Le 7 juin 2020, Georges Marchais aurait eu 100 ans. Si les apparitions télévisées de l’homme politique sont encore dans les esprits de ceux qui les ont vues, la personnalité de Georges Marchais reste toujours à découvrir, tout comme certains moments de son parcours personnel, en particulier la date exacte de son premier engagement politique et sa conduite durant la Seconde Guerre mondiale1. Par Gaël-Georges Moullec, docteur en histoire, chargé de cours à la Rennes School of Business et à l’Université Paris 13.
Ici nous nous attacherons à la période de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui est cruciale dans la carrière de Georges Marchais2. Le lent retrait de Waldeck Rochet du poste de secrétaire général du PCF après les événements de Tchécoslovaquie et l’avancée de la maladie qui le touche, coïncide avec l’arrivée au pouvoir de Georges Marchais au sein du Parti communiste. Désigné secrétaire général adjoint le 11 décembre 1969, il est reconduit à ce poste lors du congrès de Nanterre de février 1970. Enfin l’intronisation de Georges Marchais au poste de secrétaire général se déroule lors du XXe congrès du PCF qui se tient à Saint-Ouen en décembre 1972. Au cours des 25 ans durant lesquels il dirige le PCF, Georges Marchais sera tout à la fois l’homme de l’Eurocommunisme à la française3, de l’Union de la gauche, mais aussi celui de la réorientation plus orthodoxe à partir de l’été 1977 et du soutien à l’intervention soviétique en Afghanistan. Deux documents issus des archives russes nous permettent de mieux comprendre la relation entretenue par ce dirigeant, encore en devenir, avec les responsables soviétiques au tout début des années 1970.
À l’été 1970, saisissant la récente visite en France d’Andreï Gromyko, ministre des Affaires étrangères d’URSS, l’ambassadeur soviétique en France, Valery Zorine, organise une réunion avec les membres du Bureau politique du PCF dans sa résidence d’été à Deauville. Au cours de cette rencontre, Georges Marchais fait une présentation sur la politique étrangère française et en particulier sur les relations franco-soviétiques qui peut être reconstruite grâce aux sténogrammes conservés.
Soulignant que le PCF ferait tout ce qui était en son pouvoir pour contribuer à la bonne tenue de ces relations, Georges Marchais souligne toutefois que depuis le départ du général de Gaulle de nouvelles tendances, qui doivent nous mettre en alerte, indiquent un glissement de la position du gouvernement. Ces derniers temps, on note de plus en plus clairement, une divergence entre les paroles, les déclarations gouvernementales d’une part et d’autre part les initiatives du gouvernement en matière de politique étrangère. Le PCF porte une attention particulière aux actions du gouvernement et, dans ce domaine, la tendance principale qui se dégage est un rapprochement et une coopération plus intense avec les États-Unis dans les domaines politique, économique et militaire.
Allant plus avant dans sa démonstration, Georges Marchais donne des exemples qui, dans son esprit, démontrent la dégradation des positions françaises, ou du moins leur immobilisme. Ainsi en ce qui concerne la question de la convocation d’une conférence paneuropéenne, le gouvernement français prend officiellement une position positive, mais en réalité ne fait rien pour faciliter la tenue d’une telle conférence. Bien que déclarant que la France ne pose aucune condition préalable à sa tenue, Schumann, dans les faits, pose des conditions, en insistant que la question de Berlin et « de la libre circulation des hommes et des idées » soient résolues avant la tenue d’une telle conférence. De plus, le gouvernement français conduit une politique active dans la construction européenne allant progressivement de l’avant dans le domaine de l’intégration politique. Cela a débuté dès le sommet de La Haye durant lequel Pompidou a joué un rôle moteur4. En ce moment, l’Assemblée nationale étudie deux projets de loi du gouvernement, qui octroieraient à la Communauté économique européenne des pouvoirs supranationaux sur plusieurs questions financières liées à ses activités ».
Cette même tendance au double langage se dégage aussi, selon Georges Marchais, sur les positions françaises quant au règlement de la question vietnamienne.
La direction française, tout en déclarant son attachement aux positions prises par de Gaulle dans le discours de Phnom-Penh, s’en éloigne dans les faits. Lors des entretiens bilatéraux, ils affirment la nécessité du retrait des troupes américaines du Vietnam, mais restent honteusement muets à ce propos dans leurs activités internationales, en prenant alors des positions peu claires.
Plus grave encore pour Georges Marchais, le rapprochement notable que la France opère au cours des derniers mois en direction des États-Unis, en particulier dans le domaine militaire.
Ainsi, le chef d’État-major des armées des États-Unis, Wheeler5, s’est rendu sur les bases françaises de lancement de missiles nucléaires et a conduit des échanges sur la coordination des efforts entre les deux pays ainsi que sur la répartition des cibles en cas de conflit nucléaire. Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’un retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, mais il est clair que désormais la stratégie gaulliste de « défense tout azimut » n’est plus à l’ordre du jour. Durant ces derniers mois, le gouvernement français a accentué ses demandes afin de voir les États-Unis investir en France à des conditions privilégiées, ce qui pourrait mettre en danger l’indépendance économique du pays. Concluant son intervention, Georges Marchais, indique à l’ambassadeur soviétique que le PCF se base sur la nécessité de démasquer systématiquement de telles tendances dans la politique extérieure du gouvernement français, qui mettent en question l’intérêt national6.
Selon les informations fournies à Moscou par l’ambassade soviétique à Paris quelques jours après le retour de Georges Pompidou d’URSS, sa visite aurait permis, comme il se dit dans divers cercles politiques, de lever les barrières d’un certain manque de confiance qui, en dépit des succès obtenus dans les relations franco-soviétiques, se ressentait lors des rencontres entre les représentants des deux pays depuis le départ du général de Gaulle […] Cependant, il faut noter que, depuis la visite de Pompidou, les cercles pro-atlantiques français renforcent leur activisme et tentent de mettre en question la justesse de la politique étrangère du pays, en particulier en ce qui concerne la coopération avec l’URSS.
Le 13 janvier 1971, à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire de la création du PCF lors du congrès de Tours, l’ambassadeur soviétique V.A. Zorine organise une réception dans sa résidence de campagne. Les principaux dirigeants communistes français sont bien évidemment présents à ces célébrations ce qui donne l’occasion à Georges Marchais de se lancer dans une attaque en règle de la politique de Georges Pompidou et de l’attitude par trop complaisante des dirigeants soviétiques à son égard.
Les difficultés actuelles qui sont apparues dans les relations franco-soviétiques constituent le résultat logique des changements intervenus dans la politique française depuis l’arrivée au pouvoir de Pompidou. Même si des contradictions perdurent encore, on note un rapprochement des groupes monopolistiques français et américains qui se base sur l’internationalisation de la vie économique, cela ayant des conséquences sur l’ensemble de la politique française. Si l’on juge la politique du gouvernement français sur ses actes et non sur ses paroles, il est facile de conclure à un double jeu de sa part. Présent à Moscou, le président déclare des choses et se présente comme un chaud partisan d’un développement actif des relations franco-soviétiques, un partisan d’une active préparation d’une conférence paneuropéenne ; toutefois, de retour à Paris, il conduit une politique opposée aux objectifs déclarés. Ainsi aux yeux de la population le président reste favorable à un rapprochement avec l’URSS, car il sait que son intérêt est de se présenter ainsi afin de renforcer son influence et son autorité.
Selon Georges Marchais, les communistes français sont prêts à utiliser toutes les opportunités afin que le gouvernement français ne modifie pas la direction d’action définie dans la déclaration franco-soviétique. Si certains résultats peuvent être obtenus par la diplomatie, la diplomatie secrète reste insuffisante. Bien au contraire, il est indispensable de pouvoir compter sur un puissant mouvement des masses en faveur de la coopération entre les deux pays. Dans son esprit, un tel mouvement constituerait alors un des moyens les plus efficaces visant à influencer le gouvernement et le président français.
Poussant son raisonnement plus avant, Georges Marchais indique toutefois les limites que constituent pour lui les articles dithyrambiques de la presse soviétique et le ton des déclarations officielles soviétiques qui proposent une vision bien trop rose des relations entre les deux pays, la partie soviétique y apparaissant comme parfaitement satisfaite par l’état actuel de la coopération. Selon lui, une telle attitude complique la tâche des forces de gauche et du PCF en faisant naitre des illusions au sein de l’opinion publique sur l’état des relations entre les deux pays. Cela retire aux forces démocratiques des possibilités complémentaires d’action en vue d’exercer une pression supplémentaire indispensable sur le gouvernement.
Lors de cet entretien, et pour la première fois à ce niveau, Georges Marchais va poursuivre son exposé par une critique plus globale de l’approche de la direction soviétique vis-à-vis de l’opinion mondiale et française en particulier.
Il prend exemple des conséquences dans l’opinion française du traitement de la question juive par les autorités soviétiques, tel qu’il apparait au travers du procès dit de Leningrad au cours duquel des activistes juifs ont été jugés et condamnés à de lourdes peines à la suite d’une tentative de détournement d’avion7. Il est évident que les camarades français ne remettent pas en question le droit de l’Union soviétique de punir les criminels et de défendre la légalité socialiste, mais nous n’avons pas pu comprendre pourquoi ce procès a été conduit pratiquement à huis-clos, tout comme nous ne pouvons pas être d’accord avec les peines particulièrement sévères qui ont été prononcées. Ce sont de tels aspects du procès qui ont été utilisés par la propagande sioniste, y compris en France, pour organiser une campagne antisoviétique. Commuer la peine de mort qui a été prononcée soutirerait toute base aux calomniateurs antisoviétiques, mais même comme cela on peut s’attendre à ce que la campagne antisoviétique et anticommuniste ne s’arrête pas là et même se poursuive.
Tout en assurant son interlocuteur de son soutien, Georges Marchais insiste sur le fait qu’une plus grande réactivité de la presse soviétique sur tel ou tel événement serait nécessaire. Le caractère tardif de la réaction de la presse soviétique sur certains événements qui se déroulent en URSS complique la tâche des communistes des pays occidentaux dans leur lutte contre la propagande antisoviétique et anticommuniste, les empêche de contrer en temps voulu les attaques contre l’URSS8.
Aujourd’hui, le nom de Georges Marchais évoque pour beaucoup une France qu’ils ont connue, mais qui n’est désormais plus la même. Ses successeurs ont rompu définitivement avec le « stalinisme français », la faucille et le marteau n’est plus le symbole du Parti et la fierté ouvrière, faute d’ouvriers, s’exprime désormais sur des chars arc-en-ciel. Mais le PCF existe-t-il encore ?
Gaël-Georges Moullec
Docteur en histoire
Chargé de cours à la Rennes School of Business et à l’Université Paris 13
- Voir en particulier les biographies de Georges Marchais les plus récentes : Gérard Streiff, Marchais, Paris, Les Éditions Arcane 17, 2017, 92 p. ; Thomas Hofnung, Georges Marchais : l’inconnu du Parti communiste français, Paris, Archipel, 2001, 481 p. ↩
- Pour mieux comprendre la politique soviétique en direction de la France de la fin des anneés 1950 au début des années 1970 voir : Gaël-Georges Moullec, From the Atlantic to the Urals – Soviet-French relations (1956–1973), “Demokratia Foundation”, Moscow, 2015, 625 p. (en russe). ↩
- Voir en particulier les écrits rassemblés dans : La Via europea al socialismo / (scritti di) Enrico Berlinguer, Georges Marchais, Santiago, a cura di Ignazio Delogu, Roma, Newton Compton, 1976, 266 p. ↩
- Convoqué à l’initiative du président français Georges Pompidou, le sommet de La Haye se déroule les 1 et 2 décembre 1969. Ce sommet voit le règlement du litige relatif à la politique agricole en accord avec la ligne française, tandis que l’autorisation d’augmentation des pouvoirs budgétaires du Parlement européen et le principe d’un règlement financier en matière de ressources propres de la Communauté, répondent aux exigences des autres pays. En outre, les décisions concernant la création d’une union économique et monétaire seront préfigurées par un plan par étapes. En matière d’unification politique, un comité composé des directeurs politiques des six ministères des Affaires étrangères, sous la présidence du Belge Étienne Davignon, doit dégager des propositions sur des questions de politique étrangère. Enfin, les États membres acceptent l’élargissement de la Communauté, par l’adhésion des quatre pays candidats: le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Irlande et la Norvège. ↩
- Wheeler, Earl Gilmore (1908 –1975) – Militaire américain. Chef d’État-major des armées (1964-1970). ↩
- Sténogramme de la discussion du 8 juillet 1970 entre l’ambassadeur d’URSS en France, V.A. Zorine avec les membres du Bureau politique du Comité central du PCF. RGANI (Rossijskij gosudarstvennyj arhiv novejchej istorii), f : 5 ; op : 62 ; d : 582 ; l : 225-227. ↩
- Le 15 juin 1970, plus d’une dizaine d’activistes soviétiques d’origines juif sont arrêtés pour une tentative de détournement d’avion et fuite vers l’étranger. Le procès s’ouvre en décembre 1970 et le 26 décembre, les deux responsables du groupe, M. Dymchitz et E. Kouznetsov sont condamnés à la peine de mort, les autres accusés recevant de lourdes peines de prison. Sous la pression internationale, les condamnations à mort seront commuées en une peine de détention d’une durée de 15 ans. Le 29 avril 1979, les principaux membres du groupe encore en prison sont échangés contre deux agents du renseignement soviétique arrêtés aux États-Unis. ↩
- Sténogramme de la rencontre du 11 janvier 1971 entre l’ambassadeur soviétique V.A. Zorine et les membres du Bureau politique du PCF. 13 janvier 1971. RGANI, f : 5 ; op : 63 ; d : 632 ; l : 4-12. ↩