L’année 2020 a été une année historique pour l’Amérique latine. L’ensemble du continent a été frappé par la crise de la Covid 19, le précipitant dans une urgence économique et sociale inédite. Cette épidémie constitue sans doute un tournant tant elle aura mis en exergue les faiblesses structurelles des sociétés latino-américaines qui doivent se transformer pour aller de l’avant. Pascal Drouhaud et Guillaume Asskari font le point de la situation.
Les chiffres globaux sont impressionnants. Ils doivent être compris dans la diversité qui caractérise ce continent aux 33 pays, en incluant la région des Caraïbes. L’Amérique latine compte plus de 600 millions d’habitants, avec une superficie de 20 kilomètres carrés. A ce jour, ce sont 15 millions de cas de contaminations qui ont été recensés, plus de 500 000 décès. Et naturellement, cette situation se traduit par une dégradation de la situation économique : en 2020, la croissance économique a chuté de 7.7 % tandis que 2021 laisse entrevoir un retour de 3.7 %.
La pauvreté a progressé entrainant avec elle entre 85 et 115 millions de personnes.
Beaucoup sont issues des classes moyennes qui avaient émergé durant les années 1990 et surtout 2000. Les engagements financiers qui procuraient un accès à la consommation n’ont pas résisté au ralentissement économique et à la hausse du coût de la vie qui ont accompagné l’année passée.
La pandémie, le révélateur des faiblesses des sociétés latino-américaines
Dans les faits, la pandémie n’a été qu’un révélateur et un accélérateur d’une crise dont les origines sont à puiser dans les structures d’économies qui souffrent d’un manque de diversification de leurs secteurs et pas assez redistributives. Que peuvent avoir par exemple en commun, le Mexique, 2ème économie continentale avec ses 126 millions d’habitants, 1.5 millions de contaminations à la Covid 19, et le Costa Rica, avec 5 millions d’habitants et 170.000 contaminés ?
Les différences peuvent ainsi être déclinées sur un continent qui pourtant compte des points d’unité expliquant la propagation de l’onde de choc économique de la crise sanitaire : une protection sociale largement incomplète, une fiscalité qui ne permet pas à l’Etat de bénéficier de suffisamment de recettes publiques, l’installation d’un système économique exportateur au détriment d’un modèle de production et transformation localement.
Dans ces conditions, le continent ne peut pas offrir d’alternatives crédibles et durables aux pays asiatiques exportateurs depuis les années 2000 tout autant qu’avec ses partenaires européens ou nord américains. Le développement de la présence chinoise est parfaitement révélateur de cette tendance des trente dernières années.
Malgré une émergence forte des classes moyennes, ces économies de services ne sont pas parvenues à bien intégrer des sociétés globalement diverses par ses populations.
Continent de contrastes, l’Amérique latine est saisissante par la coexistence de mondes qui renvoient à la fois à des pôles de développement, d’innovation mondialisée et des espaces de sous et de mal développement.
La Colombie et le Pérou s’étaient habitués durant la décennie qui vient de s’écouler à des taux de croissance avoisinant ou dépassant les 5 % par an. Le Brésil, le Mexique ont intégré la liste des pays membres du G20. Pourtant depuis le milieu des années 2010, les signes d’alerte ne manquaient pas : le Brésil, le Venezuela qui détient pourtant les premières réserves mondiales de pétrole, mais également l’Argentine ou l’Equateur, le ralentissement était annoncé. Le taux de croissance moyen du continent a été de 0.5 % entre 2015 et 2019. Cette situation a crée des tensions sociales et politiques qui ont éclaté tout au long de l’année 2019.
Hormis le Venezuela et le Nicaragua dont les situations sont particulières et spécifiques, les crises sociales qui ont éclaté au Chili, en Equateur, en Bolivie, épisodiquement en Colombie et au Guatemala, montraient la ligne de crête qui était atteinte par des populations qui ne pouvaient plus absorber les hausses du coût de la vie.
Les embrasements sociaux révélaient un malaise dont la crise de la Covid 19 a rappelé les origines et la profondeur. Hausse des emplois liés à l’économie informelle qui représente 54 % de l’ensemble, sentiment d’un décrochage social, manque d’intégration et de soutien de dimension régionale, autant d’éléments qui se sont renforcés dans le courant de l’année 2020. La crise des migrants vénézuéliens qui a porté sur le départ de près de 3 millions de personnes, à contribuer à déstabiliser les économies de la Colombie, mais plus largement, des pays andins et du Chili. Ces pays ont dû, en plus de leurs difficultés internes, absorber le choc d’une arrivée de personnes qui ont alimenté le secteur informel et précaire des économies concernées.
Un continent entre résignation, colère et volonté d’aller de l’avant
La situation pour le moment ne peut que perdurer, tant la crise sanitaire a rappelé la profondeur des difficultés structurelles des économies latino-américaines. Comme en Europe, elles intègrent l’idée d’alternance régulières entre périodes de confinent et de déconfinement, de contrôle renforcé et allègement sur les populations. Ce fractionnement temporaire, mais s’inscrivant dans un temps long, constitue malgré tout, un frein à une reprise soutenue des économies.
Par exemple, la Colombie a mis en place le 7 janvier dernier, pour une période de cinq jours, un confinement sur les 3/4 de son territoire, touchant 30 millions d’habitants afin de freiner la progression du virus après les fêtes de fin d’année. Bogota, Medellin, Cali, sont concernées. La capitale colombienne est devenue le premier foyer en Colombie, se voyant imposer un confinement de quelques jours et un couvre feu. Le Pérou, qui reste un des pays les plus touchés en Amérique latine avec le Brésil, le Mexique, la Colombie ou le Chili, alterne les mesures contraignantes.
Si la résignation est de mise, la colère gronde. Après les mouvements de rue organisés fin 2019, les coups de fièvre tout au long de l’année 2020, la conscience de changements structurels gagne l’ensemble du corps social. Les alertes qui restaient globalement ponctuelles, de ces années passées, parmi lesquelles la crise des migrants du Venezuela qui se sont dirigés principalement vers la Colombie, le Pérou, l’Equateur, le Chili et, à la marge, vers le Brésil, ont posé les premiers jalons d’une réflexion de fond des acteurs économiques et politiques sur le devenir des sociétés latino-américaines.
La prolongation de la crise sanitaire, malgré l’annonce d’une arrivée de vaccins, a fait prendre conscience de l’entrée dans une réalité nouvelle. Il y avait un avant. Il existe désormais un après et un consensus social commence à apparaitre, tendant à une réforme structurelle des sociétés dans le but de garantir un niveau acceptable de couverture sociale aux côtés d’un schéma économique qui ne laisse plus autant de place à la seule production et exportation de matières premières sinon à une transformation locale.
Les perspectives de rebond d’un continent à l’arrêt
Cela suppose une réforme du système économique, le soutien à une classe moyenne actuellement en difficulté, la réduction du secteur informel. Il s’agit ni plus ni moins de bâtir les bases d’un nouveau contrat social qui permettrait de prévenir les possibles crises sanitaires à répétition dans l’avenir. Le défi existe à l’échelle mondiale, mais l’impact est plus fort dans les sociétés dont les structures n’intègrent pas suffisamment les populations.
L’Amérique latine saura le moment venu, rebondir. Mais à quel prix !
Ce tableau sombre posé, les jalons d’une reprise et de réformes sont désormais bien établis. Les défis ne manquent pas :
La réforme de fond, celle qui pourrait être qualifiée de « mère des batailles », porte évidemment sur la fiscalité, autant sur les entreprises, les produits importés et exportés que sur les revenus, notamment des plus aisés.
Dans cet ordre d’idées, les questions environnementales, celles touchant à la protection sociale et sanitaire, de sureté alimentaire, de gestion de l’eau et des déchets dans les grands pôles urbains, d’un accès à un emploi aux termes d’une formation technique et professionnelle ou académique, deviennent des notions qui renvoient aux fondamentaux d’une société à refonder sur des principes d’unité. Celle-ci suppose de laisser une chance au mérite ouvrant l’accès à un emploi dans le secteur public, avec un Etat solide, juste, établi dans l’ensemble du territoire national concerné.
La crise sanitaire, sa longueur, la déstructuration d’une frange de la société fragilisée ou marginalisée, sans doute durablement, ne peut que conduire à des tensions et soubresauts si rien n’est fait pour réformer et adapter les structures économiques à la nouvelle réalité.
Comment l’Amérique latine pourrait elle supporter de compter plus de 200 millions de ses habitants sur un ensemble de 600 millions, sans engager des réformes de fond ? Cette demande forte pourra être mesurée durant les rendez-vous électoraux de l’année 2021 : élections présidentielles en Equateur (7 février) , au Pérou (11 avril), au Nicaragua (7 novembre), Chili (21 novembre), Honduras (28 novembre) ; élections législatives en Equateur (7 février) à El Salvador ( 28 février), au Chili (élections constituantes, le 11 avril), au Pérou (11 avril) , en Argentine ( 24 octobre), au Nicaragua (7 novembre), au Chili (21 novembre) et au Honduras (28 novembre). Elections régionales en Bolivie (7 mars), au Chili (11 avril), au Mexique (6 juin), au Paraguay (10 octobre), au Honduras (28 novembre).
Tous ces rendez-vous électoraux vont fixer la tonalité sociale et politique dans ces pays à travers le continent, tandis qu’ils se tiendront en période de Covid 19 ou immédiat post-Covid. La colère, l’inquiétude, le désespoir parfois, seront-ils les indicateurs d’une évolution par la voie des urnes, ou le sentiment de recherche de protection et de sécurité offriront-ils le socle d’un statu quo ?
Naturellement, le changement d’administration américaine aura des incidences. Les années Trump ont été marquées par quelques lignes qui vont sans doute évoluer sous la Présidence Biden : une bienveillance à l’égard du Président brésilien, une volonté d’en finir avec le régime de Nicolas Maduro, un nouveau durcissement des positions vis à vis de Cuba, le placement de la problématique des migrants au cœur des relations avec le continent conduisant au concept du « Safe thirdcountry » notamment avec l’Amérique centrale ou des relations variables avec le Mexique.
Autant d’actions qui seront en partie ou totalement révisées par la nouvelle administration nord-américaine qui pourrait enclencher le levier d’un partenariat d’aide et de conseil aux réformes et au développement moyennant des politiques incitatives en faveur de l’emploi tout comme la lutte contre les nouveaux. Les Etats-Unis, partenaires de l’Amérique latine, savent que de nouveaux acteurs se sont implantés sur le continent : la Chine bien entendu. A une autre échelle, la Turquie après la visite du Président Erdogan en janvier 2016 au Chili, au Pérou, en 2018 en Argentine, Paraguay et Uruguay, mais également le Qatar, souhaitent développer leurs liens avec le continent latino-américain.
Un nouvel engagement sur des bases contractuelles entre les Etats-Unis et ses voisins latino-américains, apparaît indispensable pour une relation partagée et plus apaisée alors même que la pandémie bouscule l’ordre établi.
A ce titre, l’année 2021 est déterminante. Elle contribuera à dessiner les contours d’une Amérique latine qui doit trouver les moyens de se redresser en considérant les défaillances et faiblesses de ses modes de fonctionnement. Alors même que les projections de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, (CEPOALC) laissent entrevoir une croissance de 3.7 % en 2021.
Pour autant, elle ne sera pas suffisante pour répondre aux défis de la relance et de la nécessaire création d’emplois. La sortie de crise qui commence à être définie par les organismes économiques internationaux, convergent vers un retour au niveau d’avant Covid 19 en 2024. Autant dire que les opinions publiques intègrent ces perspectives et comprennent le caractère indispensable des réformes, en dehors de toute considération purement politique.
Survivre, retrouver une place crédible dans le jeu international à la fois diplomatique, géopolitique et commercial, exige une forme d « aggiornamiento » structurel et coordonné. La tâche est immense, tant le manque de coopération régionale a été criante durant toute l’année écoulée. Pourtant, elle apparait indispensable. La première étape de ce processus va se vérifier avec l’accès et la diffusion des vaccins : à ce jour, le Mexique, le Chili et le Costa Rica ont débuté leur campagne de vaccination dès le 24 décembre dernier après la réception des doses du vaccin de Pfizer/BioNtech, les pays latino-américains ne sont pas coordonnés.
L’Argentine engage une campagne de vaccination avec le vaccin russe Spoutnik V . La Colombie a approuvé le vaccin de Pfizer le 5 janvier 2021 tandis qu’au Brésil, les Etats engagent ces campagnes. L’Etat de Sao Paulo a validé le vaccin CoronaVac du laboratoire chinois Sinovac, le Pérou préférant le vaccin de Pfizer.
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La géopolitique des vaccins se met en place et alimente la diversité latino-américaine, au détriment d’une unité régionale qui fait tant défaut dans cette crise. Ceci étant, l’accès aux vaccins constitue une étape stratégique dans la stabilisation de l’Amérique latine avant d’engager celle d’un repositionnement qui sera d’autant plus renforcé qu’il sera le produit d’un mouvement de réformes de fond. Cette dynamique permettra à l’Amérique latine de relever les défis, nombreux et de taille, que la pandémie de la Covid 19 a révélés à tous. Gageons que l’Amérique latine saura prendre la mesure de ces changements, qui sont à la hauteur de son rendez vous avec son destin, durant ce XXIème siècle.
Pascal Drouhaud, spécialiste en relations internationales, président de l’association « LatFran » (www.latfran.fr)
Guillaume Asskari, journaliste, spécialisé sur l’Amérique Latine