Guerre en Ukraine et à Gaza : faut-il parler de génocide ? L’analyse percutante de Michel Fize pour la Revue Politique et Parlementaire
Partons d’un premier exemple, celui de l’action guerrière de la Russie en Ukraine.
Dès le 4 mars 2022, l’ambassadeur ukrainien à l’ONU qualifiait cette action de « génocide ». De son côté, le président Zelensky affirme, depuis le début du conflit, que la Russie mène un génocide dans son pays.
Pourtant, le déni du monde est quasi-général. Il est vrai que le génocide est souvent un évènement que l’on analyse « après-coup » : au moment de la commission des massacres, l’on parle plus volontiers de « crimes d’agression », de « crimes de guerre » ou de « crimes contre l’humanité », et pas de génocide. Par ailleurs, aucun Etat n’a jamais dit explicitement qu’il allait en massacrer sciemment un autre.
Ce mot de génocide, à l’évidence, est un mot qui fait peur, surtout à l’Occident et surtout quand, comme en Ukraine, c’est l’un des siens – ou presque – qui est directement concerné. Le mot fait trop penser à des pratiques « barbares », commises par des « barbares », non par des peuples civilisés, démocratiques de surcroît.
Examinons, dans un premier temps, les textes juridiques relatifs au génocide. Nous aborderons, dans un second temps, la stratégie politico-militaire mise en place par les agresseurs.
Mais remontons d’abord un peu le temps. C’est durant l’Entre-deux-guerres que des juristes, à l’image de l’avocat polonais Lemkin, se sont interrogés pour savoir s’il ne fallait pas
trouver une appellation nouvelle pour qualifier les massacres massifs de certaines populations, la destruction systématique d’une nationalité, d’une ethnie ou d’une religion (on avait alors à l’esprit le massacre des Arméniens par la Turquie en 1915). Lemkin proposa de nommer ces faits : « génocide ». Des congrès internationaux en discutèrent régulièrement par la suite, avant que la Seconde Guerre mondiale n’interrompe les échanges des spécialistes. C’est l’extermination de six millions de Juifs par les nazis qui relança le débat, même si le tribunal de Nuremberg choisira de parler, dans ses audiences, de « crime contre l’humanité » pas de crime de « génocide ».
Au lendemain du verdict, l’Assemblée générale de l’ONU adopta donc à l’unanimité, le 11 décembre 1946, deux résolutions. La première confirma les principes contenus dans le Statut et le jugement du tribunal qui étaient ainsi reconnus par la communauté internationale comme
des principes fondamentaux du droit international. La deuxième condamna solennellement le « génocide », invitant le Conseil économique et social à rédiger un projet de Convention sur ce sujet. Ce qu’il va faire. Alors, le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale adopta le texte qui lui était soumis, texte qui allait devenir la Convention sur le génocide – et qui reste la référence en la matière.
Aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’«intervention » russe en Ukraine ou de l’attaque israélienne contre les habitants du territoire de Gaza, beaucoup d’observateurs, nous l’avons dit, contestent cette appellation de « génocide ». Et s’ils étaient dans l’erreur ?
Examinons attentivement le texte de la Convention de 1948.
Pour que le crime de génocide soit reconnu, est-il écrit, il faut la réunion de plusieurs critères. Il faut d’abord une intention de l’agresseur, puis la commission par cet agresseur d’un certain nombre d’actes graves.
Regardons d’abord l’intentionnalité. L’agresseur, dit le texte, doit avoir « l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » [souligné par nous]. L’intention se dégage à la fois des faits et des paroles. Elle est généralement préméditée. Ainsi l’attitude de Vladimir Poutine ne souffre, de ce point de vue, guère d’ambiguïté. Au nom de l’intérêt de la Russie, le dirigeant du Kremlin, depuis le premier jour de son entrée en guerre, n’a jamais dissimulé son intention de se débarrasser de son voisin (auquel, nous l’avons vu, il va jusqu’à dénier l’appellation de peuple ou de nation), un voisin qui serait gangréné, à ses yeux, par des éléments nazis.
Détruire le plus possible d’Ukrainiens, le plus possible de territoires, semble bien être le projet de M. Poutine. Car, ne l’oublions pas, contrairement à une idée reçue qui veut lier l’infraction de génocide à une destruction totale d’une population ou d’une ethnie, la Convention est explicite sur ce point : une destruction partielle suffit.
Après l’intentionnalité, il faut, pour qu’il y ait génocide, la commission par l’agresseur d’un certain nombre d’actes graves. La Convention en énumère les plus significatifs, à savoir : 1) le meurtre de membres du groupe agressé ; 2) l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de ce groupe ; 3) la soumission intentionnelle du groupe visé à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.
Interrogeons-nous d’abord sur la notion de groupe. La Convention sur le génocide parle plus précisément d’agression contre un « groupe national ».
Question : l’Ukraine est-elle un « groupe national » ? Et la communauté de Gaza ?
Un groupe national, on le sait, est un ensemble humain stable, historiquement constitué, dont les membres sont unis par des liens de langue, de culture et d’histoire commune, qui ont, entre eux, des rapports économiques permanents, vivent sur un territoire délimité, sont dotés d’institutions politiques qu’ils se sont librement données.
Lorsqu’un agresseur détruit donc un groupe ou une partie de ce groupe dans ces éléments qui le définissent, ou s’il crée des conditions d’existence qui rendent la vie des membres de ce groupe impossible, il porte gravement atteinte au groupe en question et entre à son égard dans une logique génocidaire.
Par leurs agissements, la Russie d’un côté, Israël de l’autre, entravent à l’évidence et, délibérément la vie matérielle des peuples agressés, en détruisant leur activité productrice agricole et commerciale, en entravant leur commerce avec le monde ? En leur ôtant la vie ?
Considérons d’abord l’action russe à partir de quelques questions. Le blocus du port d’Odessa n’empêche-t-il pas l’exportation de millions de tonnes de céréales ? Le pilonnage des usines, ainsi que la destruction des voies de communication (voies ferrées, routes, ponts), n’ajoutent-ils pas à la perturbation de la vie économique locale ? Enfin, les bombardements massifs et continus de la population civile des villes et des compagnes, les destructions des hôpitaux et autres établissements sanitaires ne ruinent-ils pas la santé du peuple ukrainien, ne le mettent-il pas en danger de mort ?
Eliminer les Ukrainiens, n’est-ce pas cependant le but réel de la Russie ? Eliminer soldats et civils, hommes et femmes, adultes, jeunes, adolescents, enfants, voire bébés, en terrorisant la population pour faire partir les récalcitrants, en les déportant au besoin [Rappelons que la déportation est un moyen couramment utilisé par un agresseur pour se débarrasser de ses ennemis. En 1915, les Turcs ont déporté les Arméniens, jugés complices de la Russie, donc traîtres à leur patrie (turque). Staline inventera, vingt ans plus tard, les « villages de peuplement spécial » et en 1960-1969, les Américains déplaceront les paysans vietnamiens des plaines vers des « hameaux stratégiques », rebaptisés « hameaux de la vie nouvelle » -, hameaux qui étaient en réalité des camps de concentration].
Alors, oui, selon la Convention de 1948, il y a bien génocide en Ukraine, et même génocide total : un génocide politique car dans les villes conquises, les maires en place sont remplacés par des pro-russes, un génocide économique car la Russie étrangle la vie productive du pays, un génocide culturel car en imposant partout, le plus possible, l’usage de la langue russe, en détruisant les théâtres. Un rapport de trente juristes et experts internationaux
indépendants des Etats-Unis (le News Line Institute for Strategy and Policy) et du Canada (Raoul Wallenberg Centre for Human Rights), indiquait, il y a deux ou trois ans, que les actions commises par la Russie étaient de nature « génocidaire ». Et de citer le massacre de Boutcha, à trente kilomètres au nord-ouest de Kiev (des centaines de cadavres de civils et de militaires y ont en effet été découverts dans les rues et dans des charniers), des enlèvements et des meurtres de fonctionnaires ukrainiens, sans oublier un nombre important de violences sexuelles. Le charnier découvert à Izioum, lors de la contre-offensive menée par les Ukrainiens, début septembre 2022, dans la région de Kharkiv, semble aggraver le dossier déjà lourd établi contre la Russie. Plusieurs centaines de corps, entre 400 et 1 000 selon les sources, ont été exhumés dans une forêt environnante de la ville, plusieurs autres ont été retrouvés à l’intérieur de la ville sous les décombres d’habitations. Le chef de la police ukrainienne indique par ailleurs la découverte de six « salles de torture » à Izioum et de deux autres à Balakliïa, toujours dans la région de Kharkiv.
Répétons-le, pour M. Poutine, il s’agit d’effacer la personnalité nationale ukrainienne, (d’ailleurs le leader russe ne qualifie-t-il pas l’Ukraine de « création artificielle » ?), en enfonçant l’ex-peuple frère dans la misère, en effectuant le « grand remplacement » de la population locale par une population russe ou russophone, ce qui représente une sorte de purification ethnique (rappelons qu’en avril 2022 des centaines de milliers d’Ukrainiens, dont 180 000 enfants, selon le ministère russe de la Défense, ont été déportés en Russie).
Une chose est sûre, comme tous les « génocideurs », M. Poutine nie les faits, affirmant tour à tour que de nombreux bombardements sont l’oeuvre des Ukrainiens eux-mêmes (de leurs forces nazies), que c’est la Russie l’agressée, qu’elle ne fait que se défendre, que les populations civiles ne sont pas volontairement visées.
Dernier mot. Qu’en est-il de Benyamin Netanyahu ? Son bilan est éloquent : au moins 30 000 morts à Gaza (sans doute beaucoup plus, en raison de corps ensevelis sous les dénombres – qui ne seront peut-être jamais découverts), des centaines de milliers de « déportés-volontaires- forcés », du nord vers le sud, un contrôle drastique de l’aide humanitaire qui a pour effet d’affamer la population gazaoui.
Sous couvert de sa lutte légitime contre l’organisation criminelle Hamas, l’Etat d’Israël ne cherche-t-il pas à se débarrasser de toujours plus de Palestiniens – l’ennemi héréditaire ?
L’action de Tsahal dans la bande de Gaza ne ressemble-t-elle pas, en tout cas, étrangement à un nouveau génocide. Les étudiants de Sciences-Po Paris, qui viennent de bloquer leur établissement, l’affirment aujourd’hui au nom du collectif pro-Palestine. Dans l’incertitude, privilégions la conciliation et adhérons à la formule de la Cour internationale de justice de La Haye en parlant de « Risque de génocide ».
Michel FIZE, sociologue, politologue.
Auteur de « Quand Poutine défie l’Occident » (Amazon éd., 2024)
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