À la suite du témoignage d’une jeune fille sur les réseaux sociaux se plaignant d’avoir été traité de « sale pute » pour s’être promenée en décolleté, Zohra Bitan lance samedi sur Twitter le hastag #JeKiffeMonDecollecté. Une aberration pour Virginie Martin, chercheuses, auteure et professeur à Kedge Business School qui s’entretient avec la Revue Politique et Parlementaire.
Revue Politique et Parlementaire – Ce hastag #JeKiffeMonDecolleté fait beaucoup de bruit, pensez-vous que cela participe à l’émancipation de la femme ?
Virginie Martin – Non pas du tout. Le corps des femmes est toujours en jeu et n’est jamais libéré des pressions. Au cœur de ce débat, ce que ne voit pas du tout Zohra Bitan c’est que le corps des femmes est toujours sous contrainte, sous pression, sous demande et sous injonction. C’est l’histoire de ces vieux messieurs qui sont en train de se demander si le droit à l’avortement est correct aux Etats-Unis. Ce sont des maris, des pères, des frères qui contrôlent le corps de leur épouse, de leur fille, de leur sœur.
Et de la même manière, ce sont souvent des hommes qui gèrent l’industrie de la chirurgie, de la mode et encore plus l’industrie de l’érotisme, du sexe et de la prostitution : la sexualisation du corps féminin est sans cesse posée.
Prenons la caricature qu’est le festival de Cannes : des femmes qui jouent de la nudité (sous peine de ne pas être remarqué) face à un nuage d’hommes photographes. Nous ne reviendrons pas ici sur l’affaire Weinstein, mais gardons la en tête comme un symbole.
La femme est donc constamment en représentation et sous injonction masculine. Répondre à cette problématique, qui touche -il est vrai- souvent les banlieues, par un hastag #JeKiffeMonDécolleté est complètement ridicule.
Le décolleté n’est pas une liberté, c’est une injonction !
RPP – Pourquoi ?
Virginie Martin – Demande-t-on à un homme de porter un décolleté ? D’avoir des habits sexy ? Lui demande-t-on de faire attention à ne pas provoquer au travers des habits qu’il porte ? Les hommes n’ont pas à se dévêtir pour être vu ou à se cacher pour ne pas attirer l’attention. Le corps des hommes, lui, ne fait pas partie du débat social et politique, il appartient tranquillement aux hommes.
Répondre à d’éventuelles insultes sur une jupe qui serait plus ou moins courte par le slogan « liberté, égalité, décolleté » est une réponse qui enferme définitivement les femmes qui ne peuvent plus disposer de leur corps à leur guise.
Le corps des femmes doit sortir du débat public et de ces injonctions -certes contradictoire- qui reste qu’on le veuille ou non des injonctions.
RPP – Pour autant, ce hastag a le mérite de pointer du doigt un problème réel dans la société. Comment répondre de manière efficace à ces injonctions que vous dénoncez ?
Virginie Martin – Le cœur du problème c’est l’ultra-sexualisation constante du féminin. Il n’y a qu’à voir pour s’en rendre compte les chiffres du porno qui font florès. Une industrie du porno mettant en scène des filles de plus en plus jeunes, des rues parsemées d’imagerie de décolleté si ce n’est plus, il ne me semble pas que nous frôlons la pudibonderie dans notre pays.
Pourquoi Pascal Praud ou Yves Calvi ne viennent-ils pas en revendiquant leurs décolletés ? Quand on transpose cela à la question masculine on se rend bien compte du ridicule de la proposition. Néanmoins, on sait malheureusement que c’est également comme ça que les femmes arrivent à parler et à se faire entendre. Le message des féministes n’a jamais été autant entendu -ou plutôt vu voire reluqué- que quand il était sur les seins des Fémen. L’enfermement des femmes dans une dialectique érotisation/séduction est insupportable.
Plutôt que de tomber dans le piège du #JeKiffeMonDécolleté, il aurait été plus pertinent de donner dans le #JeKiffeMonCerveau mais cela ne lui aurait pas permis d’exhiber son décolleté à la télé et donc de faire parler d’elle.
On voit très bien au travers de cet épisode l’instrumentalisation du corps des femmes dans l’histoire évoquée par Christine Delphy et Mona Chollet et plus précisément le concept de « culture du viol » analysé par Valérie Rey-Robert dans son essai Une culture du viol à la française. Il ne s’agit pas là de la féminisation des femmes, mais de leur sexualisation.
Zohra Bitan répond à une injonction par une autre injonction.
#JeSuisMaîtresseDeMonCorps et #FièreDeMonCerveau serait une réponse certainement plus adaptée.
RPP – Pensez-vous que ce problème est traité efficacement et que les moyens mis en place pour lutter contre l’instrumentalisation du corps des femmes sont suffisants ?
Virginie Martin – Non, il faut bien évidemment travailler sur la représentation du genre plus efficacement en France. On voit que ce n’est pas une préoccupation au centre du gouvernement en ce moment. Le débat est ailleurs et l’on doit se contenter d’une certaine manière de gender washing plutôt que de voir traiter profondément le problème de l’instrumentalisation du corps des femmes.
Par ce hastag, les femmes instrumentalisent elles-mêmes leur propre corps et représentent plus que jamais cette société qu’elles voudraient pourtant dénoncer. On pourrait presque croire que ces gens préfèrent se complaire dans la culture patriarcale qui demande toujours plus de chirurgie, toujours plus de pornographie et toujours plus de séduction de la part des femmes.
Virginie Martin
Auteure, Chercheuse et Politiste
Professeure à Kedge Business School