Ils n’ont pas toujours « les mots pour le dire ». Et comme souvent, les mots qui manquent sont remplacés par des gestes d’impatience et de violence, quasiment un état de nécessité pour se faire entendre. En se rassemblant, les « gilets jaunes » ont appris à formuler ce qui les révolte. Jean Jaurès a expliqué qu’ « il ne peut y avoir révolution que là où il y a conscience ». Sur les ronds-points, cette conscience s’est forgée autour du sentiment d’être déclassés, méprisés, relégués, d’être considérés comme des rebuts, en ce qui concerne les plus pauvres maintenus par les aides sociales, et pour des vaches à lait pour ceux qui peinent à consommer une fois qu’ils ont payé la gabelle, la dîme et l’octroi.
Au-delà des explications analytiques, territoriales et sociales, la clef de lecture globale de ce mouvement social ne serait-elle pas celle des spasmes d’une nation où la politique est profondément ancrée dans l’histoire face à l’empire croissant de la société liquide ?
L’explication territoriale et sociale
Au déclassement des personnes correspond un déclassement des territoires dont certains, périphériques, sont oubliés alors que d’autres sont perdus. Le géographe Christophe Guilluy a montré comment les territoires périphériques se décomposent, se fracturent, et il invite à « ne pas disqualifier la France populaire ».
En occupant les ronds-points, la France des villes moyennes et des villages a exprimé son ras-le-bol face à tout ce qui augmente : les taxes, l’alimentation, le gaz, le pétrole, l’électricité. La question du pouvoir d’achat est centrale et la perspective des achats de fin d’année a précipité la colère.
Cette France, qui jusqu’à présent gémissait sans fracas, se plaint aussi de l’éloignement ou de la disparition des services publics et de la déliquescence du lien social qui en résulte.
L’occupation des ronds-points a redonné le goût de la solidarité et le sens de l’humanité à ceux qui pensaient avoir perdu leur dignité. Dans ces campements aux allures de ZAD, on croise en proportion plus de femmes que partout ailleurs où les politiques se dessinent. Pragmatiques et déterminées parce qu’aux avant-postes du destin de leurs familles, elles ont la conviction que ce n’est pas seulement un système démocratique qu’il faut reconstruire, mais plus profondément une nouvelle justice sociale. L’un ne va pas sans l’autre.
Ces Français qui contestent ne voient plus en quoi les recettes fiscales leurs sont quotidiennement utiles : système de santé, système scolaire, maintien des infrastructures et des routes. Le « que faîtes-vous de notre pognon ? » de Jacline Mouraud, l’égérie bretonne du début de la révolte, fait accroire que l’argent public ne passe que dans le train de vie de l’État. Cette jacquerie, déclenchée par l’augmentation des prix du carburant, est aussi une crise du consentement à l’impôt, dont le principe redistributif n’est plus compris. Quant à la transition écologique, perçue comme un enjeu vital, elle ne peut être acceptée que si elle promet un mieux-être immédiat. Ce cri du peuple est à la mesure de sa désespérance, ancienne et étouffée.
Parmi les absents des ronds-points, on trouve les habitants des territoires perdus, décrits par Georges Bensoussan. Une autre France, prise par ses problèmes de banlieue. Dans ces territoires, où l’intégration des populations migrantes peine depuis plus de quarante ans, des sommes considérables sont dépensées pour tenter une réparation sociale difficile, urgente mais toujours hypothétique, et les citoyens des territoires rurbains oubliés ont le sentiment effroyable que cet argent leur manque, que les impôts qu’ils paient y sont engloutis en priorité. Quand ils l’expriment avec leurs mots, on a l’impression qu’ils sont racistes, et quand ils l’expriment avec leur vote, c’est parfois au Rassemblement national qu’ils le donnent.
L’anarchie des mots d’ordre face au catéchisme des corps intermédiaires
Les « gilets jaunes » ont des exigences multiples à force de refaire le monde sur leurs barrages : un inventaire où se mêlent des réformes institutionnelles, des mesures sur l’emploi, les entreprises et les comptes publics, des mesures pour lutter contre la précarité, des idées concernant l’éducation et la santé.
L’émergence du mouvement a confirmé l’étiolement des corps intermédiaires et montré la défiance populaire qui augmente à leur encontre. Le pêle-mêle des revendications exprime la déconnexion entre le peuple et ces corps intermédiaires et l’incompréhension quant à leurs fonctions et missions.
Aux ronds-points, tout en formant leurs communautés, les « gilets jaunes » ont émis l’idée apparemment impossible d’être à la table de négociation avec les représentants de l’État, sans passer par les corps intermédiaires : partis politiques, syndicats, élus locaux et nationaux. Ne donnant plus crédit au pouvoir de représentation, ils ont intuitivement initié ce mouvement populaire par le même moyen qu’Emmanuel Macron a utilisé pour accéder au pouvoir : les réseaux sociaux.
Après avoir fait exploser la vie politique française en « plateformisant » sa campagne électorale, Emmanuel Macron a délibérément pris le parti d’achever la démonétisation des corps intermédiaires, qui ne tenaient plus que par la reconnaissance de l’État, pour imposer l’idée d’un pouvoir omniscient, brisant les archaïsmes français, afin d’aligner le pays sur les règles de la mondialisation. Il a d’abord boudé les maires qu’il tente de reconquérir à présent, par une itinérance faussement délibérative.
Déjà échaudés par le Président, les corps intermédiaires, et essentiellement les partis politiques et les syndicats, vivent un moment de pure panique face à la possibilité que le mouvement des « gilets jaunes » se structure et impose un nouvel agenda.
« Gilets jaunes » contre start-up nation : deux organisations liquides face à face
Tout en dénonçant l’illusion et les dangers d’une société au sein de laquelle il est impératif de consommer pour être, le sociologue polonais Zygmunt Bauman a formulé le concept de « société liquide ». En 1998, il annonçait un des bouleversements majeurs de l’après post-modernité : la dissolution des structures traditionnelles d’organisation collectives, au profit du consommateur. Pour Bauman, il s’agissait de comprendre la liquéfaction de la société que le consumérisme met en œuvre.
Organisés de façon liquide et fluide, les « gilets jaunes » font face à la start-up du Président Macron, ce dernier ayant imaginé qu’un nouveau business model est possible pour réinventer la nation. Mais la start-up nation, agile et donc liquide, dont rêve ce jeune président, ne peut s’imposer sans transformer les mentalités et les modes de fonctionnement anciens, notamment ceux des corps intermédiaires qui, dans ce modèle, doivent eux aussi se fluidifier, en clair se liquéfier, pour s’adapter, ou disparaître. Comme pour toutes transformations, la première phase du changement, la sensibilisation, doit être effective pour s’assurer que la vision est comprise et acceptée, avant d’engager le processus de changement avec tous ceux qui doivent s’adapter. Ce travail de sensibilisation, qui passe par la concertation, a souffert dès son lancement du manque d’implantation territoriale et d’incarnation du parti du Président.
Tout en étant une nation, la France est une république dont la Constitution dit qu’elle est sociale.
Si elle doit devenir une entreprise où chacun a sa place, il faut alors se souvenir que ses actionnaires sont ceux qui la nourrissent d’impôts pour en percevoir les dividendes sociaux.
Mais même rétributrice, serait-elle la nation dont rêve les Français, ce « peuple de gaulois » ?
Alors qu’ils ne se sentent pas ou plus représentés par les corps intermédiaires qui jouaient jusqu’ici un rôle temporisateur dans les relations entre le peuple et la classe dirigeante, les « gilets jaunes » ont investi les interstices offerts par la plateformisation des relations sociales. Ils ont transformé en espace délibératif des outils de consommation, interface paradoxale de libération de la parole pour des consommateurs qui veulent redevenir citoyens. La médiation échappe ainsi aux partis politiques et aux syndicats de salariés pour s’effectuer sur Facebook, Twitter, YouTube et Instagram : l’espace public numérique, liquide par nature, devient lieu de rassemblement.
Une refondation sociale et politique est-elle encore possible ?
Face à eux désormais, le président de la République, seul et devenu le symbole des élites, est désigné comme l’incarnation des problèmes. « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple avec ses dirigeants » a-t-il reconnu récemment. Mais pour parvenir à dialoguer directement avec lui, les « gilets jaunes » vont devoir s’extraire de la structure liquide qui les a fait émerger pour se poser collectivement en citoyens rassemblés. C’est la grande difficulté de ce mouvement de réappropriation démocratique, né des outils de la société liquide que de devoir les dépasser pour convertir sa colère en force politique, sans perdre au passage les liens relationnels construits sur les ronds-points et dans la spontanéité décousue des réseaux sociaux. Mais il dispose d’ores et déjà d’un atout : en termes d’assise territoriale, il est aujourd’hui plus efficace que le parti du Président.
Deux hypothèses de lecture sont possibles pour appréhender l’avenir politique du mouvement :
La première serait de considérer qu’il n’est qu’une manifestation de la colère, spontanée mais diversifiée, kaléidoscope de « tout ce qui ne va pas » dans la société française, exaspérée par les illogismes accumulés au long de plusieurs décennies, finalement irritée et réveillée par la hauteur et l’insupportable condescendance d’un pouvoir distant et verticalement « jupitérien » après avoir mené une campagne horizontale. Dans cette hypothèse, ce serait aux différentes forces politiques de se saisir, ou pas, des propositions contradictoires, pour chacune les intégrer dans son programme et les renvoyer avec son propre agenda aux suffrages des électeurs, lors des prochaines échéances électorales.
La seconde hypothèse serait l’existence d’une unité, d’un fil directeur, d’un ressort commun derrière l’ensemble des revendications pointillistes et parfois baroques des « gilets jaunes ». Cette ligne d’horizon, ce pourrait être la volonté d’une vraie subsidiarité, le refus d’instructions et d’injonctions venues du sommet de la pyramide, se traduisant par la revendication d’une démocratie enracinée et quotidienne, teintée de revivification des liens de voisinage, et nourrie d’une justice sociale intransigeante.
Dans cette hypothèse, ce grand mouvement social peut se transformer en force politique si ceux qui l’incarnent s’attaquent aux sources mêmes de la dislocation sociale et sociétale, pour entamer et incarner une action de refondation de la société et de la politique.
Des tentatives de manipulation et de récupération du mouvement
Parce qu’ils ont fait la même analyse, et qu’ils sont aux prises du sauve-qui-peut, le nouveau pouvoir et les forces traditionnelles tentent de brouiller le message des « gilets jaunes » par des tentatives de manipulations. Pour parvenir à cette fin, le pouvoir comme les partis d’opposition sont résolus à se concentrer sur la fragilité intrinsèque du mouvement des « gilets jaunes » : sa diversité et sa volatilité, issues de sa cristallisation par les réseaux sociaux.
Le Rassemblement national, Debout la France et la France insoumise ont la très ferme intention de vendanger les raisins de la colère, et sont prêts à jeter le discrédit sur chacun des nouveaux leaders en émergence, en usant, pour s’en débarrasser, des plus vieilles ficelles politiciennes. Pour les deux versions du populisme, de l’extrême droite et de la gauche radicale, les « gilets jaunes » ne sont qu’une expression du dégagisme qu’ils portent et ne peut donc trouver de débouché politique naturel que vers les formes de révolution archaïque ou de nationalisme identitaire qu’ils représentent. Considérant que la révolte leur appartient, ils sont prêts à la confisquer.
La perte de repère du système politique,technocratique et médiatique
En lançant le grand débat national, le président de la République et le gouvernement ont dénaturé les principes de la démocratie participative, désespérant la Civic Tech française et même Chantal Jouanno, présidente de la Commission du débat public. Par une stratégie de labyrinthe, ils fabriquent des dédales censés épuiser le mouvement, tout en récupérant quelques-unes de ses idées, ou quelques mots clés, pour teinter de tempérances démocratiques ou populaires leur projet d’alignement sur une mondialisation supposée heureuse.
Derrière les vitrines du pouvoir et la personnalité vive, boulimique et hyperactive du Président, une curieuse mixture de strauss-khanisme et de sarkozysme bouillonne à petit feu. Elle puise dans les techniques de manipulation des grandes agences de communication, pépinières et refuges d’une génération de responsables politiques. L’objectif est de retourner le chaos à son profit, pour sauvegarder une vision du monde où le marché, l’économie et la société ne font qu’un, portée par un petit quart privilégié de la société française, soutenue par l’idéologie sûre d’elle de l’Inspection des finances, et inspirée par la pratique hors-sol de la Commission européenne.
Dans cette vision du monde, où la société liquide est à la fois un besoin et « tendance », les « gilets jaunes » sont assignés à n’être que les spasmes finaux de la décomposition de l’ancien monde.
Le point de non-retour déjà atteint, il ne resterait que quelques grumeaux à écraser dans la nouvelle soupe sociologique. Une société liquide ne saurait plus peser face aux marchés, placés en surplomb de manière quasi ontologique, substituts à la force structurante des croyances populaires anciennes.
Il est trop tôt pour prétendre savoir avec certitude si ces analyses cyniques sont pertinentes. Mais ce qui est évident, c’est que « le système » analyse la fragilité des « gilets jaunes » avec ses yeux, ses schémas, son assurance, et ses propres croyances. Il ne perçoit pas la force de ce mouvement, sa détermination, sa capacité de ré-enracinement. Habitué des analyses très distantes de ses think-tanks (Institut Montaigne, Terranova ou Jean-Jaurès), le système politique et technocratique traditionnel ne comprend pas l’intimité, la réalité charnelle du mouvement. Son équation d’analyse politique, mix des années 70 et 90, se résume de manière binaire, au pouvoir d’achat et à la communication politique.
Les leaders d’opinion n’ont pas vraiment humé l’air des ronds-points. Une proximité, empathique et modestement attentive au tissu humain, et donc sociologique, de ce mouvement, leur montrerait une captivante réalité : les êtres humains qui s’y retrouvent sont dotés, même si les mots leur manquent encore pour le dire, d’une conscience politique et d’une volonté propre très explicite. L’insistance à rester sur les ronds-points reflète une aspiration à se retrouver ensemble pour se réapproprier le bien commun.
Ces retrouvailles populaires ont cristallisé une prise de conscience, formation d’une vision collective commune qui ne va pas s’évaporer. Le pouvoir serait surpris de mesurer à quel point une froide patience anime les « gilets jaunes ». Derrière les quelques slogans d’une minorité excitée appelant à la démission du président de la République, se cache la ferme résolution d’une majorité nouvelle qui se sent forte. Son objectif, plutôt que de les forcer, est d’apposer des scellés sur les portes des palais gouvernementaux en attendant la fin du mandat présidentiel, et d’utiliser ce temps à se préparer à tourner la page, pour refonder économie et société.
La réappropriation démocratique et politique
L’injonction dégagiste émise par Emmanuel Macron et par Jean-Luc Mélenchon lors de la dernière campagne présidentielle s’accélère du fait de la propagation et du partage rapide de l’information sur les réseaux sociaux. Le mouvement des « gilets jaunes » précipite cette tentation dégagiste. Le RIC révocatoire est symptomatique de cette volonté. Produits de la société du jetable et du déchet qui éjecte à rythme accéléré toute chose avant qu’elle soit périmée, les « gilets jaunes » commencent même à « se jeter » entre eux : chaque fois qu’un « gilet jaune » s’approche de la sphère politique, il se voit lui-même menacé d’expulsion par une partie du mouvement, reflet d’une agglomération d’individus qui, tout en refusant d’être rejetés, rejettent aussi.
La société industrielle avait produit l’addition des personnes dans les masses et les classes, et les partis politiques s’y étaient calqués. La société de services a transformé ces personnes en individus consommateurs, « particules élémentaires » mis dans un mouvement brownien permanent, et le marketing politique, au gré de fausses alternances, s’y était adapté.
Pour rompre avec cette histoire, le mouvement des « gilets jaunes » est obligé d’inventer un nouveau modèle politique et social.
Pour y parvenir et construire sa légitimité, il doit franchir une étape de maturité, résister à la tentation du dégagisme et du jetable, et faire appel au ré-enracinement et à la réappropriation des fondements de la démocratie.
Ainsi, il pourrait espérer reconstruire la communauté de destin que l’on appelle République.
En son sein, des indices rassurants apparaissent : beaucoup de ceux qui l’habitent voient la société française comme un tissu fait de liens densifiés, plus pérennes que l’agir communicationnel des dirigeants politiques et économiques « aux affaires ». À présent, ils commencent à envisager de se donner du temps pour attendre leurs dirigeants « au coin du bois », en étant plus nombreux, plus patients et plus groupés que ces derniers peuvent l’imaginer. Ils espèrent un épuisement du pouvoir, et pour certains d’entre eux, un nouveau Parlement après un référendum. Mais ils intègrent aussi la possibilité d’une « longue marche ».
Une intelligence populaire au service de la subsidiarité
Le génie du mouvement des « gilets jaunes », c’est de vouloir explicitement rompre avec le mouvement de désagrégation des quarante dernière années, pour revenir aux fondamentaux de la société française : ceux qu’exprime Jean-Claude Michea lorsqu’il oppose la décence populaire (la « common decency » chère à Georges Orwell) des compagnons-ouvriers bardés de valeurs, d’engagement et de loyauté, à l’appétit vorace des « urbains hypermobiles et surdiplômés », qualifiés de nouveaux « versaillais de gauche et de droite » par le philosophe. Ces élites coupées du peuple, stipendiées par Christopher Lasch pour avoir trahi la démocratie, naviguent aisément dans la société liquide, peu engagées à servir malgré leur posture moralisatrice.
Tel est le message homogène et cristallin des « gilets jaunes », qui devrait résister à la diffraction du « grand débat », à tout le moins dans le cœur des Français. La plupart des porte-paroles du mouvement ont conscience de la responsabilité qui leur a été confiée de le porter. Mais ils tâtonnent dans leur manière d’agir, soumis aux pressions et aux risques de précipitation, sinon de manipulations.
Pour garder le lien, une part poursuit la protestation pour cimenter les revendications autour des manifestations de rue hebdomadaires. Parmi ceux-là, les leaders les plus charismatiques pensent que le cycle révolutionnaire doit aller jusqu’au bout, mais c’est au risque d’une table rase qui fasse le lit d’une société de l’ordre. Transformer la colère en putsch permanent serait la pire des voies, confortant l’inquiétant schéma d’« un arc à l’italienne », où les extrêmes brasseraient leurs idéologies dans un lien avec une bien inquiétante internationale. D’autres vont vers la construction d’outils en réseau, notamment digitaux, afin d’assurer l’ancrage et la pérennité du mouvement. Des assemblées citoyennes se structurent sur le territoire, décidées à occuper le terrain bien au-delà des actes hebdomadaires. Les ronds-points du cœur, imaginés par le groupe de Montargis, portent l’idée qu’entre l’État et le marché, des communautés fraternelles peuvent aider les plus faibles de manière concrète et pérenne. Un projet politique autour d’une fédération nationale tente enfin de s’ébaucher mais peine à trouver un positionnement lisible et accrocheur.
Face à la désagrégation de l’État providence, jacobin et colbertiste, l’enjeu central est peut-être l’apparition d’une nouvelle vision de l’État et de ses rapports à la société : un État modeste, appui d’une société de liens, en reconstruction.
Dans ce cas, le tissage patient des « gilets jaunes » peut infuser, et aurait alors de bonnes chances de durer. On ressent la volonté de construction d’une communauté de liens s’auto-organisant dans une subsidiarité vivante. « Réfractaires » assumés, les « gilets jaunes » les plus sincères, lucides et décidés se perçoivent comme le dernier obstacle avant le basculement définitif de la France dans la société liquide. Force présentée comme violente et destructrice, face aux trois forces « dégagistes » que sont La République en marche, La France insoumise et le Rassemblement national, le mouvement des « gilets jaunes » est ainsi la seule à ce jour encore potentiellement porteuse d’une volonté de reconstruction positive de l’édifice politique et social. Il faut donc s’attendre à une confrontation finale entre les « gilets jaunes » et ces trois forces, qui vont se faire alliées objectives et de circonstance pour éradiquer et récupérer le mouvement, ou le dénaturer.
La recherche difficile d’une traduction électorale
Les initiatives de liste européenne peuvent-elles décrédibiliser la générosité et la sincérité de l’élan initial ? « Par ici la bonne soupe ! Tellement pressé de dissoudre le surgissement d’une nouvelle lutte des classes dans le ciel de la lutte des places » a twitté André Bercoff de sa plume acerbe. C’est ne pas comprendre que la lutte des classes est dépassée. Les snipers du Rassemblement national ont déjà chargé leurs armes sur les réseaux sociaux pour abattre médiatiquement les porte-paroles audacieux des « gilets jaunes ».
Pourtant, la recherche d’un chemin identitaire n’est pas le ressort profond du mouvement des ronds-points, et les éléments de langage sur la trahison du peuple risquent de ne pas prendre. Une liste ou des listes européennes peuvent dès lors labelliser une nouvelle voie politique avant que la lave ne refroidisse. Pour cela il faudrait néanmoins se montrer capable de formuler les deux ou trois valeurs, positives, qui légitiment une démarche, se montrer apte à définir un sens et une perspective clairement énoncés. L’initiative serait stérile si elle n’était pas efficacement reliée à des mouvements de pensée économiques et intellectuels qui peuvent se montrer disponibles.
Enfin, les médias d’information continue risquent de rapidement transformer ces rebelles en vedettes de la téléréalité. Toute construction de liste sera ainsi difficile, fragile, et donc périlleuse. L’agenda européen n’est pas le plus important, et il est délicat de lancer une étape politique alors que le mouvement social n’est pas encore abouti.Qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, la tentative d’une liste aux élections européennes peut néanmoins avoir le mérite de poser un préambule, une pétition de principe : ce mouvement souhaite ouvrir une nouvelle voie politique, tracer un chemin entre les vieux schémas. Il est « en marche », miroir inversé du macronisme, potentiellement plus fort parce qu’appuyé sur les tréfonds de la société française. Cette affirmation est un gage en soit, quelle que soit l’issue de l’aventure. Elle a en outre la capacité de faire venir à elle certains abstentionnistes, en leur redonnant le goût de la politique. Mais rien ne dit que le prolongement du mouvement sera porté in fine par les « gilets jaunes » eux-mêmes. Finalement, peu importe le devenir de l’idée du RIC, le référendum d’initiative citoyenne, ou les fruits immédiats que portera une démarche électorale européenne. Les fondamentaux politiques d’une contestation coordonnée de la société liquide et de celle du jetable et du déchet sont posés. Il sera difficile de revenir en arrière. L’idée est lancée d’une nouvelle force politique centrale constituée comme une alternative, tant à la vision du nouveau monde qu’aux blocages suicidaires des extrêmes. Elle postule de l’attente de très nombreux Français, qui ne votent pour les deux extrêmes ou ne s’abstiennent que faute d’offres politiques qui les satisfassent. Le potentiel de rassemblement du mouvement va bien au-delà de l’échéance européenne, et même des ronds-points.
Le macronisme fut le diluant d’un vernis politique qui recouvrait une société émiettée.
Le post-macronisme a commencé, qui veut refonder une société faite d’engagement, de stabilité, de subsidiarité, de fidélité et de justice du quotidien.
Une nouvelle pierre roule : poussée par une vaste majorité de Français. Elle pourrait donc surprendre et amasser mousse
Régis Passerieux
Professeur à l’école des Hautes Etudes Internationales et Politiques (HEIP)
Et
Richard Amalvy
Consultant, affaires publiques, enseignant information et communication