Philosophe et historien, Marcel Gauchet est l’un des plus grands intellectuels français. Penseur de la démocratie, du libéralisme et de l’État, il analyse pour la Revue Politique et Parlementaire la façon dont la France construit ses représentations collectives à partir du libéralisme politique.
Revue Politique et Parlementaire – De façon générale, quelle place occupent les imaginaires et représentations collectives dans votre parcours intellectuel et votre œuvre ?
Marcel Gauchet – Pour quelqu’un qui s’est formé intellectuellement dans la critique du marxisme et l’effort pour dégager une voie d’analyse de la politique et de la société plus pertinente, la question de ce qui se passe dans la tête des acteurs est évidemment centrale. Si les idées, de manière générale, les représentations, les imaginaires, ne sont pas de simples expressions des forces sociales et des positions de classe de leurs porteurs, d’où sortent-elles ? Qu’est-ce qui les inspire ? C’est un problème qui n’a cessé de m’accompagner. Il m’a conduit, notamment, à m’intéresser aux religions et à leur histoire, point sur lequel le marxisme est à l’évidence indigent. S’agissant des sociétés modernes, la même curiosité m’a amené à revisiter le concept d’idéologie. Si le phénomène idéologique ne se réduit pas à « l’idéologie dominante de la classe dominante », à quoi correspond-il ? Il traduit le besoin des acteurs de l’histoire que nous sommes tous, de façon plus ou moins consciente, de se donner une image du mouvement auquel ils participent et de se projeter dans l’avenir qui les attend et auquel ils voudraient contribuer, ne serait-ce que par leurs choix électoraux. Ils le préféreraient meilleur que le présent et capable d’éviter ce qu’ils redoutent. En cela l’idéologie fait appel à de la croyance, à de l’imaginaire, en effet, mais aussi à des explications de ce qui se passe qui se voudraient aussi vraisemblables que possible. Elle mobilise du pensable et du croyable. Il s’agit dès lors de se demander à quoi ils se rattachent. C’est un chantier déterminant pour comprendre la politique.
RPP – En quoi et pourquoi les Lumières et le libéralisme expriment-ils la force des représentations collectives dans l’institution de la politique ?
Marcel Gauchet – Les Lumières, pour en donner l’idée la plus simple, procèdent de la conviction que les affaires humaines sous l’ensemble de leurs aspects sont justiciables d’un examen rationnel, lequel peut permettre de déboucher sur leur amélioration. Ce qui va prendre le nom de progrès.
Ce que nous appelons la politique est la traduction institutionnelle de cette conviction. Celle-ci implique de pouvoir se donner une explication de l’état de choses existant et une anticipation de ses devenirs possibles.
Le libéralisme, là encore dans son acception la plus générale, prolonge cette conviction en valorisant la libre discussion entre les différentes options qui peuvent se développer à ce propos. En ce sens, Thibaudet avait raison, « la politique, ce sont des idées ». Et l’expérience montre que ce sont toujours les idées qui l’emportent en dernier ressort, des idées qui sont souvent loin d’être « claires et distinctes », mais qui n’en obéissent pas moins à de fortes motivations. C’est le travail de l’analyse politique de les démêler.
RPP – Dans votre pensée sur la démocratie et le libéralisme comment s’articulent dans le temps les représentations collectives des nations, le politique, l’économie, les rapports sociaux et la technique ?
Marcel Gauchet – Il faut concevoir la vie collective, je crois, comme un travail permanent de représentation de l’existence collective, où chaque secteur et chaque moment de l’histoire apporte sa contribution et amène des remaniements. C’est la vérité du processus historique : il est fait de la manière dont les acteurs interprètent leurs situations, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Il est vain de chercher une hiérarchie de facteurs qui seraient au final plus déterminants que les autres. La grande erreur en la matière a été de vouloir privilégier tel ou tel facteur objectif qui commanderait les représentations en dernière instance, le facteur économique en particulier. Il peut avoir ce rôle dans certaines conjonctures. Il est fascinant de suivre la façon dont nos sociétés ont digéré le choc culturel de la révolution industrielle au XIXe siècle. Mais le suffrage universel et la République n’ont pas été des facteurs moins importants à d’autres moments. Et que dire de l’empreinte qu’a laissée l’école républicaine ! Il faut aborder ces phénomènes en dynamique, hors de toute stratification statique préétablie, en s’efforçant de démêler à chaque moment le jeu des facteurs prédominants. Faute de cette approche, on se condamne à l’erreur des socialistes à la veille de 1914. Ils n’avaient pas vu que la conscience patriotique l’emportait de loin sur la conscience de classe de la population ouvrière.
RPP – À de nombreuses reprises dans votre œuvre, vous avez travaillé sur la question des mémoires, mémoires qui peuvent se superposer. Quels en sont les leviers de transmission et traces ? Dans quelle mesure perdurent-elles ?
Marcel Gauchet – C’est le plus grand mystère auquel l’historien soit confronté. Comment se forgent ces mémoires, par quels canaux passe leur transmission ? Depuis le travail pionnier de Maurice Halbwachs, on ne peut pas dire que la réponse à ces questions ait beaucoup avancé. Le fait est massif. Il n’est que de penser à la formidable exhumation qu’ont représenté les Lieux de mémoire pour la France. Mais il résiste à l’élucidation. Sans prétention aucune, je serais tenté de le lier à la force du langage. Une langue n’est pas qu’un instrument de communication. Elle charrie un héritage de représentations, de souvenirs, d’idées, de façons de voir qui n’ont pas besoin d’être présents à la conscience pour agir et resurgir lorsque l’occasion s’en présente.
La mémoire collective habite nos mots et nous instruit sans que nous nous en rendions compte. La culture religieuse explicite a beau être en recul avec la dissolution de la matrice catholique, elle est omniprésente dans une mémoire latente qui se remobilise aisément.
Regardez l’émotion collective ressentie au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Le choc ne s’est pas limité a ce qui reste de la France catholique. Et combien de ceux qui ont éprouvé un sentiment de deuil tragique n’avaient jamais eu une pensée pour le monument. Mais il était vivant dans les mots qu’ils échangeaient.
RPP – Lorsqu’advient un événement qui illustre et retravaille nos représentations collectives, comme récemment les Gilets jaunes ou la crise pandémique, qu’est-ce qui revient à la mémoire, aux mémoires et qu’est ce qui revient à la conjoncture politique ?
Marcel Gauchet – C’est une affaire de rencontre. Il serait vain de chercher une priorité. La mémoire ne parle pas toute seule. L’évènement fonctionne comme une évocation. Il provoque un écho dans la mémoire collective, il la remobilise de façon parfois inattendue. Les Gilets jaunes ont offert à cet égard un exemple saisissant. Qui disait mouvement social disait, jusqu’à une date récente, mémoire du mouvement ouvrier depuis 1848, drapeau rouge, Front populaire, cortèges Bastille-République. On aurait pu croire à une inertie naturelle de cette mémoire. Eh bien non ! Cette mémoire n’était plus parlante dans le contexte. Elle ne disait plus rien aux acteurs. C’est la mémoire de la Révolution française qui est brutalement remontée à la surface. Les manants contre les châteaux. Le peuple unanime plutôt que la classe ouvrière, la démocratie directe plutôt que l’organisation du prolétariat, et j’en passe. Il y avait une couche enfouie qui n’attendait qu’un signal pour remonter à la surface.
RPP – Quelle singularité voyez-vous dans la façon dont la France construit ses représentations collectives ?
Marcel Gauchet – La France est un pays qui s’est construit, au moins depuis le XVIIe siècle, dans la conscience d’être à l’avant-garde de l’invention civilisationnelle. C’est ce qui a façonné un profond sentiment d’indépendance et la volonté de s’en remettre à ses propres solutions. Raison pour laquelle les Français s’accommodent mal des recettes préfabriquées qui leur arrivent des organisations internationales ou de l’intégration européenne, même quand ils ont tort sur le fond. Cette attitude conditionne beaucoup de traits de notre culture politique. Elle explique aussi à quel point le sentiment de la perte de ce rôle d’avant-garde est vécu comme un malheur collectif.
RPP – Dans quelle mesure le néolibéralisme, la globalisation remettent t-ils en cause la diversité des représentations collectives entre civilisations, l’Orient et l’Occident et entre nations ?
Marcel Gauchet – Il faut raisonner ici en termes de contradiction. D’un côté, la globalisation impose un système de références uniforme, à commencer par les règles du calcul économique, qui ne vont pas de soi, mais aussi en matière d’efficacité technique et de raisonnement scientifique. Elle inspire également une espèce de culture commune, sous l’aspect des valeurs de la société de consommation – le monde mondialisé des marques.
On peut avoir l’impression d’un rouleau compresseur destiné à tout aplatir et à liquider à terme l’ancienne diversité civilisationnelle de la planète.
Mais de l’autre côté, dimension beaucoup plus souterraine et néanmoins cruciale, elle suscite une réactivation et une redéfinition des cultures d’origine. Elle est infiniment variable selon le degré de compatibilité spontanée entre ce nouveau cadre intellectuel obligatoire et les repères hérités. Quand ceux-ci sont mis à mal frontalement et menacés de destruction, la réaction peut prendre carrément la forme d’un fondamentalisme religieux ou d’un nationalisme culturel agressif – pensez au cas de l’Inde. Mais la réaction est à l’œuvre partout, en fait, y compris sur des modes soft. Les références globales ne tombent pas sur un sol inerte. Elles font l’objet d’un travail d’appropriation qui les transforme, qui les accommode à la sauce locale, avec des tensions plus ou moins grandes. Prenez le Japon : Souyri résume très bien la chose dans le titre de son livre, Moderne sans être occidental. Il y a une américanisation de la société française indéniable. Mais elle fait l’objet, quand on la regarde de près, d’une assimilation qui l’éloigne de sa version d’origine. Ce serait un travail passionnant que d’analyser ces adaptations locales, à tous les niveaux. L’inventaire du monde sortira profondément transformé de ces rencontres tranquilles ou explosives, mais il restera celui d’une sacrée bigarrure.
RPP – Elon Musk a récemment dit que « le langage allait disparaître » révélant une visée transhumaniste en vogue dans certains milieux et semblant sceller le sort des représentations collectives, de leurs transmissions. Est-ce selon vous possible ou est-ce une forfanterie ?
Marcel Gauchet – À mes yeux c’est une blague. Croyez-moi, le langage est plus fort qu’Elon Musk ! Si je cherche le noyau rationnel de ce genre d’élucubrations, je crois le trouver du côté d’une idée du langage scientifique, en particulier mathématique, qui serait purgé des impuretés du langage naturel et que la technique aujourd’hui pourrait rendre opérationnel via le pouvoir des algorithmes. Mais c’est juste oublier que ce langage artificiel, si puissant soit-il, suppose le support du langage naturel. Il ne peut pas s’en passer, en réalité, et encore moins s’y substituer.
RPP – En France, la présidentielle est-elle toujours un rite politique instituant et perpétuant nos représentations collectives et politiques ou est-elle devenue un pur spectacle à l’heure du néolibéralisme et du contournement de la souveraineté nationale ?
Marcel Gauchet – À la fin des fins, l’idée de démocratie se résume dans l’esprit des peuples à l’idée qu’il est possible d’agir sur la réalité existante par la politique, bref, la puissance de l’humanité sur son sort. C’est ce qui fait que les dits peuples ne sont pas toujours très regardants sur la démocratie au sens formel de respect des règles et des procédures, dès lors qu’ils ont le sentiment qu’une action efficace sur ce qui les préoccupe sera au rendez-vous.
Les Français se sont fabriqués, avec l’élection présidentielle, leur version de cette image de la politique.
Aussi les critiques sur son caractère plébiscitaire, sur ses inconvénients flagrants ne les touchent pas beaucoup, et je dirais de moins en moins dans le contexte du sentiment de déclin que nous connaissons. S’il y a un moyen d’inverser le cours des choses et de remonter la pente, à leurs yeux, à tort ou à raison, c’est là qu’il se trouve. Le reste de foi dans la politique d’un peuple très politique s’est investi là. C’est un moment on ne peut plus sérieux et la politique spectacle y compte peu, en dépit des efforts des marchands de spectacle.
Marcel Gauchet
Philosophe
Historien
Directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales
(Propos recueillis par Stéphane Rozès)