Jean de La Fontaine ne se mêla en rien de politique étrangère, et pourtant, certaines de ses fables sont riches d’enseignements pour qui s’intéresse à la géopolitique. La raison en est simple : le fabuliste concentre son attention sur la nature humaine, clef d’explication fondamentale de l’ensemble des arts libéraux. Or les débats sont vifs au XVIIe siècle sur l’essence de l’humanité.
La philosophie cartésienne prétend en effet réduire les êtres animés à des machines mues par des ressorts secrets. Dans la fable Les deux rats, le renard et l’œuf, La Fontaine résume la thèse :
« Ils disent donc que la bête est une machine, qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts. Nul sentiment, point d’âme, en elle, tout est corps. Telle est la montre qui chemine à pas toujours égaux, aveugle et sans dessein, ouvrez-la, lisez dans son sein. Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde »1.
Rien de tel pour le fabuliste : les animaux sont dotés d’une intelligence et à ce titre cousinent avec l’homme. Il convient par conséquent de saisir leur nature invariable. Au chat qui promet alliance éternelle avec le rat, celui lui rétorque « Penses-tu que j’oublie ton naturel ? ». La Fontaine en tire une leçon géopolitique immédiate « S’assure-t-on de l’alliance qu’a faite la nécessité ». Sommés de se plier à une injonction insensée, les animaux renvoient le lecteur à l’intelligence supérieure qui les a créés différents :
« Mère écrevisse un jour à sa mère disait, comme tu vas – bon Dieu, ne peux-tu marcher droit ? Et comment vous allez vous-même dit la fille. Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ? Veut-on que j’aille droit quand on y va tortu ? »2.
Au loup devenu fou en raison de la menace qui pèse sa progéniture, La Fontaine fait tenir ce discours pittoresque : « Et bien ne mangeons plus de chose ayant eu vie : paissons l’herbe, broutons, mourons de faim plutôt. Est-ce une chose si cruelle ». Le végétarisme du prédateur ne dure pourtant qu’un instant : considérant un berger faisant rôtir quelques brochettes, le loup revient immédiatement à sa nature carnassière3. Quant à la masse des hommes elle se rapproche pour La Fontaine, du peuple des lapins sans mémoire ni fil directeur :
« Je foudroie à discrétion un lapin qui n’y pensait guère. Je vois fuir aussitôt toute la nation des lapins qui sur la bruyère, l’œil éveillé, l’oreille au guet s’égayaient et de thym parfumaient leur banquet. Le bruit du coup fait que la bande s’en va chercher la sûreté dans la souterraine cité. Mais le danger s’oublie et cette peur si grande s’évanouit bientôt. Je revois les lapins plus gais qu’auparavant, revenir sous mes mains. Ne reconnait-on pas en cela les humains ? Dispersés par quelque orage, à peine ils touchent le port qu’ils vont hasarder encore. Même vent, même naufrage… »
Hommes de peu de cervelle, donc, et – au plus haut point – sensibles aux dangers épidémiques. A la moindre maladie, « plus d’amour, partant, plus de joie ». Surtout si un sortilège les enferme soudain :
« Certain ours montagnard, ours à demi léché, confiné par le sort dans un bois solitaire, nouveau Bellérophon, vivait seul et caché. Il fut devenu fou : la raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés. Il est bon de parler »4.
Sous les dehors pittoresques de ses fables, La Fontaine interroge les deux fondements de la géopolitique que sont l’influence et la puissance. Interrogeant l’invisible, notre auteur prévient : « Les gens sans bruit sont dangereux, il n’en est pas ainsi des autres »5. Quant à la puissance, elle est associée à la ruse. Aussi conseille t’il les rois d’éviter les vains exercices de persuasion :
« O vous, pasteurs d’humains, et non pas de brebis, Rois qui croyez gagner par raisons les esprits d’une multitude étrangère, ce n’est jamais par-là que l’on en vient à bout. Il y faut une autre manière : servez-vous de vos rets, la puissance fait tout »6
Pour cela, le réalisme est fort utile : « Tenez toujours divisés les méchants, la sûreté du reste de la terre »7.
Mais à ceux qui prétendent accroître leur puissance La Fontaine prévient : encore faut-il garder le sens des réalités. L’erreur la plus fâcheuse serait de sombrer dans le rêve qui fascine tout être humain tout en préparant sa chute :
« Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux. Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes. Tout le bien du monde est à nous, tous les honneurs toutes les femmes. Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi. Je m’écarte, je vais détrôner le sophi. On m’élit roi, mon peuple m’aime, les diadèmes vont sur ma tête pleuvant. Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même, je suis gros Jean comme devant »8.
L’on sait bien à cet égard que les techno-élites des civilisations déclinantes se caractérisent par leur manque de lucidité et leur refus délibérer de considérer les dangers qui les assaillent. La fin de vie des civilisations est marquée par la sédation des élites mortes. Ces figurants privés d’imagination et de courage ont perdu le sens du bien commun. En ne considérant que leur propre perpétuation parasitique, ils préparent la victoire des forces prédatrices :
« Il est force gens qui prétendent n’agir que pour leur propre compte, et qui font le marché d’autrui »9.
La Fontaine s’interroge sur les lois qui régissent la souveraineté sur un espace donné. Dans la fable Le chat, la belette et le petit lapin il considère que les rapports de force actuels doivent l’emporter sur la coutume :
« La dame au nez pointu répondit que la terre était au premier occupant, c’était un beau sujet de guerre qu’un logis ou lui-même n’entrait qu’en rampant. Et quand ce serait un royaume, je voudrais bien savoir dit-elle quelle loi en a pour toujours fait l’octroi à Jean…plutôt qu’à moi »10.
Quant à la puissance dominante, elle a peu intérêt à abuser de sa force : « Tout vainqueur insolent à sa perte travaille »11. Issu d’une famille de marchands, Jean de La Fontaine rend hommage aux gens qui hasardent sur mer malgré les risques gigantesques encourus12. En même temps il craint qu’une nation guerrière comme la France, marquée du signe de César ne soit pervertie par l’esprit de commerce enfanté par Laridon :
« Laridon, négligé témoignait sa tendresse à l’objet le premier passant. Il peupla tout de son engeance : tournebroches par lui rendus communs en France y font un corps à part, gens fuyant les hasards, peuple antipode des Césars »13.
Pour conseiller en matière de politique étrangère, tout est affaire de prestige social : « Ce chien parlait très à propos. Son raisonnement pouvait être fort bon dans la bouche d’un maître. Mais n’étant que d’un simple chien, on trouva qu’il ne valait rien »14. La position sociale n’est pas tout, encore faut-il avoir l’expérience : « La jeunesse se flatte et croit tout obtenir, la vieillesse est impitoyable »15. Dépositaire lui-même d’une longue expérience des hommes, La Fontaine se hasarde à lancer : « La qualité d’ambassadeur peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ? »16. Il en est bien persuadé, connaissant trop les ressorts d’une cour fonctionnant comme un État miniature :
« Je définis la cour, un pays où les gens tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, sont ce qu’il plait au Prince ou s’ils ne peuvent tâchent au moins de plaire. Peuple caméléon, peuple singe du maître, on dirait qu’un esprit anime mille corps. C’est bien là que les gens sont de simples ressorts »17.
Pour se comporter habilement avec ses voisins et finaliser sa politique étrangère à la paix, le Prince devra en fin de compte utiliser sa propre imagination créatrice. Aussi lui lance-t-il ce dernier conseil :
« N’attendez rien du peuple imitateur, qu’il soit singe ou qu’il fasse un livre »18.
Thomas Flichy de La Neuville
Titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business
- Les deux rats, le renard et l’œuf ↩
- L’écrevisse et sa fille ↩
- Le loup et les bergers. ↩
- L’ours et l’amateur des jardins ↩
- Le torrent et la rivière ↩
- Les poissons et le berger qui joue de la flûte ↩
- Les vautours et les deux pigeons ↩
- La laitière et le pot au lait ↩
- Tircis et Amarante ↩
- Le chat, la belette et le petit lapin ↩
- Les deux coqs ↩
- L’ingratitude et l’injustice des hommes envers la Fortune ↩
- L’éducation ↩
- Le fermier, le chien et le renard ↩
- Le vieux chat et la jeune souris ↩
- Le pouvoir des fables ↩
- Les obsèques de la lionne ↩
- Le singe ↩