La violence désentravée de la mondialisation techno-économique fait sans doute écran à l’essentiel. En dépit des apparences, qui plaident pour sa validité, la théorie dite du « choc des civilisations », due à l’une des figures de proue de la droite conservatrice américaine des années 1990 et 2000, le politologue Samuel Huntington, est à la fois inexacte et dangereuse.
Inexacte, car elle méconnaît la persistance et l’œuvre silencieuse, derrière les affrontements les plus commentés – « Occident vs. Islam », « Occident vs. Russie » etc. – de véritables processus d’hybridations, qui déjouent les affrontements binaires : même s’il existe, trente ans après la chute du Mur de Berlin, et l’effondrement du monde né de la guerre froide, des clashs « civilisationnels », il n’est pas vrai que les cultures qu’ils mettent aux prises soient autant d’entités compactes et incompossibles, autant de blocs faits d’une seule matière : le « monde musulman » lui-même est parcouru de mouvements contraires qui rendent profondément inopérant l’essentialisme de Huntington, son approche « continentalisée » et fixiste.
Dangereuse, aussi. Car, le fatalisme et le déterminisme de Huntington nourrissent les guerres et les crimes de masse – au lieu de les désamorcer. Surgie de l’humanisme de la Caraïbe francophone, toute l’œuvre d’Edouard Glissant, disparu il y a plus de dix ans, se sera en quelque sorte employée, poétiquement tout comme géopolitiquement, à déjouer les impasses du huntingtonisme. A en désactiver le potentiel dévastateur, sous l’œil glacé du Capital planétaire et de son Gestell technicien.
La pensée de Glissant, dont le philosophe et musicologue Aliocha Wald-Lasowski est devenu l’un des plus stimulants exégètes et interprètes, livre, pour cette raison, des ressources contre les logiques mortifères de la mondialisation et ouvre de véritables voies de traverse pour imaginer une autre mondialité. Comme l’écrit Wald-Lasowski, dans l’incipit de son nouvel essai, Sur l’épaule des dieux1, « par son approche du sensible, qui renouvelle la culture et les idées, la philosophie de la relation, développée par Edouard Glissant, s’inscrit sur trois fronts : nommer la violence de l’histoire, viser une pensée de l’utopie et dire la beauté fragile du monde ».
L’année dernière, l’universitaire avait déjà consacré à la poétique de Glissant et à ses « poécepts » un exercice d’admiration très fouillé à lire en regard, Déchiffrer le monde.
Dans la plupart des agoras, donc dans une majeure partie du débat public contemporain, l’ultra-simplification polémique est, désormais, de mise.
Comme un code culturel inesquivable. Cette hostilité de principe aux opacités du complexe alimente en carburants idéologiques des visions, tout ensemble, manichéennes et guerrières. Hémiplégiques et homicides. Verrouillant une cage d’acier discursive dont il est très difficile de sortir.
Identité-rhizome vs. identité-racine
Résumons cette montée aux extrêmes aliénante, à laquelle Wald-Lasowski consacre des pages lumineuses dans Déchiffrer le monde2. D’un côté, nous trouvons un néo-indigénisme enclin à réécrire toute l’histoire républicaine de la France comme celle d’une oppression indiscriminée à l’endroit des peuples colonisés et de leurs descendants ; de l’autre, un tribalisme identitaire xénophobe, inspiré par les nouveaux paradigmes idéologiques des extrêmes droites, qui dérive largement de l’acclimatation à l’Hexagone du huntingtonisme, et qui refuse par principe d’accorder la moindre légitimité à la double mémoire des zébrures du colonialisme et des crimes de l’esclavage.
Glissant desserre heureusement cette tenaille asphyxiante. Car, dès Le discours antillais, notamment, il a pensé une vérité des « surgissements » contemporains à l’opposé de ces deux prêt-à-penser caricaturaux. Wald-Lasowski a raison de nous mettre d’ailleurs en garde contre la tentation d’enfermer notre lecture de l’œuvre de Glissant dans le cadre trop étroit d’une herméneutique politique : si son devancier Aimé Césaire fut bien, et avant tout, résolument engagé dans la Cité et ses querelles, avec sa voix « faite de volcans et d’éruptions », Glissant, lui, s’insère davantage dans la catégorie rare des poètes qui pensent et des penseurs qui poétisent. « J’appelle Tout-Monde, a écrit Glissant dans son Traité du Tout-Monde (1997), notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la vision que nous en avons. »
Le Tout-Monde, comme Wald-Lasowski le souligne, est moins tant un système nouveau – qu’une manière de décaler notre vision et de renouveler notre regard sur l’être.
Aux antipodes des identités qui asservissent, dans une complicité avec ces « identités-rhizome » qui jettent, chaque jour davantage, l’être humain vers l’altérité.
Au bord de l’abime
Mais justement. Un homme hanté par les crises multiples, sanglantes de notre ère contemporaines ; un sismographe inquiet et prophétique, dont le souci semble avoir été de créer des formes d’une éclatante beauté – dans l’espoir, à une heure cruciale où le monde courrait le risque de se décomposer en monades privées d’échange, de réinventer la Relation : tel apparaît, à la lumière tremblante de Déchiffrer le monde, Edouard Glissant. Wald Lasowski rappelle son horizon d’inquiétude essentiel, affleurant déjà dans Faulkner, Mississipi : « Nous sommes au moment où se délite une harmonie indivisible du monde ».
Est-ce parce que, face au péril, « croît aussi ce qui sauve » ? Dans Sur l’épaule des dieux, Wald-Lasowski montre de la façon la plus convaincante comment Glissant a déployé son utopie face aux formes de violence secrétées par notre monde moderne ; comment il a inventé, à la fois, une poétique et une philosophie des formes symboliques, non sans liens avec celle du néokantien Ernst Cassirer, portée par l’urgence de la réconciliation : « L’attachement poétique aux paysages, chez Glissant, favorisant un renouveau de l’imaginaire, s’inscrit dans la conscience de la diversité des relations, au cœur de ce qu’il appelle le Tout-monde ».
Ce concept désigne précisément « un monde où les êtres humains, les animaux, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle ».
Là où l’ordre implacable du monde favorise la disjonction et la division, Glissant insiste sur la jonction, sur les points de jonction, sur la reliance, sur les interférences heureuses : « Sensible aux lieux fragiles et uniques, la pensée des archipels de Glissant aborde le monde par la mosaïque des relais, opposée à un bloc totalisé, continentalisé, monolithique ». Le propre de la création artistique, telle que Glissant nous la donne à penser, c’est qu’elle détotalise l’univers et recrée de la relation entre des hommes très divers que beaucoup de choses séparent : « Le poète philosophe, poursuit l’auteur de Sur l’épaule des dieux, a l’intuition que les arts ne sont pas seulement une émotion, mais un vertige à l’état brut, un émerveillement imprévisibles qui se dégagent des paysages du monde et laissent dévoiler, sans les révéler complètement, les beautés de la relation ». Tous ceux qui ont eu le privilège de croiser, ne serait-ce qu’une fois, dans leur vie, le fondateur de l’Institut martiniquais, ne peuvent que souscrire à l’image, osée par Wald-Lasowski, de « chaosthétique ». Chaosthétique ? Oui, parce que la réflexion de Glissant sur les arts, musique et peinture, notamment, ne converge pas vers « une esthétique unifiée et lisse » mais débouche sur une « chaosthétique mêlée et ouverte ». Wald-Lasowski parle de «la vibration polyphonique des diversités » qui passe par « l’oscillation et la déambulation, l’opacité et la pluralité, le déferlement et le brisement ». Qu’est-ce à dire ? Une autre image doit être convoquée à ce stade : « Sur le lac majeur, entre le Piémont et la Lombardie, une séance du séminaire pour le cycle Ekphrasis (…) réunit artistes, poètes et philosophes à la Fondation européenne du dessin, les 17 et 18 juillet 2004. A cette occasion, (…) Edouard Glissant compare la pensée du tremblement au vol de milliers d’oiseaux sur un lac d’Afrique ou des Amériques. » Par-delà la splendeur de la métaphore, « l’image du tournoiement de ces essaims dans le ciel pourrait illustrer la conception que Glissant se fait de l’art (…) A travers les imaginaires de l’archipel, le penseur de la créolisation fait entendre une partition inattendue du réel, tout en ritournelles, puissantes et légères, qui renouvellent les rythmes du monde ».
Du geste chaosthétique
Dans des chapitres lumineux et illustrés de nombreux exemples, Sur l’épaule des dieux rappelle comment, en succombant à l’éclectisme de ses curiosités et de ses engouements, le poète a œuvré aussi pour que « la démarche esthétique classique cède le pas ». En l’occurrence, « le savoir rationnel des formes et le traditionnel discours sur le beau se réinventent par lignes de force en créolisation, constellation hybride de traversées et d’échappées. ». Ainsi, « la créolisation laisse découvrir de nouvelles expressions, subjectives et bouleversantes, infimes et puissantes ». Le jazz est l’une, et non des moindres, de ces « constellations hybrides », car le blues, le rag time et le be-bop, sans oublier le hip-hop ou le rap, improvisent « d’autres mondes auditifs possibles ». Et de citer la puissance d’altération qui résonne dans les solos expérimentaux du saxophoniste David Boykin, le jeu d’hybridation par le cut and mix, dans le flow du Djung hip-hop, ou encore le polymorphisme du free jazz, sans oublier l’improvisation libératrice du blues impulse.
La terre inquiète et le visage des suppliciés
En matière picturale, comment se dessine la « chaosthétique ? L’amateur éclairé qu’a été Edouard Glissant n’a jamais lésiné sur ses généreuses admirations, notamment à l’égard d’artistes issus des monde sud- et méso-américains, que Wald-Lasowski analyse avec une méticuleuse exhaustivité.
Par la place créatrice unique qu’il occupe dans l’univers caribéen, le poète a offert une réception enthousiaste à un artiste cubain, ami de Picasso comme de Césaire : Wilfredo Lam. On peut même dire que l’auteur du Tout-Monde a fait figure de pièce-maîtresse dans les espaces de transfert entre la peinture de Lam et l’écriture qu’elle inspire.
Glissant, comme le rappelle Wald-Lasowski, s’est transmué en maintes occasions en critique d’art. Décuplés par l’amitié mutuelle qui les unissait, des vases communicants se sont établis entre les idées du poète et les images de Lam. C’est au tout début des années cinquante qu’ils firent connaissance. Après 1952, initiant un processus d’expansion de ses capacités expressives, Lam s’est lancé avec passion dans la production de gravures, parallèlement à des peintures murales, à des céramiques et à des sculptures. Glissant et Lam, ensuite, ont conçu ensemble un album, La Terre inquiète, comprenant des textes du poète et des lithographies du peintre, point de départ d’une interaction particulièrement fructueuse entre les deux artistes. Plus tard, Lam sera chargé d’illustrer des couvertures de magazines dirigés par le poète martiniquais (comme Le Courrier de l’Unesco) ou de prêter son pinceau à certaines éditions du Discours antillais. Glissant le soulignera dans son article, « Lam, le vol et la rencontre » : le point décisif fut, pour lui, la contribution du « transmuteur du haut ciel » à la réhabilitation de l’héritage « négro-africain », dans un horizon d’intervention et de réinvention rendu possible par un nouvel âge de la « Relation mondiale ».
A la lumière du très beau livre de Wald-Lasowski, une constance se dégage au travers des prédilections esthétiques très hétéroclites de Glissant, élargies à beaucoup d’autres artistes, le sculpteur cubain Agustín Cárdenas, le peintre argentin Antonio Seguí ou le trompettiste de jazz martiniquais Jacques Coursil : donner sa chance à une attention soutenue à l’altérité et à son essentielle opacité, dans l’espérance assumée de féconder, sur les ruines d’une mondialisation prédatrice, une autre mondialité, capable enfin de restituer leur humanité perdue et déniée aux visages suppliciés de toutes celles et ceux qui ont souffert en silence : aux « vaincus de l’histoire » chers à Walter Benjamin.
Alexis Lacroix
Essayiste et historien des idées