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dans Hors série HEIP, Politique

« Il y a un lien étroit entre la crise de la représentation et la métamorphose de l’espace public »

Pierre MussoStéphane RozèsParPierre MussoetStéphane Rozès
11 juin 2021
Illustration foule

Dans un long entretien qu’il nous ont accordé, le docteur en sciences politiques Pierre Musso et le politologue Stéphane Rozès échangent sur la notion d’espace public, son évolution à travers les siècles et le rôle joué par sa transformation dans la crise de la représentation.

Revue Politique et Parlementaire – Comment définiriez-vous la notion d’espace public ?

Pierre Musso – La notion est complexe et on peut dire que c’est un polysème. Le référent c’est l’espace public au sens d’Habermas qui est lié à la construction de la démocratie représentative au XVIIIe siècle. Son sens a beaucoup évolué depuis 1765 date à laquelle fut créée la notion par l’écrivain et juriste autrichien Joseph von Sonnenfels. Aujourd’hui on parle d’espace public au singulier et des espaces publics au pluriel, c’est-à-dire de lieux physiques. La notion contemporaine s’inscrit au carrefour entre la notion de territoire, d’espace, de lieu dont l’origine est la place publique de la Grèce antique et l’idée d’un débat libre et argumenté. C’est la combinaison de la mise en scène publique où jouent les émotions et l’espace de la critique libre et rationnelle.

Cette notion n’a cessé d’évoluer et de s’enrichir. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle on assiste à la montée des libéralismes sur le plan économique et politique convergeant dans la critique de l’absolutisme étatique monarchique. Pour Habermas, l’espace public à cette période, c’est l’espace du débat argumenté dans les salons élitaires bourgeois, mais c’est en même temps un lieu de rencontre, de sociabilité et de mise en scène de soi. Il s’agit de refuser la censure au profit du libre débat éclairé. Un adage au XVIIIe siècle affirme que l’opinion publique est « la reine du monde », en tant qu’elle est un contrepoids au pouvoir politique. Au début du XIXe siècle, la notion s’enrichit avec le développement de la presse et l’émergence de l’idée d’un public, celui que forme le lectorat cultivé. Il y a déjà une certaine confusion entre l’espace public, et le public au sens générique. L’idéal typique de l’espace public tel qu’il est formulé à l’époque c’est que la société pourrait s’autoréguler par le débat public. Après 1848, la notion va encore évoluer avec le concept de publicité pris dans le sens économique, notamment chez Marx. La notion est alors dépolitisée par l’économie. Ainsi on associe l’espace public, le public et la publicité. Au XXe siècle c’est essentiellement dans le champ des médias et de la communication qu’est censé s’exprimer et s’institutionnaliser l’espace public.

RPP – Faut-il distinguer espace public et espace médiatique ?

Pierre Musso – L’espace médiatique, avec le développement de la presse grand public, forme une grande partie de l’espace public mais ce n’est pas le seul, il y a également un espace public institutionnel multiforme et surtout les espaces publics de la société civile. Si l’espace médiatique a triomphé au XXe siècle avec la presse, la radio et la télévision, au début du XXIe siècle c’est avec l’Internet et les réseaux sociaux que se déploie un nouvel espace public à l’échelle mondiale qui fait s’hybrider les formes antérieures. On avait assisté au XXe siècle à une translation de l’espace du débat rationnel argumenté vers un espace de la consommation culturelle de masse comme l’a souligné Habermas.

Désormais se développent la captation continue de l’attention par les écrans et la privation de sens.

C’est pourquoi je parlerais, comme Bernard Noël, de « sensure » avec un « s ». À l’origine l’espace public visait le refus de la censure par la libre critique, aujourd’hui il se présente souvent comme son inverse, une privation de sens par l’exaltation des émotions et la mise en scène de soi.

Stéphane Rozès – Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, on peut également interroger les relations entre l’espace public, le politique et la technique. Les espaces publics sont les lieux d’échanges, de confrontations, de croyances, de ressentis, d’opinions, d’idéologies de ses membres. Le politique est ce qui tient ensemble un peuple dans ses diversités et ses contradictions. Les techniques sont des façons de faire qui modèlent les rapports des peuples à la nature, l’économie et les rapports sociaux.

Il y a toujours eu des formes d’autonomie entre les espaces publics, le politique et les techniques. Mais ces trois domaines étaient encastrés dans la cohérence de l’Imaginaire de leurs peuples, leurs façons d’être et de faire qui leur permettent de s’approprier le réel, de maîtriser collectivement leurs destins.
Selon les régimes d’historicité, les relations entre espace public, politique et technique ont profondément évolué.

Pour les Anciens, le passé fait le présent. Dans leurs Sociétés le « bon » du théologico-politique prévaut sur le « juste » de l’espace public et « l’efficace » technique.
La légitimité est du ressort de la verticalité descendante celle de la théocratie, du souverain héréditaire, relayés par le scribe, philosophe antique, prêtre, moine, qui ont le monopole du livre, de la Vérité et de leurs transmissions. Les espaces publics : agoras, assemblées, rites et monastères en dépendent. Ils sont, avec des techniques rudimentaires, encadrés ou relégués par le politico-religieux ou le philosophe en surplomb.

Avec la modernité, c’est la perspective du futur qui fait le présent. Le « juste » des espaces publics : ces lieux de conversations que sont les marchés économiques, les cours royales, salons philosophiques, loges maçonniques, les cris, clabauderies et disputes de rues, manifestations, réunions publiques vont façonner le « bon » du politique : de la monarchie à la démocratie parlementaire.

L’espace public est décuplé par « l’efficace ». Car les techniques, leurs innovations sont indexées sur des représentations mentales et culturelles par le politico-religieux et les échanges au sein des espaces publics. Ainsi Gutenberg doit, avant d’inventer l’imprimerie, penser la possibilité même et légitimité de son entreprise de diffuser en langue vernaculaire des Bibles au plus grand nombre de sorte que chacun, en contournant les moines copistes et les prêtres, en fasse son expérience et interprétation et noue un lien personnel, direct avec Dieu.

La légitimité demeure verticale mais ascendante. « Le souverain interprète le spectacle du peuple » disait Hobbes. Les espaces publics sont ces lieux de spectacles de disputes communes avec la quête de la juste Raison façonnant l’Esprit public puis les opinions publiques. En leur sein, chaque opinion, nonobstant sa justesse, devient également légitime en démocratie. Les techniques qui irriguent les marchés capitalistiques, la presse, le marketing, les sondages vont accélérer la prévalence et visibilité de l’opinion publique.

L’espace public, le politique et la technique, quoiqu’autonomes, cheminent ensemble avec le Progrès comme ligne de fuite.

Avec la postmodernité, c’est dorénavant le présent qui fait le présent. Les cohérences anciennes entre espace public, politique et technique, aux temporalités synchronisées, se rompent. La technique, la Tech comme phénomène systémique du numérique, prend son envol. Elle se désencastre des communautés humaines qui précédaient les techniques pour remodeler par le bas les individus. Son « efficace » hégémonie impose son rythme et ses modalités au « juste » de l’espace public devenu réticulaire, au « bon » du politique devenu gouvernance et à toutes les sphères de la Société ; financières, économiques et sociales.

La Tech embarque les Sociétés dans des innovations permanentes ignorantes de la commensurabilité du Progrès. Dans le débat public : la prévisibilité se substitue au souhaitable, l’émotion comme nouvel équivalent général se substitue à la raison, la technique au politique.

La question des effets de l’absorption totale des espaces publics et du politique par la Tech dépend en dernière instance de ce qui est à l’œuvre dans le cours des choses et l’Histoire. Ma conviction est que si en 20 ans seulement la Tech s’est universalisée jusqu’aux espaces publics réticulaires, alors que les précédentes révolutions techniques et industrielles avaient pris entre 100 et 150 ans pour se déployer, ce n’est pas en vertu de ses magies techniques, cybernétiques, intelligence artificielle, algorithmes et data. C’est qu’elle a été précédée par une lente bifurcation de nature politique du libéralisme vers son envers le néolibéralisme. Cette inversion fait que la technique et les marchés ne sont plus des moyens pour les Sociétés mais des processus autoportés dans lesquels les individus se trouvent embarqués de facto, dans des servitudes volontaires par les GAFAM.

La globalisation néolibérale, la déterritorialisation du capitalisme financier, les gouvernances mondiale et européennes en déconnectant les lieux de décision de la souveraineté populaire et nationale au nom de la prévalence de l’efficacité immédiate, et de la nécessité de s’adapter, ont laissé l’individu, privé d’avenir, désemparé et isolé. Dorénavant, il veut être au monde avant même de le comprendre, face à des classes dirigeantes ne voulant non plus le construire mais s’y adapter en profiter ici et maintenant.

La rapidité de déploiement des espaces publics réticulaires puise dans le besoin de l’individu de se construire ses identités dans un monde devenu contingent dont il veut être et son impossibilité politique concrète immédiate. Comme cette identité ne peut plus se construire à partir de sa contribution positive à un avenir qui lui échappe, à la fois dans sa quête d’individuation, il expose ses expériences et émotions tout en se mettant à l’abri dans de micro-communautés, identitarismes en stipendiant des dommages qu’il aurait subis, ou ses ancêtres, comme autant de créances sur la Société. Les espaces publics réticulaires permettent une plasticité totale aux injonctions individuelles contradictoires de sorte que chacun puisse s’y déployer. Ils deviennent un marché des idées qui se substituent à la fabrication de la pensée, puisqu’il ne s’agit pas tant de comprendre le monde que de juger pour y appartenir contre l’Autre. C’est l’émergence de passions tristes, racialismes, intersectionnalité, critique des « appropriations culturelles, « cancel culture »…

Pourtant, face aux périls collectifs comme une pandémie mondiale, ou lors de la jacquerie des Gilets jaunes à partir de ronds-points face à un souverain esquivant ses responsabilités ou avec les résurgences des nationalismes face à des gouvernants indexés sur la globalisation néolibérale ; les permanences culturelles et Imaginaires politiques qui agissent les individus remontent y compris dans les espaces publics réticulaires.

La Tech en rien n’homogénéise les pratiques et différences culturelles. Au contraire elles reviennent en réaction contre l’hégémonie de la technique et du néolibéralisme sur la maîtrise du destin des peuples.

Autrefois moyen de la démocratie, les espaces publics devenus réticulaires semblent la contourner. Ils accompagnent une dépossession démocratique au travers de l’exposition spectaculaire des émotions qu’elle engendre.

RPP – Pierre Musso, quelle est votre hypothèse à ce sujet ?

Pierre Musso – Carl Schmitt voyait advenir ce qu’il appelle la dépolitisation du fait de la technologisation généralisée de la société dans la mesure où la technique donnait enfin les moyens d’être très « efficaces ». Il ne faut pas oublier que pendant la guerre froide le méta-régulateur mondial, c’était la bombe atomique. Nous n’en parlons plus guère, mais elle demeure aujourd’hui encore une sorte de tiers garant. C’est dire combien la technique peut prendre la place du politique et dilapider le symbolique. La question majeure est toujours de savoir qui est le Tiers garant ou la Référence qui fait tenir une société debout. Cette instance symbolique est fondatrice du politique. Par exemple, le roi est Christ-Roi et le Président doit incarner la Nation et la République. Ils incorporent ces abstractions-majuscules dans lesquelles communient les sociétés.

Or la technique désymbolise le politique.

Elle est même le diabolique c’est-à-dire la figure inverse et complémentaire du symbolique. Il n’y a pas de société sans politique, et il n’y a pas non plus de politique sans symbolique. Si la technique si puissante aujourd’hui prend cette dimension diabolique, alors elle peut vidanger le symbolique. Parce que la technique ne traite que du « comment » alors que le symbolique répond à la question du « pourquoi ? ». Il ne s’agit nullement de la fin du politique mais de sa métamorphose techniciste sous de multiples formes dont la technocratie, l’ingénierie managériale, le pouvoir des experts, la mutation des institutions en plateformes sont autant d’indices. C’est pourquoi l’exigence majeure est de « re-symboliser » le politique pour répondre de façon neuve à la question du sens, du « pourquoi » vivre en commun. Cela appelle un vrai renouvellement de paradigme : de la puissance au sens.

RPP – L’espace public était très intermédié reposant sur des logiques de représentation. Le surgissement de nouvelles techniques, et des réseaux sociaux en particulier, contribue-t-il à une forme de désintermédiation de l’espace public ? La transformation à laquelle nous assistons aujourd’hui ne serait-elle pas l’ouverture plus large de l’espace public ?

Pierre Musso – On peut penser, comme Manuel Castells et d’autres, que les réseaux se substituent aux territoires. Pour ma part je ne le crois pas. Bien sûr il y a de la désintermédiation, mais les nouveaux territoires articulent les lieux physiques multiples entre le local, le national, le mondial et une multitude de réseaux techniques notamment ceux de l’Internet et des systèmes d’information. Cela produit plutôt des territoires augmentés et brouillés. Or le débat public qu’il soit émotionnel ou rationnel s’inscrit, dès l’Agora, dans des lieux. Aujourd’hui nous assistons d’une part à un brouillage des territoires en raison de leur multiplication depuis le village ou le rond-point jusqu’au global et au mondial en passant par les réseaux sociaux et, d’autre part, à un brouillage de la rationalité politique qui se fait moins sur le mode de l’argumentation que sur celui de l’expertise technoscientifique. C’est le basculement du tout politique au tout technologique. Nous assistons également à une exaltation de la dimension émotionnelle, qui est selon moi le troisième élément constitutif de l’espace public. C’est la célébration de soi, de l’intimité et du selfie, ce que le psychanalyste Serge Tisseron appelle « l’extimité ». On peut observer que tous les politiques se mettent en scène sur les réseaux sociaux ou en faisant des selfies avec les anonymes qu’ils croisent.

On observe cette suprématie de la sphère émotionnelle parce que l’espace public, depuis l’Agora et les salons, est un espace de mise en visibilité de soi et des corps physiques qui se rencontrent et font relation.

Ce grand brouillage de l’espace émotionnel, du territoire et de l’espace argumenté et rationnel que nous vivons actuellement, métamorphose en profondeur les notions d’espace public, entendu au singulier comme au pluriel.

Stéphane Rozès – L’appropriation des espaces publics réticulaires par le plus grand nombre permet à chaque individu de partager expériences, émotions et opinions. Formellement il peut entrer en contact avec tout le monde et partout. En réalité il s’enferme dans ce que Tocqueville appelait des « petites Sociétés » qui estiment que leurs avis doivent prévaloir sur la « grande Société ». L’exposition de soi n’est pas seulement une modalité d’individuation, c’est aussi le fait de s’assurer qu’on fait bien partie, au travers d’émotions, d’un collectif que peuvent instrumentaliser des gouvernants populistes établissant un lien direct avec les individus citoyens par-dessus les corps intérimaires comme le fit systématiquement le Président Trump. Plus les individus s’horizontalisent dans leurs rapports sociaux et au sein des espaces publics réticulaires, plus ils doivent se verticaliser au travers d’incarnations politiques désintermédiées et se sentir reliés entre eux.

Les espaces publics réticulaires permettent d’exister virtuellement à moindre coûts en égalisant les représentations, légitimités et enjeux mais les dynamiques de constructions politiques réclament une rencontre avec des Évènements et en des lieux concrets. Ainsi pour les Gilets jaunes ; la pétition qui a été le support de mobilisation dans l’espace public réticulaire, avait été lancée au printemps 2018 mais ce n’est qu’à la rentrée en septembre, après le tête-à-queue présidentiel, qu’elle va s’envoler comme moyen de la mobilisation des ronds-points.

Pierre Musso – Je souhaiterais ajouter un mot sur la désintermédiation que vous avez évoquée. Il y a rarement substitution d’un média à l’autre. Les réseaux sociaux et l’Internet ne remplacent pas la télévision ou la presse. Il s’agit davantage d’une sédimentation que d’une substitution, la meilleure preuve c’est que l’audience moyenne en France pour la télévision demeure stable autour de 3 h 30 par jour et par individu. On peut différencier l’audience en fonction des âges mais peut-être que les jeunes qui passent beaucoup de temps sur l’Internet consacreront plus de temps à la télévision en vieillissant. La question de la désintermédiation ne se pose donc pas en termes de substitution des médias entre eux. J’ajouterais que les réseaux sociaux et l’Internet sont autant des outils de communication, d’échange, que de brouillage, d’opacité voire de contrôle. Il y a une ambivalence constitutive des réseaux et aujourd’hui on découvre de plus en plus le phénomène de traçage des utilisateurs avec l’intelligence artificielle qui manie des algorithmes sur des big data. Cette profonde ambivalence fait que ce nouvel espace public, si on utilise ce terme pour les réseaux sociaux et l’Internet, peut être un espace de contrôle et pas seulement de privation de sens, ce qui pouvait être reproché aux médias traditionnels, notamment à la télévision commerciale.

Le modèle cybernétique évoqué par Stéphane Rozès est très important. Il a raison, nous sommes collectivement soumis au dogme de l’efficacité, et pas seulement pour des raisons techniques. Certes les moyens techniques rendent possible cette injonction à l’efficacité et à la performance, mais il y a une convergence avec le management qui, par définition, est une doctrine de l’efficacité. Cette injonction s’impose aussi au politique en crise. C’est pour cela que dans l’un de mes ouvrages j’ai parlé d’État-entreprise ou de président-entrepreneur. En effet, la critique récurrente faite aux politiques est qu’ils parlent beaucoup mais qu’ils agissent peu et ne sont pas assez efficaces. À cette critique le politique répond par l’expertise et des moyens techniques accrus mais aussi et surtout par des discours managériaux appliquant le modèle de l’entreprise au politique. Cette question de l’efficacité est posée de façon nouvelle, me semble-t-il, depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale lorsque les États-Unis et l’Europe ont fait le constat douloureux que le politique n’avait pas pu éviter les massacres et les barbaries des deux guerres mondiales et des différents totalitarismes.

Finalement il valait peut-être mieux confier le pouvoir de décision aux algorithmes et aux ordinateurs.

Ce paradigme cybernétique travaille toujours en profondeur le politique et c’est l’une des causes de la très forte crise de la représentation que nous vivons actuellement.

RPP – N’y a-t-il pas à travers l’utilisation des réseaux sociaux et d’Internet un phénomène qui accélère un certain nombre de mobilisations qui auraient certainement pris beaucoup plus de temps que par le passé si elles n’avaient pas disposé de ce type d’outils ?

Pierre Musso – Les réseaux sociaux, l’Internet ou les systèmes d’information ont plusieurs effets diffus et complexes. Ils augmentent toutes les activités et les projets, ils accroissent la capacité des acteurs économiques ou sociaux, ils élargissent les sphères publique et privée y compris à l’échelle internationale et ils hybrident les modes d’expression par exemple l’écrit et l’oral. Mais ils ne provoquent pas directement un mouvement social ou politique. Si on prend l’exemple des Printemps arabes, Facebook et Twitter n’ont pas créé ces mouvements, ils les ont accompagnés et amplifiés, et le rôle de la chaîne Al Jazeera a été essentiel parce que tout le monde regardait la télévision et les journalistes étaient souvent transformés en acteurs du mouvement lui-même.

Stéphane Rozès – La nouveauté c’est également que ce sont les réseaux sociaux réticulaires qui font dorénavant l’agenda des médias dits traditionnels. Ces derniers étaient mus, souvent idéologiquement, par le souci de dire le réel en hiérarchisant des évènements et enjeux en fonction de leurs importances prêtées dans sa constitution.

Avec la nouvelle économie médiatico-réticulaire, ce sont les émotions devenues des équivalents généraux qui drainent de l’audience et vont dicter l’agenda des grands médias. Il s’agit d’une spectacularisation du réel qui empêche de le considérer comme indépendant de soi, ce qui nourrit la crédulité.
Pour peser sur le réel, il faut être ancré dans une expérience partagée. Un réseau social n’est pas un rond-point, une manifestation. Un clic n’est pas un contact. Un like ne construit pas un sens. L’écran fait écran.

Des Gilets jaunes fréquentant les réseaux sociaux, sur les ronds-points ont éprouvé qu’« ils n’étaient pas seuls ».
La pluralité des espaces publics est une condition de la démocratie en ce que d’elle dépend de la qualité du lien entre classes dirigeantes et citoyens de leurs pays, de la cohérence entre Imaginaire du peuple, institutions politiques, économiques et rapports sociaux.

RPP – La transformation de l’espace public ou des espaces publics n’accentue-t-elle pas la crise de la représentation ?

Pierre Musso – La crise de la représentation que nous vivons est beaucoup plus profonde que les précédentes. Dans les crises antérieures on trouvait des solutions institutionnelles, par exemple par l’élargissement du corps électoral ou par le biais des partis. Représentation ne veut pas dire simplement refléter au sens du miroir, cela signifie aussi représenter au sens d’incarner une absence, celle du grand Autre comme dit la psychanalyse. Par exemple le Christ-Roi représente évidemment Dieu et donc il est médiateur.

Le président de la République ne tient que s’il incarne la Nation.

Le mot représentation a ainsi un double sens, soit redoubler la présence des citoyens donc être en miroir, ce que certains ont appelé la représentation réflexive, soit incarner une symbolique, un référent, la République, la Paix, Dieu, ce que les mêmes ont appelé la représentation transitive. La représentation transitive ou réflexive joue sur deux registres par la mise en scène du messager, notamment de son double corps physique et symbolique. L’espace du politique a été classiquement organisé autour des émotions, des passions et des récits plus ou moins rationnels et il s’est constitué à l’articulation des deux. Mais cette architecture ne tient plus parce que la rationalité, on l’a dit précédemment, est de plus en plus technologisée et l’incarnation est de plus en plus transformée en une simple incorporation, c’est-à-dire une mise en scène médiatique du corps du chef ou du représentant. La crise actuelle est d’autant plus forte que s’opère une désymbolisation du politique. Cette perte de symbolicité est dévastatrice. Et elle se retrouve dans la transformation des espaces publics puisque la représentation c’est non seulement cette articulation entre rationalité et incarnation, mais c’est aussi son exercice sur un territoire. Or ces trois éléments constitutifs de la représentation – action sur un territoire, incarnation d’une symbolique et représentation en miroir des représentés – entrent simultanément en crise. Le mouvement des Gilets jaunes a été au cœur de ce triptyque. Le territoire ce n’est pas seulement les ronds-points c’est aussi les territoires abandonnés et les non-lieux de passage. Si on considère l’échange rationnel, ce fut l’exigence du RIC, c’est-à-dire d’un espace libre d’expression. Quant à la dimension symbolique du mouvement elle a été extrêmement forte à commencer par le gilet jaune lui-même qui dit le travail, dur et peu considéré, exercé souvent à l’extérieur.

Le pouvoir a aggravé cette mise en visibilité de la souffrance des corps par la répression policière de certains Gilets jaunes, éborgnés ou estropiés.
Pour revenir à la définition de l’espace public, on peut dire qu’il traite de quatre problématiques issues du distinguo fondateur entre privé et public : la démocratie, les médias et la communication, l’anthropologie des relations et le rapport à l’État, puisqu’on parle de fonction publique ou d’action publique. Or ces quatre dimensions concernent à la fois l’espace public et la représentation. Il y a ainsi un lien étroit entre la crise de la représentation politique et la métamorphose de l’espace public et des espaces publics.

Stéphane Rozès – La crise que nous traversons est-elle une crise de la représentativité résultant du fait que nos gouvernants ne seraient pas à l’image du pays et qu’il faudrait développer des conventions citoyennes, promouvoir de l’horizontalité, pour dépasser une crise de la verticalité ce que pourrait laisser à penser l’observation des espaces publics réticulaires ? Ou bien vivons nous, dans le moment néolibéral actuel, une crise de la représentation, de la capacité du politique à peser sur le cours des choses, une déconnection entre lieux de décisions et souveraineté populaire, nationale, à une rupture entre le sommet des États et la nation ? Je crois que c’est la crise de représentation qui fait la crise de représentativité.

RPP – L’espace public n’est pas un espace commun, c’est un espace qui est décommunautarisé. On vient dans cet espace public type, tel que l’entend Habermas, avec sa propre rationalité et on construit un débat qui laisse de côté ce qui constitue peut-être nos appartenances initiales. Avec les algorithmes on se retrouve in fine englobé dans ce qu’Elis Pariser, un militant Internet américain, appelle les bulles de filtres, on est dans un entre-soi communautaire. Les réseaux ne viennent-ils pas segmenter, communautariser l’espace public et rompre ce qu’il était à son origine, c’est-à-dire un espace où l’on est plus citoyen que membre appartenant à une communauté ?

Stéphane Rozès – Pierre Musso a parlé, à juste titre, de territoire. Je dirais que ce qui fait sens dans les espaces publics est ce qui se rapporte à un territoire mental commun préexistant avec ses repères culturels et politiques permettant, après débats et campagnes électorales, un consentement à une délégation de pouvoir, à une hétéronomie politique légitime pour tous.

L’espace public, fusse-t-il réticulaire, ne peut se substituer ou dépasser des communautés humaines, des nations.

Il est très dangereux de laisser l’individu seul dans des espaces désincarnés, en proie à des médiations techniques et seules règles procédurales. Les études empiriques sur Internet et les réseaux sociaux montrent d’ailleurs qu’un individu reste au fond dans sa zone de confort psycho-politique, dans ce qui lui ressemble.
L’ignorer c’est prendre le risque de réveils brutaux avec des réactions nationalistes ou identitaristes comme aujourd’hui.

Pierre Musso – Ces nouveaux espaces publics sur les réseaux sont des constructions historiques, sociales et culturelles. Les réseaux sociaux et l’Internet créent il est vrai des communautés. Mais quel type de communautés ? Des communautés éphémères, d’émotions ou d’intérêts. La différence avec une communauté nationale, par exemple, c’est la question de l’institutionnalisation, de la mémoire et de la longue durée. Pour instituer une communauté il faut non seulement un territoire, mais aussi une appartenance à un même référent historique et symbolique. Qu’est-ce qui fait la différence entre un troupeau de moutons et une société ? C’est justement que cette dernière communie dans un certain nombre de références symboliques et dans une langue. C’est au nom de celles-ci que la norme juridique assemble le troupeau. Je rappellerai le vieil adage des juristes : « on lie les bœufs par les cornes et les hommes par les mots ». Le nouage de la référence symbolique et des liens juridiques et langagiers font l’institution. Or, les communautés sur les réseaux sont pour la plupart liées dans le présentisme, l’intérêt ou l’émotion. Il n’y a pas institutionnalisation d’une communauté, ce qui suppose la durée et la rencontre physique des corps, mais plutôt constitution instable de « communautés virtuelles » comme les avait nommées l’écrivain américain Howard Rheingold.

Pierre Musso
Professeur des Universités
Auteur notamment de Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Fayard 2019.

Stéphane Rozès
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)

(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)

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