Probablement une des figures les plus controversées et les plus charismatiques de la vie politique contemporaine ! Jean-Marie Le Pen, en quittant la scène ce mardi 7 janvier 2025, interroge les observateurs de la vie publique, et place dans une situation inconfortable les acteurs qui ne savent ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire, plus encore que dans son vivant. Qui peut se vanter d’avoir eu une mort aussi politique et polémique que la sienne ?
La polémique, il s’en est délecté toute sa vie. Il l’a créée parfois volontairement. Aujourd’hui, elle enfle malgré lui. Car Jean-Marie Le Pen a eu beau partir en toute discrétion, à un âge qui devrait inspirer à tous respect et apaisement, la France n’est pas tranquille. Elle s’agite. Et, quand elle ne s’agite pas, elle laisse voir une certaine fébrilité : Que faire de son héritage ? Que dire du personnage ? Comment saluer sans saluer ? Et surtout, cette question qui trotte dans la tête de toute la gauche médiatique : Comment condamner l’homme politique sans enfreindre les règles élémentaires de la dignité que l’on est en droit d’attendre lorsqu’une personne, un père, un grand-père, meurt ? Et celle-ci aussi : Alors que l’ascension du mouvement qu’il a créé paraît irrésistible, peut-on laisser passer l’occasion de rappeler ce que sont les « véritables » racines historiques et politiques du Rassemblement national, et par là-même tenter de re-diaboliser une fois de plus le parti à la flamme ? Jean-Marie Le Pen, qui est probablement à cette heure en pleine discussion avec Saint Pierre, l’interrogeant sur les raisons de la réprimande du Christ après avoir tranché l’oreille de Malchus, alors que c’est le Christ lui-même qui lui avait commandé de vendre ses vêtements si besoin afin d’acheter une épée en prévision de son arrestation (Luc 22:36), regarde par-dessus son épaule ce petit cirque médiatique, et ricane. Il affirme que lui aussi, d’une certaine manière, il a apporté l’épée ; que lui aussi, il peut affirmer : « je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère » (Matthieu 10 :35).
Mais la véritable question est : Pourquoi sa mort a-t-elle un impact politique si puissant ? Après tout, Jean-Marie Le Pen avait été exclu du parti qu’il avait fondé par sa propre fille ; il n’avait plus d’influence sur la vie politique, encore moins sur la conduite des affaires publiques ; aucune influence véritable non plus sur les instances dirigeantes du parti ; il n’avait pas d’influence intellectuelle au sein de la cité, car il n’a jamais fait profession de théoriser la politique ; pourquoi donc une telle agitation et une telle fébrilité ?
Il y a, bien entendu, la problématique du « prophète » – cette archive de l’Ina datée du 30 octobre 1989, resurgissant régulièrement dans certains médias, où l’on entend Jean-Marie Le Pen exprimer sa crainte de l’islam, expliquant que « sa formidable expansion démographique » et sa « formidable tension religieuse » en font une force étrangère animée, « comme toutes les forces en expansion », d’une « volonté de conquête, même inconsciente », et annonçant quantité d’éléments justifiant que l’électorat actuel de Marine Le Pen, et au-delà, y voit la confirmation que « Le Pen avait tout vu avant tout le monde » !
Il est vrai que cette vidéo est édifiante. Mais peut-on oublier qu’à cette date, Gilles Kepel avait déjà publié Les banlieues de l’islam ?, que Bernard Lewis, le père véritable du concept de choc des civilisations, avait publié nombre de ses textes, que Bat’Yeor avait également publié sa réflexion sur la dhimmitude, etc. Et surtout, peut-on oublier qu’au sujet de la guerre d’Algérie, alors que Charles de Gaulle déclarait : « On se rendra peut-être compte que le plus grand des services que j’ai pu rendre au pays, ce fut de détacher l’Algérie de la France […] On reconnaîtra que l’ »intégration », la faculté donnée à 10 millions d’Arabes, qui deviendraient 20, puis 40, de s’installer en France comme chez eux, c’était la fin de la France », Jean-Marie Le Pen, jeune député poujadiste, résolument antigaulliste jusque dans ses mémoires, déclarait à la tribune de l’Assemblée nationale : « J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose, au point de vue moral, à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet. Bien au contraire ! […] Aux musulmans, offrons l’entrée et l’intégration dans une France dynamique, dans une France conquérante. Au lieu de leur dire, comme nous le faisons maintenant : « Vous nous coûtez très cher, vous êtes un fardeau », disons-leur : « Nous avons besoin de vous, vous êtes la jeunesse de la nation. » » (Histoire de l’islamisation française, L’artilleur, pp. 84-88) Jean-Luc Mélenchon n’aurait pas dit mieux !
Il n’y a donc pas de Jean-Marie Le Pen prophète ! Et tous ceux qui se sont penchés sur cette question, en dehors du cercle assez restreint des adorateurs du concept de « droite identitaire », le savent. Où est donc logé le nœud du problème ? Dans les idées ! Dans les idées développées par de Gaulle – dont lui-même était d’ailleurs un héritier –, auxquelles Jean-Marie Le Pen s’est rallié, qu’il a politiquement incarnées et transmises, et qui ont pris une importance décisive dans le débat public à mesure que les marqueurs du choc des civilisations devenaient plus apparents, et à mesure que l’ensemble de la classe politique bourgeoise se soumettait au diktat bien-pensant de la nouvelle gauche, hégémonique intellectuellement et médiatiquement, s’enfermant ainsi dans une impuissance politique dramatique face aux enjeux du XXIe siècle.
La fébrilité actuelle du bloc central relève de la conscience aigüe qu’il a désormais de sa disparition programmée, tant son échec est patent, tant son discours est en décalage avec le réel, tant le socle théorique sur lequel ses dogmes reposent est friable. Quant à l’agitation médiatique liée à la disparition du Menhir, elle relève, elle, de l’impuissance intellectuelle de la classe médiatique sociale-libérale qui voit, dans une terreur non encore assumée, son hégémonie s’effriter chaque jour un peu plus. Davantage que la victoire de certaines idées radicales – ces fameuses idées « d’extrême droite » qui font si peur aux braves gens – Jean-Marie Le Pen incarne, même dans la mort, la défaite du système idéologique opposé. La classe politico-médiatique mainstream ne l’avoue toujours pas, mais sa fébrilité et son agitation à l’occasion de la disparition de l’ancien leader populiste témoignent du fait qu’elle est désormais consciente de son effacement programmé. Le compte à rebours a commencé, et c’est Jean-Marie Le Pen, en quittant la scène, qui a mis le chrono en marche.
Frédéric Saint Clair
Politiste, auteur de L’extrême droite expliquée à Marie-Chantal (Editions de la Nouvelle Librairie)
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