En 2021, la finance à impact atteignait un pic : elle représentait près de 650Mrd de dollars d’après Reuters, soit 10% des fonds d’investissements dans le monde[1]. Ces chiffres sont depuis en baisse, à cause de l’instabilité des marchés, de la guerre en Ukraine mais aussi de questions plus profondes sur la nature de cette classe d’actifs. Qualifiée d’« opportuniste », voire d’« hypocrite »… la finance peut-elle réellement viser l’impact ?
Quand tout est impact, rien n’est impact
Qu’est-ce que l’impact ? L’idée d’une « responsabilité » des entreprises s’est développée dans les années 50 aux États-Unis[2], notamment sous l’influence du pasteur Howard Bowen. La « corporate social responsability » qu’il théorise en 1953 s’articule autour de l’éthique de l’homme d’affaires, qui participe à l’économie et créé des emplois.
Depuis, ce mouvement de la responsabilité des entreprises et par ricochet des acteurs financiers s’est renforcé de considérations environnementales et a traversé l’Atlantique.
La loi Pacte de 2019 consacre la « responsabilité sociale et environnementale » (RSE) des entreprises, définie par la Commission européenne comme « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales »[3].
Dans un article précédent sur les externalités, nous parlions de cette nouvelle équation à résoudre pour les entreprises. Ce défi se pose particulièrement aux acteurs financiers, qui multiplient les mesures d’ « impact ». Climat mais aussi emploi, souveraineté, accès à l’alimentation… Pourtant, on peut se demander si toutes les entreprises n’emportent pas fondamentalement des impacts positifs sur notre société, sans quoi leurs produits ne seraient pas consommés. Une entreprise d’énergie fossile ne permet-elle pas à des millions de foyers de se déplacer et de se chauffer ? Une entreprise de pesticides à des millions de personnes de se nourrir ? Toute entreprise ne créé-t-elle pas des emplois, de l’innovation et du dynamisme local ? Ces exemples exagérés illustrent à quel point l’impact peut être relatif et susciter des déceptions. La hausse des investissements « à impact » au début de la guerre en Ukraine dans des entreprises d’armement – lesquelles elles en étaient avant strictement exclues – montre bien le risque de crédibilité qui en découle.
Faut-il alors rejeter l’ensemble des initiatives des acteurs financiers sous prétexte que l’impact ne signifie rien ?
Au contraire, ce constat semble plutôt appeler à définir une mesure d’impact harmonisée et objectivable.
Comme le souligne The Economist dans une tribune, le « S » de « RSE » (responsabilité sociale et environnementale) semble complexe à imposer comme priorité pour une finance globalisée où les enjeux sociaux sont si difficiles à objectiver, mais aussi variables (car liés à des considérations morales) selon les pays[4]. Il semble en revanche que les indicateurs liés au climat (les gaz à effet de serre) soient fortement corrélés à la biodiversité, à la qualité de l’eau et de l’air, avec des réactions en cascade. Ainsi se concentrer sur une mesure de ces gaz pourrait être une possibilité. D’autant que plusieurs entreprises ont déjà entrepris la mesure de leur empreinte carbone – qui devrait alors être étendue aux autres gaz à effet de serre, à l’instar du méthane.
Exclure certains secteurs : une fausse bonne idée
Une fois l’impact défini, quelles actions concrètes faut-il attendre du secteur financier ? De nombreux acteurs appellent à boycotter les entreprises considérées comme « non-éthiques ». C’est le message sous-entendu de l’enquête menée récemment par un consortium de journalistes internationaux, révélant que la moitié des fonds classifiés « super vert » par la classification européenne SFDR[5] détenaient des investissements dans les énergies fossiles ou l’aviation[6]. Comment financer l’aviation peut-il être compatible avec la transition énergétique ?
Ce débat sur l’impact d’une entreprise a priori selon son secteur mène pourtant à des paradoxes : une entreprise qui tire une partie de son chiffre d’affaires historique du pétrole et qui souhaite investir dans les énergies renouvelables doit-elle se voir retirer tout financement ? Et son corollaire : les secteurs présumés bénéfiques pour l’environnement comme les énergies renouvelables, la production de verre ou de batteries – polluants à certains égards – être financés à tout prix ?
Les exclusions de secteur vont à rebours du principe dit d’additionnalité, c’est à-dire la prise en compte de l’impact par rapport à une situation de référence obtenue sans changement volontaire… pour limiter les effets d’aubaine.
Non seulement la frontière entre les « bons » et les « mauvais » élèves ne peut venir du simple secteur, mais contredirait la logique même de la transition énergétique, qui nécessite du temps et des ressources (y compris l’expertise d’acteurs historiques) dans chaque secteur pour les adapter. Face à des objectifs aussi pressants – la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 43% d’ici 2030 pour limiter le réchauffement climatique à 1.5° au-dessus des niveaux préindustriels – il semble nécessaire d’emmener tous les acteurs qui le souhaitent vers une transition.
D’autres modèles d’investissements comme « Best-in-class » qui vise à identifier et favoriser les meilleurs performeurs de chaque secteur semblent plus efficaces pour y parvenir. Quelles sont les entreprises les plus économes en gaz à effet de serre à production donnée ? Quelles sont celles qui choisissent les sous-traitants les plus engagés ? Trouver les leaders de chaque secteur pourrait ainsi créer des cercles vertueux d’innovation.
Il s’agit de regarder la trajectoire de chaque entreprise plutôt que son seul point de départ.
L’espoir de la finance à impact : sortir de l’illusion qu’une entreprise vit hors de la société et de son environnement
Investir dans ces entreprises plus engagées que les autres peut alors paraître plus coûteux. Vient la douloureuse question : les investisseurs doivent-ils être prêts à rogner sur leur rendement pour la planète ? A long terme, pourtant, il semble que non. En effet, plusieurs études soulignent que ces leaders par secteur pourraient surperformer les autres dans les prochaines années[7].
En effet, la recherche d’un rendement s’effectue toujours par rapport à un risque donné. Or, la prise en compte de critères environnementaux réduit fortement plusieurs risques inhérents à l’activité d’une entreprise : les risques de rupture de chaîne de valeur pour les sociétés fortement délocalisées, les risques légaux (par exemple en cas d’interdiction ou de régulation de substances polluantes), les risques juridiques, le boycott des consommateurs ou encore de manque d’attractivité auprès des talents… Concernant le rendement, la propension des consommateurs prêts à payer un surcoût pour certains produits moins émetteurs de CO2 peut également permettre à une entreprise de protéger voire d’augmenter ses marges par rapports à ses concurrents.
Il semble alors que dans le long terme, un investisseur qui appliquerait sa logique « habituelle » financière et stratégique prendrait donc en compte ces critères d’impact.
Ainsi se pose la question de la pertinence même des fonds particuliers dédiés à l’impact. Tous les fonds ne devraient-ils pas naturellement y tendre ?
Plusieurs éléments empêchent actuellement ce phénomène. D’une part car les règlementations qui entourent certains secteurs ne posent pas de risque assez fort sur les produits et services les plus polluants. Dans ce cas, les investisseurs doivent accepter de réduire leur rendement, parfois en espérant gagner un avantage compétitif sur un secteur qui sera potentiellement régulé. D’autre part, car les risques liés à ces enjeux semblent encore mal mesurés. Ainsi des sociétés d’investissements activistes comme Engine N°1 revendiquent la mise au point d’une méthode d’analyse des entreprises plus exhaustive, qui aurait notamment permis de faire changer le regard des actionnaires de ExxonMobil sur sa stratégie à long terme. C’est au nom de la rentabilité qu’Engine N°1 qui détenait moins de 1% du capital de l’entreprise a réussi à convaincre d’autres investisseurs dont BlackRock de voter un renforcement de sa stratégie bas carbone[8].
État, société et finance : le besoin de chacun… à sa juste place
La route pour arriver à une adéquation entre finance et impact apparaît longue : définir une mesure de l’impact harmonisée, savoir identifier les meilleures entreprises de chaque secteur autour de cette mesure, intégrer ces considérations dans les modèles d’investissement. 2 constats semblent cependant se distinguer pour y parvenir :
Les enjeux sociaux et environnementaux sont avant tout politiques.
Il peut en effet paraître tentant de faire reposer la responsabilité de trouver les meilleurs investissements à impact au secteur privé, qui bénéficie d’une expertise d’évaluation et d’outils. Cependant, en l’absence de définition de l’impact et parfois de règlementation, les États semblent se démunir d’une partie importante de leur mandat démocratique : faire des choix de société qui nous engagent à long terme.
Les acteurs financiers n’accepteront pas de perdre de l’argent au nom de l’impact.
Les injonctions faites aux acteurs financiers de perdre de l’argent « volontairement » au nom d’enjeux sociaux et environnementaux ne semblent compatibles ni avec le système économique actuel – une société qui perdrait de l’argent finirait par disparaître – ni avec ses règles légales, comme l’obligation fiduciaire qu’ils gardent envers leurs investisseurs. Pour que les investissements jugés socialement utiles soient aussi performants, l’information aux consommateurs et les règlementations doivent être alignées avec ces objectifs.
Il semble ainsi dans l’intérêt de chaque acteur, privé comme public de réaffirmer sa place pour permettre la transition énergétique.
Mariette Munier
Diplômée d’HEC et SciencesPo
[1] Montants calculés à partir des fonds labellisés « ESG » soit « Environmental, Social & Governance ». Analyse accessible ici : https://www.reuters.com/markets/us/how-2021-became-year-esg-investing-2021-12-23/
[2] Jbara, N. (2017). “Perspective historique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).” Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 11 (no. 1), pp. 86–102, https://doi.org/10.7202/1043839ar.
[3] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:52011DC0681
[4] Tricks, H. (2022). « In need of a clean-up; ESG investing », The Economist (London).
[5] Sustainable Finance Disclosure Regulation, règlement entré en vigueur le 1er janvier 2023
[6] The Great Green Finance Investment investigation : https://www.lemonde.fr/en/les-decodeurs/article/2022/11/30/investigation-the-great-deception-of-green-investment-funds_6006156_8.html
[7] Voir les travaux de Serafeim sur la matérialité et notamment Mozaffar, K., Serafeim. G, et Yoon, A. (2016). « Corporate Sustainability: First Evidence on Materiality », The Accounting review, vol.91 (no 6.), p. 1697‑1724.
[8] https://www.ft.com/content/dc94222a-e6d9-43fa-aada-51e45c6d6ad0