Jusqu’à la loi Sapin du 29 janvier 1993, les délégations de service public (DSP) n’avaient fait l’objet d’aucun encadrement normatif. L’objectif du texte est clair : favoriser la transparence et la moralisation de la vie politique et prendre en considération l’influence du droit communautaire tendant à un renforcement des règles de mise en concurrence dans le secteur public. Entretien croisé entre Michel Sapin, ancien ministre, et Olivier Babeau, économiste et Président de l’Institut Sapiens.
Revue Politique et Parlementaire – Des deux objectifs de la loi de 1993 qui porte votre nom établissant la mise en concurrence des DSP, la lutte contre la corruption et l’efficience du service via la mise en concurrence, lequel fut le plus déterminant ?
Michel Sapin – Je n’ai jamais voulu opposer la nécessaire lutte contre la corruption qui répond à un impératif légal et moral, et l’indispensable concurrence qui permet d’offrir le meilleur service au meilleur prix.
Les méfaits de la corruption sur la confiance des citoyens en leurs représentants sont considérables, mais les dégâts en termes de qualité du service rendu et de coût pour la collectivité sont aussi importants.
La lutte contre la corruption est donc indissociable dans son principe de la recherche de la qualité des services rendus.
RPP – Étant donné la concentration du secteur des grandes infrastructures, la mise en concurrence n’est-elle pas finalement très formelle, considérant le peu d’entrants sur le marché ?
Olivier Babeau – La concurrence sur un marché ne se résume pas uniquement au nombre des concurrents ! On a souvent vite fait de dresser cette idée en règle absolue : plus les candidats sont nombreux, meilleure sera l’offre. La réalité est un peu plus complexe. Quand les candidats sont pléthore, on peut assister à une pure compétition de prix. Inversement, avoir deux concurrents sur un marché est suffisant pour les amener à se dépasser, à innover et à rendre leur offre optimale en termes de prix et de qualité – ce qui est tout de même le but recherché par la mise en concurrence. Cela dit, pour être un peu provocateur, on peut aussi atteindre ce but même quand un seul candidat se présente : tout dépend de ce que le client est capable de tirer dudit candidat, à travers une analyse poussée de son offre et la négociation.
Pour parler plus précisément des grandes infrastructures, prenons le cas des concessions autoroutières. C’est un sujet qui revient régulièrement dans le débat public et auquel vient encore de s’intéresser, pendant tout le premier semestre de cette année, une commission d’enquête au Sénat.
En 2020, sur les vingt concessions autoroutières actuellement en vigueur, dix-huit sont gérées par un concessionnaire privé. Chacun connaît les six concessions « historiques » privatisées en 2005 sous le gouvernement de Dominique de Villepin, après appel d’offres. Depuis 2001, onze autres concessions autoroutières ont été octroyées à des sociétés privées après un appel d’offres européen. Faut-il penser que la mise en concurrence est à chaque fois de pure forme ? Je ne le crois pas.
Les candidats sont certes en petit nombre dans le domaine des concessions autoroutières et cela s’explique simplement. Peu de groupes ont la surface financière nécessaire pour prétendre emporter de tels marchés. Gérer une concession autoroutière est une activité très intense en capital, qui exige des investissements considérables ; il faut des années avant que le concessionnaire ne commence à dégager de l’argent. Et peu de groupes disposent du savoir-faire requis pour satisfaire les conditions d’accessibilité, de sécurité et de qualité exigées par l’État. Rien d’étonnant, donc, si les acteurs de ce marché sont en nombre réduit. En revanche, rien ne permet de dire que ces grands groupes, certes rares et incontournables, abusent de leur pouvoir de marché.
Le concédant est loin d’être désarmé quand il sait jouer son rôle de donneur d’ordres. L’État est maître de la rédaction de la majeure partie des contrats. Il oblige les sociétés concessionnaires à respecter un cahier des charges très contraignant, où figurent notamment des indicateurs de performance dont le non-respect entraîne des pénalités et peut aller jusqu’à la déchéance du concessionnaire. Depuis la loi Macron de 2015, la régulation des concessions autoroutières s’est encore renforcée et l’Autorité de régulation des transports (ART) a su développer une expertise reconnue, qui renforce la main de l’État dans la négociation des contrats de concession.
En résumé, le faible nombre des groupes capables de répondre à des appels d’offres pour les grandes infrastructures ne prive pas l’État des bénéfices de la concurrence, quand il assume avec exigence ses responsabilités de concédant.
RPP – Les collectivités territoriales et l’État ne sont-ils pas désarmés pour analyser la structure des coûts et leur évolution, comme le montrent, notamment, des grands contrats autoroutiers ?
Michel Sapin – Cette question de la capacité technique de la puissance publique, quelle qu’elle soit, à analyser les contrats et donc à négocier au plus près de l’intérêt général, est décisive. C’est vrai lorsqu’il s’agit de collectivités locales de petite taille pour des contrats modestes en volume, comme pour l’État devant des délégations de service public ou des partenariats public-privé de long terme aux équilibres économiques difficiles à apprécier et évolutifs dans le temps.
Il est donc indispensable que la puissance publique soit armée, directement grâce à la compétence de ses services, ou indirectement par la qualité de ses conseils juridiques et financiers qui doivent l’accompagner pour équilibrer les forces intellectuelles et techniques entre les contractants.
RPP – La complexité des grands contrats n’ouvre-telle pas un terrain favorable à la sagacité des grands groupes privés, qui savent mieux calculer et anticiper les niches de rentabilité, l’indexation des prix, les effets financiers des clauses contractuelles compliquées ?
Olivier Babeau – On peut déplorer que nos grands groupes soient capables de se projeter sur le long terme, de gérer des opérations financières complexes, de négocier de grands contrats et d’exercer une activité rentable… Pour ma part, je préfère m’en féliciter.
En vérité, votre question me semble trahir une peur assez répandue : l’État serait mal outillé pour négocier les grands contrats ; il serait désarmé face à des acteurs privés qui abuseraient de leur savoir-faire financier pour réaliser de bonnes affaires au détriment de l’intérêt général. Il suffit de voir les débats qui continuent à entourer la question des autoroutes et qui trahissent souvent une méconnaissance des avantages et du fonctionnement du système concessionnaire.
Quel intérêt peut avoir le système des concessions pour l’État ? Il transfère la majeure partie des risques au concessionnaire, en lui confiant une mission globale. Les délais de réalisation de l’infrastructure sont généralement plus courts, puisque le concessionnaire est incité à terminer les travaux rapidement, de façon à percevoir un péage et à ne pas s’exposer à des pénalités. La concession permet de construire une infrastructure sans recourir aux finances publiques, puisque c’est l’usager et non le contribuable qui finance. Outre que le financement des autoroutes échappe ainsi aux affres de l’annualité budgétaire, il n’est pas mauvais que les usagers de la route puissent mesurer le prix de ces infrastructures. L’État fait assurer l’entretien des autoroutes par des entreprises dont c’est le métier. Et surtout, en fin de concession, il récupère gratuitement une infrastructure en bon état.
De son côté, la société concessionnaire s’engage à ses frais, risques et périls. Contrairement à ce que répètent les détracteurs des concessions autoroutières, ces risques sont réels, notamment le risque trafic. La crise de 2008 a eu un sérieux impact sur le trafic des poids lourds, qui a mis dix ans à retrouver son niveau de 2007. Il y a fort à parier que la crise sanitaire que nous traversons aura des conséquences à long terme sur le trafic autoroutier, qui est nettement corrélé au dynamisme de l’activité économique.
C’est en contrepartie de ses investissements mais aussi de ces risques que le concessionnaire est en droit de percevoir un péage, qui constitue presque sa seule recette.
Quand on connaît les investissements colossaux que requiert une concession autoroutière et les aléas qui entourent nécessairement un contrat qui s’étale sur plusieurs dizaines d’années, il est heureux que les grands groupes disposent d’une grande expertise financière ! Il serait incongru de confier ces infrastructures à de petits acteurs pouvant se retrouver en situation de défaut du jour au lendemain. Les groupes ciblés ont non seulement les ressources pour évaluer la rentabilité des concessions de la manière la plus précise possible mais surtout l’obligation économique de ne pas se tromper. Une erreur d’appréciation initiale aurait de terribles répercutions en fin de concession.
Par ailleurs, en confiant la gestion des autoroutes à des opérateurs privés dotés d’une grande expérience financière, on s’assure d’obtenir un résultat dans l’exploitation et la gestion qui est à la hauteur du tarif pratiqué. Les derniers investissements réalisés par les concessionnaires pour rendre les autoroutes plus sûres, plus fluides, plus connectées et mieux équipées démontrent de cette efficacité. Sans vouloir ici faire l’apologie du privé, force est de reconnaître qu’il a su montrer une efficacité qui manque parfois au secteur public. Cette ingénierie financière et technologique mérite d’être saluée.
Toutefois, je tiens à le redire : l’État n’est pas nécessairement en position de faiblesse face aux grands groupes spécialisés dans les infrastructures. Il dispose à travers différentes autorités et administration (ART, DGITM ou encore DGCCRF) de compétences financières et techniques importantes, qui lui permettent de contrôler de façon toujours plus étroite l’activité des concessionnaires.
RPP – La lourdeur des procédures, accentuée par les strates des directives européennes, ne ligotent-elles pas finalement la collectivité publique qui ne peut pas renégocier sans se voir accuser de remettre en cause les conditions initiales de mise en concurrence ? Au préjudice du principe d’adaptation du service public ?
Michel Sapin – Je veux bien admettre que les procédures nationales sont complexes et que les directives européennes qui s’y rajoutent ne facilitent pas toujours la nécessaire adaptation dans le temps des contrats conclus. Mais elles sont la contrepartie nécessaire de la transparence des négociations et de la stabilité des relations entre cocontractants.
Je pense donc plus utile de faire porter son attention sur la rédaction des contrats initiaux. C’est à ce moment que les conditions d’une bonne adaptabilité dans le temps doivent être fixées.
Aujourd’hui les contrats me paraissent trop souvent déséquilibrés.
Les entreprises y introduisent des dispositions extrêmement protectrices de leurs intérêts, les mettant à l’abri d’évolutions trop défavorables de la fiscalité et de l’équilibre économique du contrat. Mais la puissance publique n’exige que trop rarement que des modifications puissent intervenir à son profit, si les conditions d’exécution du contrat deviennent anormalement favorables à l’entreprise contractante ou si les besoins des usagers évoluent trop puissamment.
Ce déséquilibre doit être combattu, d’où la nécessité pour la collectivité publique de disposer des forces juridiques et techniques nécessaires au moment de la conclusion ou du renouvellement des contrats.
RPP – Des grands groupes privés, par exemple Airbus, savent très bien négocier des contrats globaux de services intégrés pour leur infrastructures, sans procédures, par la négociation. Dans le public les obligations de procédures sont telles qu’elles corsètent une vraie négociation, au détriment d’un bon résultat. N’est-on pas aller trop loin dans une confiance excessive placée dans la procédure de mise en concurrence au détriment de la liberté de négociation ?
Olivier Babeau – Le problème est avant tout un problème culturel. Le premier trait qui domine chez les acheteurs publics est l’obsession de l’encadrement maximum : ce réflexe, en apparence vertueux, rassure les services d’achat de l’État, toujours enclins au soupçon – potentiel détournement, fraude, etc. Le soupçon permanent, qui peut se justifier par la volonté de protéger la puissance publique contre de mauvaises pratiques, se traduit par des conditions draconiennes. Toutefois, cette rigidité dans les procédures empêche toute véritable négociation. Une négociation d’achat est nécessairement le résultat d’une discussion et de concessions sur un prix, une quantité, des délais. Quand on veut tout réglementer pour que le vendeur se soumette aux conditions de l’acheteur, sans réelle possibilité de discussion, peut-on espérer des résultats probants ? Tant que l’État conservera une approche aussi contraignante, je doute de sa capacité à égaler les grandes entreprises, qui possèdent une culture de la discussion et admettent une part de souplesse chez leurs acheteurs.
Autre trait néfaste : la culture du moins-disant. On ne compte plus les entreprises, notamment les plus petites, qui se plaignent de voir les acheteurs de l’État exclusivement préoccupés par le critère prix. La seule logique budgétaire amène à privilégier l’offre la plus basse, sans voir les conséquences de ce biais : le recours à une main-d’œuvre souvent étrangère, des importations en provenance de pays à bas coûts, etc. Sans surprise, le moins-disant produit souvent des aberrations qualitatives : en fixant des plafonds de prix déraisonnables, on a vite fait de se retrouver avec des produits et des prestations de piètre qualité… Évidemment, il n’est pas question de surpayer mais la recherche du moins-disant doit cesser de constituer la première et souvent la seule boussole des acheteurs publics. Le rapport qualité-prix, la durabilité, l’impact environnemental sont des critères essentiels. À l’heure où le gouvernement souhaite relocaliser certaines activités dans notre pays, il serait urgent de s’attaquer à ce trait culturel.
Cela dit, ne proclamons pas sans nuances la plus grande vertu du privé. Certaines très grandes entreprises privées ne sont pas moins âpres que les acheteurs publics dans leurs relations avec les fournisseurs de petite taille. Il suffit de considérer la façon dont se déroulent chaque année les négociations commerciales dans la grande distribution, même si les choses progressent lentement. Et de telles pratiques ne se limitent pas au secteur des supermarchés. Là encore, si nous avons sérieusement pour ambition de relocaliser la production dans notre pays, il faudra revenir à des pratiques moins draconiennes, car soyons clairs : jamais les entreprises françaises ne pourront lutter contre des concurrents étrangers prêts à jouer systématiquement le moins-disant.
RPP – La distinction entre marché public et délégation de service public n’est-elle pas devenue une querelle juridique byzantine qui paralyse l’imagination contractuelle des collectivités publiques ?
Michel Sapin – Il est vrai que le Conseil d’État a très vite fixé des limites strictes mais cependant complexes entre marché public et délégation de service public. Je les ai considérées a l’époque comme trop rigides et parfois trop subjectives, mais compte tenu des différences formelles entre la procédure de passation des marchés publics et celle des délégations de service public, elles étaient inévitables. Il fallait bien préciser les différences de fonds pour appliquer des procédures différentes…
Depuis lors quelques évolutions législatives et réglementaires sont intervenues mais qui n’ont pu apporter une réponse satisfaisante à la question posée. Je souhaite donc que le législateur saute le pas, ou que la jurisprudence évolue, pour éviter des débats juridiques et des incertitudes dans la passation et dans l’exécution du contrat qui sont préjudiciables en termes de qualité de services ou de coûts pour la collectivité.
Michel Sapin, Ancien ministre Président de l’Institut Sapiens
et Olivier Babeau, Avocat Professeur à l’Université de Bordeaux
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)
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