La concession de services publics est une forme à la fois ancienne et toujours d’actualité. De façon générale, la prestation de services publics dans un contexte de stabilité des prélèvements fiscaux pose la question du mode de gestion optimal des services publics, notamment pour les collectivités locales. Faire ou faire faire est un choix classique pour les entreprises. Il l’est aussi pour l’État et les collectivités locales qui ont depuis longtemps recours à des contractants privés pour mettre en œuvre et gérer certains services au public. Au-delà du choix d’opportunité politique, cela pose la question de l’évaluation de la performance selon le mode de mise en œuvre.
Contrairement à la règle des entreprises, la rentabilité ne peut pas être retenue comme indicateur de performance car la valeur du service ne s’établit pas sur un marché libre et concurrentiel. La notion de performance est alors plutôt associée à l’idée de coût unitaire minimum ou d’efficience productive. Une unité économique, publique ou privée, est en situation d’efficience productive si la diminution d’un seul facteur de production (le personnel, les matériels ou les locaux) entraîne nécessairement une diminution de la production du service. Cela signifie alors qu’aucun facteur de production n’est gaspillé inutilement. Mais la condition n’est pas suffisante pour assurer le coût minimum.
L’efficience productive doit être en effet complétée par l’efficience économique, qui consiste à employer les facteurs les moins coûteux offerts par le marché, et cela dans la proportion qui conduit au moindre coût.
Si l’on retient comme critère de performance le coût unitaire de production, coût par unité de service produit, une difficulté spécifique aux services publics est de mesurer le volume du service rendu. Pour cela, il faut définir une unité de quantité du service. En raisonnant par analogie avec les services marchands, les comptables nationaux estiment que cela est possible « lorsque la production du service peut être décrite comme une succession d’actes limités dans le temps et dans l’espace, intervenant chaque fois entre le prestataire et un bénéficiaire individualisable » (source : système élargi de comptabilité nationale, INSEE). L’unité de service est alors « l’acte individuel que l’on peut qualifier de transaction entre le producteur et un bénéficiaire ». Il est fréquent que l’on puisse définir une transaction pour les services publics locaux (voyageur-kilomètre, mètre-cube d’eau, poids des détritus enlevés, nombre des repas servis). Il est vrai que cela se révèle quelquefois délicat, par exemple l’acte de propreté ne peut pas être défini aisément, le service de circulation urbaine ne peut pas être facilement individualisé. La définition de la quantité nécessite quelquefois une analyse très fine du service.
Si l’on prend à titre d’illustration la propreté, on peut par exemple envisager trois façons d’évaluer la qualité du nettoiement des rues : 1. interroger directement les résidents et les visiteurs pour déterminer leur degré de satisfaction du service ; 2. suivre les équipes de nettoyage et observer directement (éventuellement de façon cachée) la qualité du service rendu ; 3. choisir de façon aléatoire un échantillon de points d’observation et « mesurer » le niveau de propreté en ces points. La meilleure méthode semble être celle de l’observation aléatoire, en établissant une échelle de propreté avec une notation. Il est dès lors possible de passer d’appréciations qualitatives à une évaluation quantitative. Une approche de cette nature n’a de sens que si elle est conduite avec rigueur, tant pour le choix aléatoire des points d’observation que pour l’observation elle-même. Il faut reconnaître que la tentation est fréquente, dans ce genre de situation, de se limiter à une appréciation qualitative générale, c’est-à-dire en fait de renoncer à toute mesure.
Il reste encore à mesurer la qualité du service. La comptabilité nationale estime que comme pour les services marchands « leur qualité est déterminée par les conditions dans lesquelles ils sont fournis et il faut rechercher, pour en estimer les variations, des indicateurs statistiques représentatifs de ces conditions ». Elle ne s’y risque en fait que pour les services d’enseignement et les services de santé.
La mesure des coûts ne pose pas en revanche de problèmes de principe. La mesure de la quantité d’intrants peut être envisagée à partir d’indices physiques liés à l’activité. Dans le cas d’une gestion déléguée, il convient d’inclure dans le coût total les coûts de transaction et de contrôle exposés par la collectivité.
La productivité résulte de l’ensemble des facteurs de production. C’est le résultat de la combinaison des facteurs de production. Le principal d’entre eux est le travail. Mais que dire si la production augmente pour chaque heure travaillée, dans le cas où cela serait obtenu au prix de matériels coûteux à l’achat et à l’entretien ? Peut-on encore parler de gain de productivité ? Pour prendre en compte cette observation, le concept adapté est la productivité globale des facteurs, qui mesure la performance d’ensemble des facteurs de production. Le calcul de la productivité globale permet aussi d’analyser ce qu’il est advenu des gains de productivité, c’est-à-dire du surplus dégagé par la meilleure efficacité économique. A-t-il été distribué en pouvoir d’achat aux salariés ? A-t-il été retenu ? Ou encore a-t-il été transmis aux clients par une baisse des prix ? La méthode des comptes de surplus pourrait être utilement développée et appliquée aux services publics locaux.
Un point à souligner est que les études disponibles montrent une grande dispersion des coûts de production pour un même service. La possibilité de coûts très différents pour une même prestation peut paraître surprenante. La comparaison des propositions lors des appels d’offres suggère la coexistence de courbes de coûts différentes, non seulement entre les producteurs publics et privés, mais aussi entre producteurs privés. Cette observation permet d’avancer un modèle d’interprétation que nous appellerons « le modèle de l’avantage concurrentiel », que l’on peut résumer ainsi : 1. plusieurs entreprises privées ont des coûts différents, répartis selon une loi de probabilité, la « courbe en cloche » classique, autour d’un coût moyen C avec un écart type de 20 à 40 % du coût moyen ; 2. la collectivité est elle-même en état de produire à un coût égal au coût moyen du secteur privé, ce que l’on pourrait interpréter comme « l’équivalence économique » des coûts moyens entre les modes de gestion du service. Sous ces hypothèses, il est facile de voir que la gestion déléguée permet toujours d’obtenir une économie puisqu’elle permet d’extraire le coût le plus faible du marché, et non le coût moyen. Le choix de la gestion déléguée n’est donc pas une mise en cause de la gestion publique, la gestion déléguée ouvre la possibilité d’exploiter les « avantages de concurrence » que tout marché recèle. Le modèle de « l’avantage concurrentiel » est un argument théorique en faveur de la gestion déléguée, sous réserve de bien prendre en compte l’ensemble des coûts, y compris les coûts du contrôle et les coûts de transactions.
L’idée est quelquefois avancée que la gestion déléguée s’accompagnerait d’un moindre contrôle du service et qu’elle serait donc moins bonne pour la collectivité que la gestion directe. L’argument est discutable.
Le passage de la gestion directe à la gestion déléguée, si elle est bien conduite, s’accompagne plutôt d’une amélioration de l’information.
Une définition du service a été formulée. Des données d’activités et de coûts sont établies. Il n’est certes pas interdit à une administration publique de le faire et de mettre en place un système d’information et de comptabilité analytique pour sa gestion. L’expérience est qu’elle ne le fait souvent pas ou pas assez. Dans la gestion déléguée, l’information est une obligation contractuelle.
Un autre critère à prendre en compte est celui de la réactivité lors de situations exceptionnelles. Dans un cas, que nous avons rencontré, une grave et subite inondation, plus de 20 centimètres d’eau étant tombés sur toute la région en quelques heures alors qu’il en tombe habituellement 10 en un mois. Un torrent impétueux de boue avait submergé la ville et provoqué des accidents graves et des dégâts considérables. En l’occurrence, le mode de gestion déléguée avait permis de faire face à l’événement en mobilisant rapidement des moyens disponibles par ailleurs dans l’entreprise contractante, qui auraient peut-être pu être trouvés auprès d’autres collectivités dans le cas de la gestion directe, mais n’étaient pas a priori disponibles. L’opérateur local du service appartenant généralement à des groupes d’envergure nationale (nettoyage scolaire, assainissement, distribution de l’eau, restauration, transports.), il est possible de faire appel temporairement à des moyens préexistants immédiatement disponibles. La gestion déléguée permet ainsi une forme de mutualisation des risques. En évitant à chaque collectivité de se doter de moyens excédentaires pour faire face aux pointes ou au risque, elle autorise ce que l’on pourrait appeler des « économies d’échelle dans la fonction de réaction face au risque ».
Le choix du mode de gestion est d’abord un choix politique. Les considérations économiques sont cependant importantes et une approche rationnelle par le calcul économique est possible. Quelle que soit la décision finale, elle peut apporter un éclairage utile.
Michel Didier
Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Chaire d’économie et Président du comité de direction de l’institut Rexecode