Le 8 janvier 1959, la Cinquième République, fondée par les Français qui avaient massivement (83 %) approuvé sa Constitution au référendum du 28 septembre 1958, débutait. Le général de Gaulle, accueilli à l’Elysée par le président Coty, en devenait le premier président ; le 9, il nommait Michel Debré Premier ministre ; le 15, il faisait lire un message au Parlement. Nombre de commentateurs pensait alors que « la Cinquième », voulue par le Général, ne lui survivrait pas. Or soixante-cinq ans plus tard, elle est devenue le régime politique français le plus long depuis la Révolution puisque la Troisième République, établie en 1875, s’était effondrée en 1940. De Gaulle qui avait réfléchi et réagi à ce désastre, avait vu aussi, en mai 1958, la Quatrième République tomber, minée par la crise algérienne et l’instabilité de ses gouvernements (22 en douze ans). C’est pourquoi lorsque le président Coty avait appelé à Matignon « le plus illustre des Français », celui-ci avait posé une condition : une nouvelle constitution.
Quels étaient les principes de ce nouveau régime ?
Le premier principe était celui de la démocratie : la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exprime par deux voies, l’élection de ses représentants et le référendum. Le référendum, écarté par la Troisième République en réaction aux plébiscites du Second Empire, limité aux révisions constitutionnelles sous la Quatrième, donne au peuple le droit de voter certains projets de loi à la place du Parlement.
La démocratie porte les valeurs de la Nation : la Déclaration des droits de 1789 et le Préambule de 1946 sont intégrés à la Constitution.
Le deuxième principe était celui de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif est séparé du pouvoir législatif, tous deux distincts de l’autorité judiciaire. Le pouvoir exécutif est caractérisé par une division entre Président et gouvernement, le pouvoir législatif entre Assemblée nationale et Sénat (rétabli) et la justice entre les ordres judiciaire et administratif.
Le troisième principe était celui d’un Président arbitre, élu pour sept ans. Rompant avec la conception de chefs de l’État inaugurant des chrysanthèmes et dont l’influence se bornait à proposer à l’Assemblée un chef du gouvernement, la Cinquième République institue un président fort : il n’est plus l’émanation du Parlement, il choisit librement le Premier ministre, il peut soumettre un projet de loi au référendum, il peut dissoudre l’Assemblée nationale sans l’accord d’un autre organe, il est chef des armées, il peut en cas de crise grave exercer des pouvoirs exceptionnels, il a l’initiative de la révision de la Constitution.
Le quatrième principe était celui du régime parlementaire. Nommé par le Président, le gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la Nation » est responsable devant le Parlement : l’Assemblée nationale peut renverser le Premier ministre par une motion votée à la majorité de ses membres. Mais le Parlement est dorénavant corseté par les règles du « parlementarisme rationalisé » : ses membres ne peuvent plus être en même temps ministres, ses sessions sont limitées dans le temps, la loi ne peut plus régir tous les sujets – le gouvernement a un large champ d’intervention : le domaine réglementaire -, le droit d’amendement est restreint, le Premier ministre peut demander à l’Assemblée de voter seule la loi en cas de désaccord avec le Sénat.
Et l’article 49.3, inspiré par les dirigeants de la Quatrième République (Coty, Gaillard, Mollet, Pflimlin, Pinay), permet au gouvernement, s’il engage sa responsabilité sur un texte et n’est pas renversé par l’Assemblée, d’en obtenir l’adoption.
Le cinquième principe était celui de la primauté effective de la Constitution. La création du Conseil constitutionnel dote la République d’une instance chargée de veiller à son bon fonctionnement : contrôle des élections présidentielles et parlementaires ainsi que des référendums ; résolution des différends entre gouvernement et Parlement lors de l’élaboration des lois ; vérification, lorsqu’il est saisi, de la conformité des dispositions d’une loi votée à la Constitution.
Enfin le dernier principe était celui de subordination de l’administration au pouvoir politique : « le Gouvernement… dispose de l’administration ». La Constitution fixe ainsi la principale liste des fonctionnaires nommés à la discrétion du gouvernement, les missions des préfets et l’obligation faite à tout agent public de rendre compte à la société.
Comment ce régime a-t-il évolué ?
Sous l’influence de huit présidents et après vingt-quatre révisions qui ont notamment fait entrer dans la Constitution la participation à l’Union européenne (1992), l’égalité des femmes et des hommes (1999) et la Charte de l’environnement (2005), le texte et la pratique d’origine ont été sensiblement infléchis.
En conséquence de son « oui » au référendum de 1962, le peuple a élu le Président de la République à onze reprises ; après le référendum de 2000, il fait ce choix tous les cinq ans. Le corps électoral, ouvert aux jeunes de 18 à 21 ans (1974), désigne aussi ses députés au Parlement européen (1979). Les sujets possibles de référendum ont été étendus aux réformes économiques, sociales (1995) et environnementales (2008) ainsi qu’à l’adhésion d’un État à l’Union européenne (2005), mais après le « non » au 9ème référendum (2005) le peuple n’a plus été consulté par cette voie. Le baroque référendum d’initiative partagée (2008) permet à 10 % des électeurs d’être co-auteurs d’une proposition de loi.
Le Président de la République a confirmé sa primauté dans l’État.
Il définit la politique étrangère et, aux côtés principalement de chefs de gouvernement, représente la France au Conseil européen. Tirant sa légitimité de son élection au suffrage universel direct, il s’efforce de réaliser son programme en l’imposant au gouvernement et à sa majorité. Désigné depuis 2002 quelques semaines avant les députés et pour la même durée, il est davantage enclin à gérer le temps court.
Le Sénat a été affermi par le « non » au referendum de 1969. Les deux chambres du Parlement ont été revigorées par les questions d’actualité (1974), la session unique (1995), le droit de l’opposition de partager l’ordre du jour, le développement des commissions d’enquête et des résolutions, la faculté des commissions permanentes d’empêcher certaines nominations présidentielles, le contrôle des opérations extérieures, les missions d’évaluation (2008).
Leur rôle est encore plus visible lorsque l’Assemblée nationale ne compte pas de majorité absolue (1988, 2022).
L’indépendance de l’autorité judiciaire a été accrue : les deux plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire président désormais (2008) le Conseil supérieur de la magistrature qui choisit lui-même les conseillers à la Cour de cassation, les premiers présidents de cour d’appel et (1993) les présidents de tribunal judiciaire.
Le Conseil constitutionnel, par la révision ouvrant à l’opposition parlementaire la faculté de lui déférer une loi votée (1974) et celle le faisant juge des questions prioritaires de constitutionnalité posées par le justiciable (2008), s’est installé comme protecteur des libertés.
Le gouvernement a plutôt perdu en puissance, en partie en raison de la création d’autorités indépendantes, de l’intégration européenne et de la décentralisation. Le Conseil constitutionnel a admis que la loi empiète sur le règlement (1982). Mais surtout les Premiers ministres, pour la plupart en accord politique avec le Président, ont exécuté les instructions de plus en plus précises de celui-ci ; à l’exception de G. Pompidou (1962), ils ont présenté leur démission non parce qu’ils avaient été renversés par l’Assemblée mais au moment où le chef de l’État le voulait. Au Parlement depuis 2008, le projet de loi examiné en séance n’est plus le texte du gouvernement mais celui adopté en commission ; le Premier ministre ne peut plus déclencher l’article 49.3 qu’à propos des lois financières et pour un seul autre texte par session. Toutefois le gouvernement recouvre sa mission constitutionnelle lors des cohabitations : les présidents Mitterrand et Chirac, au lendemain de l’élection d’une Assemblée nationale qui leur était opposée (1986, 1993, 1997), en appelèrent à la stricte application de la Constitution.
La Constitution de la Cinquième République a accordé à ses dirigeants les moyens d’affronter des circonstances et crises variées : indépendance des États africains, guerre d’Algérie, putsch des généraux, événements de mai 1968, départ du général de Gaulle, opérations extérieures, alternance de 1981, cohabitations, affrontements en Nouvelle-Calédonie, crises financières, attentats terroristes, mouvement des « gilets jaunes », pandémie de Covid, … A chaque fois l’État a tenu, et la France a cessé d’être regardée comme un pays boulimique de constitutions.
Patrick Gérard,
Agrégé des facultés de droit,
Conseiller d’État,
A publié en 2023 un Dictionnaire de la Constitution (LexisNexis).