De nombreux domaines du monde d’aujourd’hui évoluent vers plus de flexibilité, de fluidité, de remise en cause de cadres de référence fixes et, dans le même temps, face à ce mouvement et en réaction contre lui, les forces d’encadrement et de rigidité réagissent intensément. Cette confrontation est à l’origine de bien des tensions actuelles. Elle s’inscrit, évidemment, dans la lutte historique entre ordre et mouvement, entre conservatisme et progressisme, entre stabilité et changement, mais elle prend aujourd’hui une nouvelle dimension.
Le domaine du travail fournit un premier exemple. Le temps de travail, le lieu du travail, la place du travail dans la vie quotidienne et au long de l’existence sont remis en cause. Bien entendu, la situation est très diverse selon les secteurs d’activités, les profils personnels et les régions du monde. Mais on constate un développement de l’activité individuelle au détriment du salariat traditionnel, de l’emploi précaire et de la diversité des fonctions successivement exercées au détriment de l’emploi à vie. Le commerce en ligne et l’explosion des dispositifs de livraison à domicile, les activités d’auto-entrepreneur en de multiples domaines en témoignent, nés des possibilités techniques offertes par les nouveaux systèmes de communication.
La manière dont la pandémie du coronavirus a accentué le télétravail et donc sa localisation et sa place dans le déroulement de la vie quotidienne est particulièrement frappante. Bien sûr, cela concerne avant tout les travaux de type services ou administration et non ceux qui nécessitent le contact avec la matière. Mais on voit que même une consultation médicale peut désormais se faire à distance….
L’activité économique se modifie avec le développement de petites structures souples, le retour des circuits courts et de proximité, une certaine individualisation de la production, de la commercialisation et de la consommation. AirBnB et les échanges de particulier à particulier en portent témoignage.
Cette « ubérisation » de l’activité a explosé dans les années récentes.
Elle est porteuse de souplesse et de flexibilité mais, en même temps, de précarité et de fragilité suscitant des réactions de défense pour sauvegarder un système plus stable et protecteur.
Le domaine de la monnaie en est un autre exemple, avec le développement fulgurant des cryptomonnaies au cours des années récentes. Domaine régalien par excellence le monopole d’émission monétaire sur un territoire est remis en cause par des émissions privées spéculatives totalement hors-sol et dématérialisées, à dimension planétaire. De grandes entreprises multinationales veulent s’emparer du sujet pour mettre en place des monnaies privées valables dans leurs champs d’activités respectifs pour leurs très vastes clientèles.
De même que le domaine spatial qui paraissait d’évidence être un champ clos de puissances nationales et qui voit brusquement fleurir les acteurs privés, le domaine de la monnaie, qui voyait s’affronter et se concurrencer les devises nationales, est désormais déstabilisé par cette éruption d’initiatives privées.
La remise en cause de cet élément de cohérence et de stabilité qu’est, par excellence, la monnaie, outil qui nécessite la totale confiance des usagers, est évidemment un très fort signe de déstabilisation qui a entraîné, très vite, la réaction d’un certain nombre d’Etats.
En matière de mœurs, le domaine de la sexualité connait aussi une révolution de très grande ampleur qui touche aux fondements même de l’organisation traditionnelle des sociétés. La structure de la famille « naturelle », une mère, un père et des enfants est profondément ébranlée. Certes, l’homosexualité et l’adultère sont présents depuis toujours en contre-point du modèle classique de la famille parentale sanctifiée par toutes les religions et toutes les organisations sociales, mais l’évolution prend aujourd’hui une tout autre dimension. Le développement économique et la protection sociale qu’il a générée d’une part, le développement scientifique et médical d’autre part, permettent aujourd’hui une nouvelle relation à la reproduction et à la parentalité. La fécondation in-vitro, la procréation médicalement assistée, le diagnostic prénatal modifient profondément la relation à l’enfantement. Du droit au divorce au droit à la contraception et à l’avortement puis au mariage entre personnes de même sexe et au développement de la théorie du genre, on mesure l’ampleur des changements sociétaux intervenus dans les dernières décennies comme en témoigne les mouvements féministes et LGBT.
La fluidité dans les relations sexuelles et toutes les conséquences que cela génère, sont des changements historiques majeurs qui suscitent évidemment des réactions hostiles très fortes de la part des défenseurs de la situation antérieure traditionnelle.
C’est aujourd’hui l’un des marqueurs principaux de l’opposition entre les pays libéraux et les pays autoritaires défendant un cadre idéologique, moral ou religieux traditionnel.
Le domaine de l’identité nationale est également directement interpelé. Dans un monde globalisé et rétréci par des outils de communication chaque jour améliorés, la circulation des personnes, des biens, des capitaux, de l’information, des idées est formidablement accélérée. Tous les humains ou presque sont informés de ce qui se passe ailleurs sur la planète et presque tous savent les problèmes globaux que nous devons traiter. Par-delà la circulation touristique, intensément développée au long des dernières décennies – même si elle est aujourd’hui freinée par la pandémie – beaucoup d’humains veulent, en raison de causes multiples (pression démographique, situation économique, conflits locaux, répression politique…), migrer vers d’autres lieux que ceux de leur naissance. Et ces mouvements perturbent évidemment les cadres nationaux traditionnels et les régimes qui les conduisent. Face à cet ébranlement, au métissage et au cosmopolitisme auxquels il peut conduire, les réactions de protection et de défense identitaires se multiplient, porteuses de risques d’affrontements violents.
Peut-on remettre en cause le cadre de l’Etat-nation référence absolue de l’ordre international mais manifestement incapable d’apporter réponse aux problèmes globaux de l’espèce humaine et du monde qui l’abrite ?
Ces quelques exemples montrent bien l’ébranlement des cadres institutionnels, sociétaux et moraux traditionnels les plus établis ce qui entraîne des réactions de rejets et de raidissement pour défendre la stabilité de l’organisation en place. Beaucoup d’individus n’acceptent pas, en effet, cette situation de remise en cause des cadres établis et ce tourbillon de modifications emportant les situations installées antérieures.
Le monde bouge en permanence, plus ou moins vite selon les moments. Le foisonnement des initiatives individuelles et la diversité des productions de la créativité humaine désormais immédiatement diffusées à l’échelle planétaire, génèrent un mouvement permanent de changement ayant des effets économiques, sociaux, sociétaux, qui perturbent les cadres idéologiques et institutionnels en place. Le mouvement de la connaissance, découvertes scientifiques et inventions technologiques, concrétisés dans les produits des technosciences constamment renouvelés, accélère en permanence ce processus.
Ce mouvement incessant est essentiellement porté par les pays occidentaux libéraux pour lesquels la liberté individuelle et sa capacité d’initiative sont des valeurs cardinales. En même temps qu’il se répand à travers le monde dans un mouvement d’unification et d’occidentalisation, il génère des oppositions fortes tant dans les pays non-occidentaux qu’au sein même des pays libéraux.
Pour des raisons religieuses, morales, idéologiques, nationalistes, de nombreux groupes et pays rejettent ces évolutions vers plus de fluidité et de liberté.
On le constate fortement dans tous les pays de traditions arabo-islamiques encore très structurés par une religion omniprésente mais également dans toutes les autres sociétés ou s’installe un affrontement entre les défenseurs des valeurs traditionnelles (le roman historique de l’Etat-nation, la famille, l’organisation sociale, la religion….) et les tenants du changement. Les tensions politiques au sein des Etats-Unis ou de la France le montrent clairement.
Le libre jeu de la liberté individuelle de chacun qui peut conduire à un développement désordonné et déstabilisant, rencontre les défenseurs d’un ordre établi garant de stabilité et de sécurité. Fluidité et flexibilité s’inscrivent dans une logique de liberté individuelle renforcée mais ils signifient aussi fragilité et risque ce que ne perçoivent pas toujours leurs défenseurs. Trop souvent, dans les pays occidentaux, cette demande de croissance des domaines de la liberté individuelle refuse de s’accompagner de la nécessaire responsabilité qui devrait en être le corolaire. Hors du monde occidental, elle est perçue comme une agression externe, remettant en cause l’équilibre rassurant de modèles traditionnels bien établis et, qui plus est, par les anciennes puissances coloniales.
Comme à tous les moments de l’histoire, il faut être en capacité de comprendre le mouvement et d’établir des règles collectives pour empêcher les dérives et les risques qu’il peut comporter pour l’intérêt général qui est désormais l’intérêt général de l’espèce, à l’échelle planétaire. La liberté des individus ne peut s’exercer que dans le cadre des lois qui protègent l’intérêt général. Il faut trouver un point d’équilibre entre le jeu de la liberté individuelle par nature déstabilisant et les cadres du fonctionnement collectif et de la sécurité des individus. Et cet équilibre ne peut désormais se définir qu’à l’échelle planétaire.
Jean-François Cervel
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