditions du Cerf, 2016, 336 p.