Davantage encore que celle d’un président réformateur, c’est l’image d’un homme courageux que dresse Pierre Albertini dans son ouvrage consacré à Valéry Giscard d’Estaing, celui qui fut en 1974 le plus jeune président de la Ve République. Il était alors âgé de 48 ans.
Par petites touches et avec cette méthode rigoureuse que n’aurait pas reniée le troisième président de la Ve République, le professeur émérite de droit constitutionnel, qui fut aussi maire de Mont-Saint-Aignan puis de Rouen, évoque Giscard « ce président qui osa ». Il rappelle que Giscard fut effectivement un chef d’État qui osa dépasser ses origines, son milieu social et culturel qui le destinaient naturellement à une forme de bien-séance et de conservatisme ; il osa se montrer fidèle, après son élection, à la mise en œuvre consciencieuse des promesses déclinées pendant une campagne rythmée ; il osa braver parfois sa majorité avec la volonté de mettre en pratique ce mantra proclamé quelques années plus tôt, le 8 octobre 1972 : « la France veut être gouvernée au centre » ; il osa se montrer fidèle à une philosophie de l’action décrite dans son ouvrage Démocratie française publié en 1976, présenté par l’auteur comme « un exercice unique, d’un dirigeant en fonction, qui explique en temps réel l’ambition présidentielle ».
L’ouvrage prend des allures d’inventaire pour évoquer la puissance réformatrice de ce septennat singulier qui ambitionnait de moderniser la France sans la brusquer. Il confronte une liste impressionnante de changements à toute une série de problématiques : les libertés publiques, la question des inégalités sociales, la question de la préservation de l’environnement et du patrimoine et enfin l’amélioration du bien-être des Français.
Pierre Albertini, qui a entretenu pendant plus de vingt ans une relation privilégiée avec Giscard, nous replonge dans une époque où la France était partagée entre deux blocs sensiblement égaux et où la droite parlementaire était dominée par les gaullistes, réduisant drastiquement la marge de manœuvre de l’ancien président de la République. Il décrit un homme atypique, d’une intelligence fulgurante et analytique impressionnante, mais aussi capable de surprenantes naïvetés ou excès de confiance, notamment dans sa relation avec Jacques Chirac. Il se remémore un Giscard naturel et spontané, mais aussi formidablement attentif à son image et qui pouvait être déconcertant. Il raconte un président toujours soucieux de privilégier la recherche du consensus à l’affrontement, au risque parfois de manquer d’audace en termes de stratégie politique, renonçant par deux fois en 1974 puis en 1976 à une dissolution qui lui aurait assuré une conduite plus aisée de l’action.
Si l’ouvrage n’élude pas certains renoncements, comme l’instauration du quinquennat ou encore l’instauration d’une dose de proportionnelle, il donne le tournis par l’ampleur des actions menées à terme en l’espace de cet unique septennat. Chez Giscard, l’exercice du pouvoir a été précédé d’une longue préparation au pouvoir et la volonté est à plusieurs reprises soulignée par l’auteur de s’efforcer de réaliser les engagements pris avant sa prise de fonction.
Parmi les points marquants de son action soulignés par Pierre Albertini, on retiendra bien sûr une politique volontariste de lutte contre les discriminations envers les femmes : le droit à l’interruption volontaire de grossesse est connu et fut la première victoire notable sur son camp politique. L’auteur rappelle que Giscard fut aussi l’homme du divorce par consentement mutuel, à une époque où le divorce pour faute et adultère faisait l’objet d’un traitement différent, selon que la charge était portée par l’épouse ou par son conjoint ; il instaura l’allocation de parent isolé qui profita essentiellement aux femmes, l’allocation de rentrée scolaire et fut un militant acharné de l’égalité professionnelle.
L’autre grand volet largement décrit par l’auteur tient à la pratique des institutions et à leur évolution. Valéry Giscard d’Estaing fut le promoteur d’une démocratie apaisée, adulte, dans laquelle le calendrier électoral a été strictement respecté, une démocratie fondée sur un respect scrupuleux des droits du Parlement, considéré comme le lieu privilégié du débat public. Pierre Albertini insiste sur l’importance de l’instauration des questions au gouvernement et souligne la révolution qu’a constitué l’élargissement du droit de saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ou sénateurs.
Le panorama est impressionnant : si Pierre Albertini reconnait que Giscard n’a pas réussi à gouverner avec deux Français sur trois, il retient que son septennat n’a connu aucune secousse sociale et aucune déchirure. C’est en réalité toute une époque que nous revivons à travers ce retour cinquante années en arrière : une époque où réformer était possible et où le respect de la parole donnée était une valeur, une époque où les dirigeants politiques pouvaient prétendre au titre d’hommes d’État.
Geneviève Goëtzinger