Le sous-titre de l’ouvrage, Le déclin du chef politique en France, ne laisse nul doute sur l’enquête qui est menée par Philippe Guibert dans son essai. La Ve République, régime qualifié par la gauche de « monarchie républicaine », est depuis de Gaulle le lieu de la disparition progressive du chef, de son empêchement, « enfermé, pour ne pas dire enchaîné comme Gulliver, dans une position en apparence confortable mais en réalité illusoire – une majorité formelle, sans grande attache dans le pays ».
Le premier chapitre s’ouvre ainsi sur une querelle séculaire, nouée autour du statut du chef, et mise en lumière par une citation de Régis Debray, extraite d’Éclats de rire : « Deux choses menacent une société : le chef et l’absence de chef. Comme on se retourne dans son lit pour trouver la bonne position, on va et on vient entre ces deux inconvénients, chacun se présentant comme le remède à l’autre. Pour l’instant, chez nous, c’est l’éclipse qui fait soucis. Elle peut donner de vilaines tentations. » Une querelle droite-gauche en quelque sorte… D’un côté, le besoin d’autorité, de l’autre, le « refus de l’argument d’autorité ». Une querelle dont l’auteur exhume les racines en 1789, voire même un peu avant, lorsqu’il cite Joseph de Maistre : « En affranchissant le peuple du joug de l’obéissance […], elle déchaîne l’orgueil général contre l’autorité, et met la discussion à la place de l’obéissance », pour en questionner le vocable « elle ». Qu’est-ce que ce « elle » ? « La Révolution française ? la gauche ? Non mais c’est tout comme : il s’agit de l’hérésie du XVIe siècle, la Réforme protestante ». La problématique de l’autorité se noue, sans surprise, autour du pilier de la transcendance, ce que le même Joseph de Maistre confirmera quelques lignes plus loin en définissant le cadre idéel de l’imperium : « Lorsque la Providence a décrété la formation plus rapide d’une constitution politique, il paraît un homme revêtu d’une puissance indéfinissable : il parle et il se fait obéir […]. Ces législateurs, même avec leur puissance extraordinaire […] ne s’exécutent qu’au nom de la Divinité. » Le cadre historique est posé !
Le grand vent de sécularisation qui a soufflé sur la France depuis cette époque – pas si lointaine, finalement – a cependant considérablement transformé le questionnement. L’homme providentiel, le « « sauveur » avec sa mystique empreinte de religiosité» cède peu à peu le pas à « l’élu légitime », puis à un président en crise continue, souvent minoritaire, contraint par les transformations de la société, et l’irruption des médias – télévision d’abord, réseaux sociaux ensuite – à abolir à la séparation entre public et privé, à devenir, « malgré lui », c’est-à-dire par l’intermédiaire de facteurs multiples : institutionnel, économique, culturel, et surtout numérique, un populiste, voire un « manager-urgentiste ». Le visage de l’actuel Gulliver enchaîné se dessine au fil des pages.
Une question demeure : Dans un monde libéral globalisé que deviennent les « derniers avatars du chef », le « caractère, le prestige, l’idéal » ? Quid du charisme ? Quid des caractéristiques du Prince que l’humanisme florentin, par la voix de son Secrétaire de chancellerie, Nicolas Machiavel, avait érigées au rang de vertus ? Car à ce stade de l’ouvrage, Philippe Guibert nous a convaincu de la nécessité du chef. Reste à découvrir comment un tel homme, ou une telle femme, peut incarner aujourd’hui cette nécessité indépassable, celle du commandement politique
Frédéric Saint Clair