Pour lire quelques « nouvelles » figures politiques contemporaines ayant accédé au pouvoir dans de grandes démocraties occidentales, il importe de passer du devant de la scène sur laquelle elles évoluent vers les coulisses de leur fabrication. Ces métaphores n’en sont pas. Le pouvoir se donne toujours à percevoir dans la forme du théâtre, terme qui désigne le « lieu où l’on regarde », un lieu de projection, c’est-à-dire un édifice destiné à la représentation. Depuis la Grèce ancienne, le dispositif théâtral est ficelé au monument politique, qui met en scène le pouvoir ; et réciproquement le théâtre ne cesse de traiter des affaires de la Cité et du politique. Le pouvoir ne peut exister qu’en représentation et réciproquement le dispositif de la représentation est un pouvoir.
La scène de l’antipolitique en politique
Nous nous sommes attachés à décrypter l’imaginaire de trois personnages1 qui ont en commun d’incarner la métamorphose du politique qui s’est opérée au tournant des années 1990, après la chute du mur de Berlin. En Italie, dès 1994, Silvio Berlusconi fut le pionnier, aux États-Unis, Donald Trump en 2016 et en France, Emmanuel Macron en 2017. Tous trois se sont auto-promus « hommes nouveaux » et sont parvenus comme « par effraction » à la tête d’un grand État occidental, après avoir gagné les élections du premier coup. Ces leaders politiques disruptifs sont très différents par leur personnalité, leurs traits psychologiques, leur âge et les contextes de leur intervention. Mais faute de renouvellement des concepts, leur irruption suscite une inflation d’étiquettes, du type « populistes », « élitistes », « néo-libéraux » ou « bonapartistes », sans vraiment saisir ce qu’est le berlusconisme, le trumpisme ou le macronisme.
Eux-mêmes se présentent comme « nouveaux », « post- », « anti- », voire « révolutionnaires » face aux partis traditionnels. Ils sont paradoxalement « anti-système » au cœur du système politique. Dans des contextes nationaux différents et selon des modalités diverses, ils ont exporté ou importé dans le champ politique en crise, un nouvel imaginaire emprunté à l’entreprise. Tous trois sont parvenus au pouvoir en maniant « l’esprit d’Entreprise », affichant leur volonté de transformer l’État et la politique sur un mode entrepreneurial au nom de « l’efficacité » dont leur parcours réussi serait le gage.
Comme souvent, l’Italie a été un laboratoire, et Berlusconi fut le premier à se présenter « Président-Entrepreneur » au début des années 1990, en maniant l’imaginaire et les codes empruntés à ses télévisions commerciales et au marketing de sa société publicitaire Publitalia transformée du jour au lendemain en parti politique « Forza Italia » (slogan des tifosi sur les terrains de football).
Une autre forme de l’agir politique concoctée dans l’Entreprise est le marketing, soit la fabrication et la circulation d’une grande « marque-rebelle », celle de la Trump Organization optimisée par extension aux « produits » politiques.
Vingt-cinq ans après l’Italien, l’autre milliardaire Donald Trump, animateur d’une émission populaire de télé-réalité, a marché dans ses pas, en imposant la figure du businessman en politique, et certains ne s’y sont pas trompés qui l’ont qualifié de « Trumpusconi ».
Enfin, autre variante « à la française », la figure d’Emmanuel Macron issu de l’élite de la technostructure étatico-financière (l’Inspection générale des finances), a importé l’imaginaire entrepreneurial dans le champ politique. Si Macron n’est pas issu du monde de l’entreprise, son parcours professionnel l’a conduit de l’IGF au sommet de l’État (ministre de l’Économie) via quatre années passées dans le secteur bancaire. Il prolonge l’import-export du vocabulaire, des discours et de l’imaginaire de l’Entreprise à la tête de l’État (« French Tech », « start-up nation », etc.) et identifie son action à celle d’un chef d’entreprise déterminé et « efficace ».
Le Président-Entrepreneur Berlusconi, la marque Trump ou la « start-up nation » macronienne sont autant de déclinaisons de la figure de l’État-Entreprise. Pour répondre à la « crise » du politique, ils ont opté pour une nouvelle stratégie : marginaliser les partis traditionnels, dépasser les clivages établis et les corps intermédiaires identifiés au « métier politique ». Ils se sont affranchis d’un parti ou l’ont créé ex nihilo – Berlusconi le fit sur les ruines des partis traditionnels et Macron à partir des lambeaux des partis dits « de gouvernement » – et ont constitué un mouvement puis un groupe d’élus, issus pour l’essentiel du monde de l’entreprise. En marge des partis, ces hommes nouveaux prétendent gouverner « au nom » du pragmatisme, de l’efficacité, des compétences et des valeurs acquises dans l’entreprise, en important dans l’État désemparé un nouveau code d’inspiration managériale. S’ils poursuivent la dépolitisation du politique, c’est au nom d’une autre institution, la grande Entreprise, nouvelle puissance culturelle et politique.
Dans ce nouveau dispositif, la « verticalité » symbolique du politique est réduite au charisme du « chef » qui, à l’instar du manager, porte la parole performative d’une action efficace, à l’opposé du discours politique usé par sa dimension déclamatoire demeurant « sans effets ». La prolifération d’images, de récits, de signes agrégés participe à créer un héros audacieux, césariste, animé de l’ « esprit de conquête », objet d’un culte de la personnalité de la part de ses partisans. L’axe « horizontal » de l’agir, voire de l’activisme, est celui du manager, self-made man, omniprésent, mobile, agile, plastique. À cette figure correspond un langage du corps hyperactif, dynamique, toujours au travail, multipliant les décisions. Ce « décisionnisme » (mot de Carl Schmitt) frénétique est mis en scène lors des séances de signature des décrets présidentiels devant les caméras. La jeunesse de Macron est un gage d’efficacité, et quand le leader est âgé, comme Berlusconi ou Trump, il affirme son « jeunisme » par son maquillage et ses liftings, par ses cheveux colorés ou implantés, par son entourage de jeunes femmes, etc. Il exhibe un corps-emblème qui est aussi un corps-miroir construit dans une relation directe entre le chef et le peuple. Ce lien passe pour l’essentiel par le storytelling, la mise en scène télévisuelle ou le tweet, suivis en continu par ses followers ou par les téléspectateurs.
Car le panopticon social s’est inversé : les citoyens consommateurs-followers observent et suivent le leader politique placé au centre, commentent ses faits et gestes, ses images et ses mots.
Il en découle la nécessité pour le « centre », d’alimenter en retour les médias et les réseaux sociaux, notamment par des petites phrases, des tweets ou des provocations pour créer le buzz, le clash ou le « blaste » (effet de souffle). L’important est de toujours se maintenir au centre de l’attention et du débat public, telle une marque. L’ennemi c’est l’oubli ou l’indifférence.
Les quatre dimensions de l’antipolitique en politique
Ces personnages politiques ont quatre traits en commun, trop vite recouverts et enfermés dans des étiquettes qui permettent à peu de frais d’opposer les « populistes » (Berlusconi, Trump) aux « élites anti-populistes » (Macron). Le premier, c’est leur positionnement « anti » selon la logique marketing de la marque-rebelle : ils sont « anti-politiques » en politique, « anti-partis » à la tête d’un parti ou « anti-système » au cœur du système. Par cette position paradoxale – dans et hors les « systèmes » – ils captent des électorats élargis et affirment leur appartenance à plusieurs univers institutionnels, ceux de l’État, de la « société civile » et de l’Entreprise. Le deuxième trait, c’est qu’ils font chacun à sa manière, l’import-export d’imaginaires d’un champ à un autre au nom de « l’agilité » et de la capacité d’adaptation (la « résilience ») : Berlusconi via l’imaginaire de ses chaînes de télévision commerciale qui interpelle le citoyen comme un téléspectateur-consommateur ; Trump via l’imaginaire de ses marques associé à son émission de télé-réalité où il se met en scène dans son bureau comme un chef d’entreprise efficace et décidé (« Vous êtes viré » était la phrase fétiche de l’émission). Macron opère via les signes adressés au monde de l’entreprise – réceptions de grands patrons internationaux au château de Versailles, culte des start-up à « la station F », célébration de la French Tech, référence permanente à « l’efficacité », la clef de voûte du récit managérial. Loin du champ politique traditionnel où l’efficacité est de l’ordre du magico-religieux, à savoir la capacité à transformer le Verbe en Acte, le politique-entrepreneur est lui toujours dans l’action et le « faire ». Il sait répondre à la question « comment faire ? », ce que ne peut plus assurer le professionnel de la politique. Le troisième trait commun, c’est l’hyperpersonnalisation de leur activité politique, ouvrant à l’interprétation psychologique du chef et à la fascination collective pour « le corps du chef » qui exhibe les signes du pouvoir. Le quatrième trait est l’usage intensif des techniques, du langage et des codes du management et du marketing pour conquérir et exercer le pouvoir.
Parce qu’ils maîtrisent les technologies de l’entreprise et de sa communication, ces politiques entrepreneurs et entreprenants sont capables de s’adapter à divers rôles et à tous les publics, sur le modèle de l’acteur de théâtre.
Ils circulent, redéfinissant les « frontières » (« faire bouger les lignes ») et notifient en creux qu’il n’y a plus de cloison entre les activités, entre public et privé, entre politique et gestion, entre État et Entreprise. Leurs fréquentes « transgressions » verbales ou comportementales sont l’indice du déplacement des clivages idéologiques, institutionnels et partisans. Si la société devient poreuse, fluide, voire « liquide » (Zygmunt Bauman), alors le chef doit se montrer mobile (« en marche », par exemple), flexible et « agile » pour en épouser les mouvements.
Voici donc esquissé le quadrilatère dessinant l’espace de l’anti-politique en politique : le positionnement paradoxal – contre et au cœur du système –, la mise en scène télé-réelle du corps du chef, l’import-export d’imaginaires pour colmater les brèches du politique à la dérive et l’usage intensif des technologies du management et du marketing.
Symbolique, imaginaire et archétype
Ces quatre traits sont autant d’indices de la dilapidation de l’ordre symbolique constitutif du politique, réduit à une simple manipulation de signes, d’images et de récits qui, eux, relèvent de l’imaginaire politique et d’une dégradation ultime en marketing du politique traité comme une marque (branding), en particulier selon l’archétype de la « marque-rebelle ». Pour mettre au jour ce processus de dégradation, il faut préciser le sens donné ici à trois notions qui sont polysémiques : symbolique, imaginaire et archétype.
La politique n’existe que par le symbolique, comme accrochée à un clou qui est une Référence fondatrice de la société. C’est sa définition même dit Lucien Sfez : « Le politique n’est pas spécifiquement affaire d’intérêts sinon il se nommerait économie. Ni de structures, sinon son domaine serait couvert par la sociologie. Ni de rapports de force, métaphore machinique, énergétique propre au XIXe siècle. Non. Le politique est affaire de symbolique »2. On retrouve la fonction sociale qu’indique l’étymologie du mot « symbole » : marque de reconnaissance qui a été convenue à l’occasion d’un contrat quelconque entre plusieurs associés. Le symbolique permet la reconnaissance, c’est une convention signifiante. Le politique parle et agit au nom d’un Tiers, d’un mythe, d’une Référence absente (Dieu, la Nation, le Peuple, la République, etc.) qui répond au « pourquoi vivre » en communauté et faire société. Le symbole n’est pas un signe, ni un signe de signe, mais le signe d’une chose abstraite absente qui doit être représentée par un messager qui, lui, est bien présent. Comme l’a dit le philosophe Léon Brunschvicg, « le symbole s’oppose au signe artificiel en ce qu’il possède un pouvoir interne de représentation »3.
L’imaginaire – à différencier de l’imagination, faculté psychologique individuelle – est un langage composite fait de textes ou narrations, d’images possédant une dimension émotionnelle, un langage dynamique ayant une certaine cohérence et délivrant du sens.
L’imaginaire n’est pas le contraire du réel et du rationnel comme on le dit trop vite, mais bien leur complément. En effet l’imaginaire, comme le rêve, a une rationalité propre qui ne respecte pas le principe de non-contradiction de la logique aristotélicienne : par exemple il est toujours ambivalent (dire le Paradis, c’est dire aussi l’Enfer).
L’archétype est une notion de la psychologie analytique élaborée par Carl Gustav Jung qui le définit comme « une forme de représentation mentale » ou comme une « image primordiale » renfermant un thème universel structurant inscrit dans l’inconscient collectif. Cette notion très discutée a connu un grand succès et a permis à Jung d’établir des archétypes de personnalité qui ont été vulgarisés par le marketing des marques pour mettre en place des stratégies commerciales uniformisées. Ainsi Margaret Mark et Carol S. Pearson ont établi à des fins commerciales douze archétypes de marques4, notamment « la marque-rebelle », caractéristique des leaders antipolitiques en politique. « Le rebelle » est celui qui aime casser les codes, provoquer et faire changer les choses et la société en promouvant « la révolution », même s’il s’agit en l’occurrence d’une « révolution passive » (concept d’Antonio Gramsci), c’est-à-dire d’une restauration ou d’une révolution conservatrice.
Ces trois notions – symbole, imaginaire et archétype – permettent de rendre compte d’un processus de délabrement du symbolique politique, fondateur du contrat social, et de son aplatissement marketing dans l’archétype « du rebelle », en transitant par la production d’imaginaires antipolitiques. Celle-ci semble indiquer qu’il s’agit d’un moment de métamorphose entre la longue durée, celle du symbolique politique, et la prolifération actuelle des signes et des récits pour fabriquer en continu du politique désymbolisé.
Les coulisses de la métamorphose du politique
La forme visible de l’anti-politique, de l’impolitique, du post-politique ou de la dépolitisation s’opère dans le champ politique lui-même. Elle est en profondeur l’indice de la désymbolisation croissante du politique.
Le politique se faisant antipolitique pratique la contraposition systématique, disons un art du contrepied.
Ce que Legendre nomme la « débâcle symbolique contemporaine5 » prend quatre formes en écho aux « quatre dimensions de l’anti-politique en politique » : le positionnement paradoxal (dans et hors le système) fait écho à la crise profonde de la représentation politique ; le culte du corps du chef (ou « surincorporation ») répond à l’incapacité à incarner une symbolique ; l’import-export des imaginaires institutionnels répond au délabrement du politique et de l’État-nation métamorphosé en un État-Entreprise ; enfin, l’imposition des codes managériaux et du marketing affirme la technicisation accélérée du politique.
La cassure de la représentation
Ainsi le symbolique laisse-t-il apparaître son contraire, à savoir le diabolique, c’est-à-dire l’anti-politique en politique. Étymologiquement, dia-bolum et sym-bolum viennent de la même racine (bolein qui signifie lancer) : le symbole unit (lancer ensemble), et son contraire le « dia-bole » sépare (lancer en opposition). La crise contemporaine de la représentation politique est plus profonde que les précédentes : c’est le dispositif représentatif lui-même qui est affecté. Cette crise se manifeste par une brisure entre les deux blocs constitutifs que la représentation est censée tenir ficelés : d’un côté, une Référence symbolique au nom de laquelle agit le politique et, de l’autre, la normativité juridique qui fixe les règles de vie de la communauté rassemblée dans la Cité. Disons de façon lapidaire, la Foi et la Loi. Ainsi le Président incarne la Nation et représente la communauté de ses concitoyens. Il « colle » ces deux dimensions en sa personne qui est biface : messager de la Référence d’un côté, et mandataire des Représentés d’un autre. Or, la crise actuelle de la représentation politique affecte le collage même de ces deux dimensions ; dès lors, l’expression et l’émotion se substituent à la représentation.
Le représentant tend à imiter les représentés pour les séduire et les fasciner, en leur renvoyant une image à leur image.
Dans ce schéma binaire, le politique est condamné à l’expression mimétique avec les représentés, à la séduction et à l’émotion, au spéculaire et au spectaculaire. Il devient un simple alter ego, un double des représentés ou du peuple, d’où son appel aux technologies de l’imaginaire puisées dans les boîtes à outils de l’audiovisuel ou du marketing (storytelling, soap opera, buzz, tweet, clash, etc.).
Désincarnation, désincorporation et surincorporation
Comme l’a montré Claude Lefort, la démocratie est la constitution d’un pouvoir comme lieu vide, au sens où s’est opérée une « désincorporation » avec la mort du roi : « Le lieu du pouvoir devient un lieu vide […], le lieu du pouvoir s’avère infigurable6. » Cette « désincorporation » qui dissocia le pouvoir et le corps physique qui l’incarnait, constitutive de la démocratie selon Lefort, fut tout autant une désincarnation dans la mesure où elle évacua toute légitimité transcendante. « La destruction du pouvoir personnel, monarchique, a pour effet de creuser un vide au lieu même où la substance de la communauté était censée se figurer dans le roi, dans son corps.7 »
Malgré ses efforts, et quoi qu’il en dise, le dirigeant politique contemporain ne parvient plus à occuper ce lieu vide donc à unifier les dimensions symbolique et physique du politique (les « deux corps du Roi »). Sa stature symbolique s’effrite et s’effondre même, sous l’effet de la prolifération des images, des mots ou des récits télé-réels célébrant le corps du chef. Il est contraint de surjouer la réincorporation. Incarnation et incorporation s’opposent : la première a une dimension théologique, pas la seconde. Si la désincarnation fut la « décapitation de Dieu8 » et la « désincorporation » celle du Roi, aujourd’hui s’accomplit la « surincorporation » du Chef néo-césariste.
L’État-Entreprise
La symbolicité qui a migré du religieux au politique avec la Révolution française s’est depuis dégradée dans la rationalité technico-scientifique avec l’industrialisation jusqu’à s’y soumettre. Ainsi s’opère une transfusion de culture et de pouvoir, de l’Entreprise, institution cardinale de la religion industrielle9, vers l’État, institution de la religion politique, provoquant leur hybridation dans un État-Entreprise.
L’antipolitique en politique appartient à ces deux mondes institutionnels et culturels et circule de l’un à l’autre.
« Les acteurs de la Grande Transformation actuelle, écrit Georges Balandier, sont les techno-scientifiques, les entrepreneurs assumant le risque du “nouveau”, les experts et les consultants, tous ceux pour qui l’État modeste de la gouvernance est la réalisation suffisante du politique. » Ces acteurs plaident pour le politique réduit a minima, rationalisé et technicisé, c’est-à-dire déchargé du poids du symbolique fondateur : « La technique ne retient que l’action efficace et sa vérification par les résultats. Dans son expansion, elle mange la symbolique unifiante qui est la substance même du politique10 », résume-t-il.
Tout se passe comme si le politique et l’État s’hybridaient grâce aux codes universels du management et à l’esprit d’entreprise dans « la gouvernance par les nombres » (Alain Supiot). Cette hybridation institutionnelle dans la « gouvernance » s’opère grâce à la réduction du symbolique dans « des valeurs » (exemple « valeurs républicaines » ?) et au gouvernement technicien et technolâtre. Or si le politique fonctionne au symbolique, la technique fonctionne, elle, à l’imaginaire : il y a « une différence irréductible entre le règne technique et l’ordre symbolique », résume Gilbert Hottois11. Technologiser le politique, c’est le dissoudre en lui ôtant son fondement symbolique pour l’enfermer dans la seule rationalité et l’agir efficace. Le politique s’effondre dans sa technologisation au nom de son « efficacité », d’où l’appel aux béquilles culturelles de l’Entreprise et à ses technologies managériales.
D’un même mouvement se développent la technologisation du politique et sa désymbolisation.
L’État désormais pensé comme une machine ne trouve sa « vérité » qu’en lui-même, c’est-à-dire dans son efficacité calculatrice et gestionnaire. C’est ce que Carl Schmitt appelle « la neutralité administrative étatique », lui qui voyait advenir « l’ère des neutralisations et des dépolitisations » : la machine étatique, dit-il, « fonctionne ou ne fonctionne pas »12. Avec la technologisation du politique, le sens se réduit à l’instrumentalité et à l’opérationnalité fonctionnelle. Et au-delà, les utopies technologiques prennent le relais et la place des utopies socio-politiques : les premières ont déchargé les secondes du fardeau de leur promesse d’actualisation puisque toutes les techno-utopies finissent par se réaliser grâce à la science et à l’industrie.
La technicité au secours du politique
L’État technologisé et désymbolisé s’aplatit dans la gestion techno-rationnelle et calculatrice, il se contente d’administrer et de gérer. La technicisation du politique ne peut que conduire à sa neutralisation et à son évidement et fait émerger un techno-État usiné et managérialisé. Le transfert d’imaginaire entre l’Entreprise et l’État aboutit, d’un côté, à l’autolimitation ou à la « dépolitisation de l’État » réduit à l’administration et à la gestion « scientifique », et d’un autre côté, à la politisation de l’entreprise qui élargit sa sphère de pouvoir bien au-delà de son activité de production (la « Responsabilité sociétale des entreprises » et « la mission » sont des premiers pas en ce sens).
La grande entreprise forge des technologies de l’esprit et des « technologies de gouvernementalité », à commencer par le management, le traitement algorithmique et le marketing exportables clefs en main dans le champ politique : ainsi de « la marque-rebelle » pour dessiner la personnalité de l’antipolitique en politique. Michel Foucault13 a insisté sur la diversité de ces technologies : « techniques de pouvoir » pour conduire les individus et les soumettre à des fins, « techniques de systèmes de signes » et « techniques de soi » pour effectuer des opérations sur le corps pour définir des comportements.
L’imaginaire collectif s’est emparé à une échelle inédite des produits et des marques, ce sont les grandes entreprises qui organisent et transforment dans les faits le cadre de nos existences, mais aussi leur contenu (exemple des GAFAM).
L’Entreprise n’exerce pas seulement une influence, elle reconfigure le pouvoir, et a pris l’ascendant sur les « pouvoirs politiques » traditionnels…
Au nom de l’efficacité, le politique adopte les techniques de pouvoir de l’entreprise et du management. Il produit et reproduit des images, des petits récits, des micro-fictions, tout au mieux assemblés dans des petits « bris-collages » de synthèse pour colmater les brèches du grand collage opéré traditionnellement dans le dispositif de la représentation politique. Dès lors, le politique antipolitique use et abuse des technologies de fabrication de signes : storytelling, images livrées en « package » par les experts de la communication, du management et du marketing, destinées à capter l’attention et à fidéliser les représentés. Le politique est désormais « usiné » par l’emploi abusif de ces technologies de pouvoir.
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Le positionnement antipolitique en politique dit que le politique revendique aujourd’hui sa propre négativité. Cela marque une phase historique de sa métamorphose en Occident, qui n’est ni sa disparation, ni son éclipse, ni sa dépolitisation ou sa réduction à une forme vide du politique. Le politique ne peut disparaître, car toute société a besoin d’un pouvoir auquel elle donne son consentement afin de tenir debout, de faire communauté, communion et lien social. Il s’opère un déplacement, voire une errance, du symbolique – désignée ordinairement comme une « crise de sens ». La négativité politique est un marqueur transitoire de cette errance et un appel à une refondation symbolique du politique pour éviter qu’il ne sombre définitivement dans le désastre commercial du marketing. Il ne faut pas oublier cette parole du poète : « Toute la structure sociale est fondée sur la croyance ou sur la confiance…. On peut dire que le monde social, le monde juridique, le monde politique sont essentiellement des mondes mythiques14».
Pierre Musso
Professeur des Universités
- Pierre Musso, Le temps de l’État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Paris, Fayard, 2019. ↩
- Lucien Sfez, La Symbolique politique, Paris, P.U.F., coll. « Que Sais-Je ? », 1988, p. 3. ↩
- Léon Brunschvicg, Article « symbole » in Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1992, vol. II, p. 1080. ↩
- Margaret Mark et Carol S. Pearson, The Hero and the Outlaw: Building Extraordinary Brands Through the Power of Archetypes, New York, McGraw-Hill, 2001. ↩
- Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au Miroir. Étude sur l’institution des images, Paris, Fayard, 1994, p. 268. ↩
- Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1986, p. 28. ↩
- Ibid., p. 41. ↩
- Éric Voegelin, Les Religions politiques, (1938), Paris, éd du Cerf, coll. « Humanités », 1994, p. 58. ↩
- On se permet de renvoyer le lecteur à notre ouvrage, La religion industrielle, Paris, Fayard, 2017. ↩
- Georges Balandier, in Politique, communication et technologies. Mélanges en hommage à Lucien Sfez (dir. Alain Gras et Pierre Musso), Paris, PUF, 2006. ↩
- Gilbert Hottois, Le Signe et la technique, Paris, Aubier, 1984, p. 115. ↩
- Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Paris, Le Seuil, 2002, p.104-106. ↩
- Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1994, p. 78. ↩
- Paul Valéry, « La politique de l’esprit » in Œuvres, La Pléiade, vol. 1, p 1033. ↩